Le dernier des Trencavels, Tome 3/Livre vingt-deuxième

Traduction par Henri Reboul.
Tenon (Tome 3p. 92-114).


LIVRE VINGT-DEUXIÈME.

Les Monastères.


Après quelques jours de repos, Agnès dit à son fils : « Nous avons demain un devoir sacré à remplir. Nous irons ensemble au monastère de Cassan où sont inhumés vos ancêtres. Nous renouvellerons sur leurs tombes les prières anniversaires qui leur sont dues et que nous devons mériter d’obtenir à notre tour.

« À nos prières filiales se joindront celles des religieux solitaires qui ont été comblés des bienfaits de la famille des vicomtes de Béziers. »

Dès le matin, Agnès et Trencavel, Raimbaud et son fils, les chapelains et les trouveurs partirent de Pézènes.

Nous suivîmes, en remontant la Peyne, un sentier ombragé de peupliers et d’aunes. À notre gauche, on voyait une suite de collines ombragées par la vigne et les arbres à fruit, que cultivaient les habitans industrieux du hameau d’Alignan.

Raimbaud nous montra de loin le château où avaient reçu le jour Aliénor et Béatrix, entouré des habitations humbles et paisibles, occupées par les descendans de ces anciens Goths chrétiens, qu’accueillit en Septimanie l’empereur Louis le débonnaire, après leur expulsion de l’Espagne par les Sarrasins(1).

Nous traversâmes ensuite le bassin circulaire, où la Peyne, sortant des montagnes, pénètre par une gorge étroite, où jaillissent des eaux mousseuses, et nous atteignîmes le bourg de Roujan, laissant sur notre droite les vergers de Néfiès, couronnés de pampres et de grappes à gros grains bleuâtres(2).

Bientôt nous vîmes le monastère dont la vaste enceinte est assise dans l’intervalle de deux collines, formées d’une roche aussi noire que celle de St.-Tibéri, mais spongieuse, et mélangée de scories. Une forêt de chênes verts en couronnait le faîte.

Les religieux reçurent avec de respectueux égards le descendant de leurs bienfaiteurs et son auguste mère.

Quelques-uns, cependant, se demandaient entre eux si le jeune prince n’était point excommunié ; mais le prieur étouffa dans leur naissance ces questions indiscrètes.

« Gardez-vous, » dit-il à ses religieux, « d’élever des difficultés dans un moment où nous avons tout à craindre de l’inimitié du vicomte, et tout à espérer de sa protection. Vous savez que les hérétiques sont rentrés à Gabian, et que, dans leur amère dérision, ils nous appellent les pères de leurs enfans. J’ai été prévenu qu’ils méditent des projets sinistres. Ménageons-nous un soutien contre leur malveillance.(3) »

Le prieur fît parcourir au jeune vicomte le cloître, les dortoirs du monastère, les jardins et les tonnelles ombragées par la vigne dont il était entouré. « Nous devons, » lui dit-il, « la plupart de ces choses à la munificence et à la piété de vos pères ; mais c’est à Dieu surtout qu’en appartiennent le bienfait et la gloire. Nos anciens ont été, il y a environ cent ans, réduits à une si grande détresse, qu’ils avaient mis en délibération s’ils ne quitteraient point ce séjour où leur, subsistance était mal assurée. À l’heure de la prière, on entendit tout d’un coup le bruit d’une pluie de blé, qui s’échappait des greniers déjà encombrés. Les témoins de ce miracle étaient les uns pétrifiés d’étonnement, les autres inondés de larmes de joie et de reconnaissance. D’autres coururent aussitôt à la cave, et y trouvèrent les tonneaux récemment remplis d’un vin exquis. « Depuis ce temps, » ajouta le prieur, « cette maison non seulement n’a jamais manqué de pain et de vin, mais elle a toujours abondé en toutes sortes de biens(4). »

