Le diable est aux vaches/Deuils et commentaires


I

Deuil et Commentaires


Quand vers 187…, le père Baptiste Pinette, du 3e rang, ferma pour toujours les yeux à la lumière de ce monde, il laissait à son fils, Jean-Baptiste Pinette, junior, un domaine de deux cents acres, presque tout en culture, bien outillé et convenablement pourvu de bétail.

Aussi disait-on dans Le Trois[1] et dans toute la paroisse, que le petit Batisse, comme on l’appelait, avait de la chance d’hériter ainsi d’une terre presque toute faite d’un bout à l’autre, bien arrimée, avec un gros roulant et un stock d’animaux comme il n’y en avait guère dans tous les Tonnechipes… « Pas guère même sur toute la côte nord, de Québec au Saguenay, renchérissait le vieux Tremblay, un ancien loup de mer du comté de Charlevoix, » devenu colon dans les Bois-francs, et que nous retrouverons bientôt. « Pourtant, ajoutait-il, j’en ai vu ben manque des bons habitants, puis des bonnes terres, à la Baie Saint-Paul, pi dans le Su… »

Puis, faisant l’éloge funèbre du vieux défricheur, qu’un accident couchait prématurément dans la tombe, l’ex-marin concluait : « C’est une grosse avarie pour nous autres, mes enfants, pi pour tout le Tonnechipe… J’ai ben connu moé ce pauvre Batiste, les premières années…, les années de misère… On est monté ensemble dans le Trois ; on l’a ouvert ensemble… Et c’est pas rien qu’une fois qu’on a chargé nos pipes dans la même blague, pi mis le feu dessus avec le même tison, dans les abattis, en faisant bouillir le sâle ou le sucre… Tout ce que j’ai à vous dire, les enfants, c’est que des hommes de cœur et de sarvice comme le défunt, on n’en rencontre point à toutes les portes ; des hommes durs à la misère comme il l’était, y s’en rencontre, mais pas guère non plus… »

Disons tout de suite que si le père Tremblay s’y connaissait en homme, il n’était peut-être pas une autorité des plus compétentes en fait de terres et de cultures, etc.

Il avait passé sa jeunesse à faire du cabotage, comme capitaine de goélette, et avait acquis comme chef d’équipe et meneur d’hommes une habileté incontestable. Aussi était-il à peine arrivé dans les épaisses forêts des Cantons de l’Est, que les compagnies qui en exploitaient alors les bois se hâtaient de s’assurer de ses services comme boss ou foreman dans l’un ou l’autre de leurs chantiers, et surtout pour la drave.

À ces durs métiers le père Tremblay, pourtant du même âge que le père Pinette, avait vieilli et grisonné plus vite que ce dernier. Et il était devenu le type du défricheur qui s’occupe fort peu de la terre mais beaucoup des chantiers. Le père Pinette, lui, était le type du colon qui aime la terre par-dessus tout, et peu les chantiers.


  1. Troisième rang de la paroisse.