Le vicomte fut aussi conduit à la bibliothèque ; deux religieux y étaient occupés, l’un à transcrire, et l’autre à effacer avec un grattoir d’anciennes écritures tracées sur des rouleaux de parchemin : Le prieur dit au scribe : « Expliquez au seigneur vicomte l’objet de votre travail. » — « J’écris, » dit le religieux avec un air demi modeste et demi pédant, « le nécrologe de notre monastère, et je remplace par de saints récits les pages profanes d’un livre payen. » « Quel est ce livre ? » dit le vicomte, « C’est, » répondit le scribe, « une histoire romaine d’un certain Trogus Pompéius. » — « Quoi ! » dit le prieur en se pinçant les lèvres, « Pompée s’est aussi mêlé d’écrire des histoires. Je croyais qu’il n’avait jamais su que son métier d’empereur. J’en demande pardon à votre révérence, » dit le chapelain Fulcran au prieur ; « mais Pompée l’historien n’est point celui qui disputa le trône à César. Son livre était fort estimé des anciens, et je l’ai vu dans plusieurs bibliothèques à Constantinople. » Fulcran avait en effet suivi l’un des seigneurs croisés dans la dernière expédition qui avait mis un Franc sur le trône des Comnènes. « Puisque vous, avez visité l’empire grec, » dit le scribe à Fulcran, « peut-être pourrez-vous nous dire ce que contient ce rouleau que nous destinons à la transcription des canons du dernier concile de Latran. » Fulcran examina le manuscrit, et dit : « Ce sont les Adelphes de Ménandre. » — « Ce Ménandre, » dit le prieur ; « est sans doute quelqu’un des pères de l’église grecque. »

Fulcran sourit et répondit aussitôt que l’auteur en question avait vécu avant la venue de J.-C., qu’il était par conséquent un auteur profane, et n’avait composé que des comédies. »

« Des comédies, » dit le prieur, « écrites en vers grecs ! il y a sûrement quelque chose de diabolique dans ce parchemin ; il faut l’exorciser d’abord et puis l’effacer. »

Les sons lents et funèbres de la cloche appelèrent les religieux au temple ; le prieur, revêtu de ses ornemens, offrit d’abord aux adorations du vicomte et de sa mère les reliques célèbres dont le couvent était dépositaire ; une épine de la couronne de Jésus ; le St.-Suaire qui avait couvert son visage ; une pierre du St.-Sépulcre ; un bras et une main de Ste.-Marthe. Il appliqua sur les yeux de Trencavel l’anneau de St.-Guiraud, dont le métal enchâsse une opale chatoyante, qui trempée dans l’eau pure, et appliquée sur les yeux malades, les guérit miraculeusement.

Le dernier objet qui fut montré à Trencavel était une table d’or ornée de pierreries, que son aïeul, mort en 1193, avait donnée aux religieux, en se faisant affilier dans leur communauté, pour recevoir dans leur nécrologe le titre de frère.

Le service divin fut ensuite célébré avec la pompe accoutumée. Trencavel déposa ses offrandes au pied de l’autel sur les tombes de ses ancêtres. Il pria avec ferveur pour ceux des siens qui n’étaient plus, et exprima le vœu que sa dépouille mortelle fût un jour réunie au même lieu, avec celles de sa mère et de Cécile.

Avant la fin du jour, Agnès était rentrée dans sa demeure de Pézènes ; elle dit à Trencavel : « Les leçons de nos ancêtres sont écrites dans l’histoire de leur vie. Votre bisaïeul fut assassiné, il y a soixante ans, par les bourgeois de Béziers dans une église où il rendait la justice, et en présence de l’évêque qui eut ses dents brisées en voulant le défendre(5).

« Votre aïeul, pour venger ce crime, prit le parti de livrer la ville au fer des soldats étrangers. Il eut à opter, pendant toute sa vie, entre l’inimitié des comtes de Toulouse, ou celle des rois d’Aragon, et se fit excommunier par un légat de Rome. Son repos domestique fut troublé ; îl ne fut heureux ni comme prince, ni comme époux. Les infortunes de votre père vous sont trop connues pour que j’aie à vous les retracer. Il eut les prélats pour ennemis ; ils lui suscitèrent un ravisseur et un meurtrier. Il a succombé dans la fleur de sa jeunesse, mais ayant déjà l’expérience des misères attachées à la grandeur. Vous êtes bien plus jeune qu’il n’était alors, et il n’a pas connu comme vous les douces habitudes de la vie privée. Vous saurez à votre tour combien celle des princes est réservée aux troubles et aux agitations ; mais il faut obéir à votre destinée. Vous êtes né prince, cela ne peut s’oublier ; les circonstances où nous sommes sont difficiles, elles demandent autant de prudence que de courage. Je me méfie trop de moi-même pour vous offrir des conseils qui seraient insuffisans. Les affaires publiques me sont assez connues pour que j’aie appris à m’y soustraire au lieu de prétendre à les diriger. Mes avis se ressentiraient trop de la faiblesse de mon sexe. Ce qui convient à ma condition n’est point applicable à la vôtre. J’ai dû renoncer aux grandeurs, et je suis parvenue à ne pas les regretter : maintenant ce fardeau vous est imposé ; vous devez le supporter avec fermeté et dévouement. C’est la sagesse de Raimbaud, et non la mienne, qui doit régler vos démarches. Votre père vous a donné l’exemple du courage ; apprenez à y joindre la prudence de celui qui a pris soin de vos jeunes années. Ne cherchez point à me tirer de cette retraite où j’ai trouvé le repos au milieu de tant de désordres : je ne saurais plus vivre ailleurs. Amenez-moi votre Cécile ; que j’embrasse la fille que m’a donnée votre amour. Si la providence vous accorde un règne paisible, vous viendrez souvent dans cette demeure vous convaincre que les princes ne sont jamais plus heureux, que lorsqu’ils peuvent oublier les jouissances de l’orgueil, pour se délivrer des importunités de l’étiquette. »

« Mon adorable mère, » répondit Trencavel, « aucun fardeau ne m’effraie s’il m’est imposé par vous et par ma Cécile. Mais qu’ai-je à faire de serviteurs et de ces tributs d’obéissance et d’hommages ? Je n’ai rien connu de tout cela dans les lieux que j’ai habités pendant mon enfance. J’ai aimé ceux qui m’ont adopté, comme j’ai été aimé d’eux. J’ai adoré Cécile et je l’ai obtenue ; j’ai retrouvé ma mère, sans perdre celle qui en a long-temps tenu auprès de moi la place et le nom. Ne serai-je devenu prince que pour échanger une existence tissue d’affections et de douceurs, contre un enchaînement de privations et d’ennuis ? »

Raimbaud, qui était présent à cet entretien, dit au vicomte : « Vous serez toujours à temps de vous soustraire au fardeau de la puissance, et de sacrifier vos titres au culte de l’amitié et des muses, comme d’autres les ont sacrifiés à l’amour de la pénitence et de la vie ascétique ; mais le sang de Trencavel qui coule dans Vos veines ne permettra pas que vous cédiez à des étrangers des droits qui seront un jour ceux de vos enfans. Avant que l’année s’achève, de nouveaux ennemis viendront vous disputer leur héritage, et, j’en appelle à votre mère, vous devez désormais regarder comme perdus tous les momens qui ne seront pas consacrés à votre défense. Il faut rassembler vos vassaux, sonder les dispositions de chacun, vous attacher par des bienfaits ceux qui sont disposés à rester fidèles, ménager ceux qui ne sont que craintifs, et déposséder, sans retard, les partisans dévoués des Montfort et des légats. Il faut amasser des armes, faire construire des machines de guerre, rassembler des soldats, pourvoir au recouvrement des deniers arriérés, et prendre tous les moyens que peut justifier la nécessité, pour vous former un trésor, car c’est là qu’est le nerf-de la guerre. »

« Allons, » dit Trencavel, « remplissons notre tâche, et si mes domaines me sont jamais arrachés, que j’aie, au moins, mérité de les conserver. Je me livre plus que jamais aux conseils de mon second père ; qu’il dirige mes pas comme il a fait jusqu’à ce jour. Je lui confie tous les soins de notre avenir ; je le seconderai avec la déférence et l’assiduité d’un fils : mais puisque je suis contraint de vivre quelque temps séparé de Cécile et d’Agnès, puissent-elles être réunies et se dire chaque jour l’une à l’autre : c’est pour nous, c’est en nous que vit Trencavel, et c’est pour se réunir à nous qu’il achève son pèlerinage ! »

Agnès reçut en ce moment la visite d’une députation du monastère de Valmagne. Le sous-prieur, accompagné de deux de ses religieux, venait la prier de terminer les différends qui s’étaient élevés entre leur abbé et la commune de Pézènes, pendant l’occupation du pays par les troupes de la croisade. L’objet en discussion était la propriété d’un péage au bac de l’Hérault. L’abbé s’en était emparé au préjudice de la commune, et le comte de Montfort avait confirmé cette usurpation. À la mort du prince, les artifices de l’abbé arrachèrent aux consuls de Pézènes une sorte d’acquiescement. Quand vint la nouvelle de la dispersion des croisés, l’abbé jugea qu’il serait prudent de s’éloigner pour quelque temps, et les habitans de Pézènes désavouant hautement la conduite de leurs consuls, chassèrent les agens de l’abbaye du poste où était, établi le péage.

La communauté des religieux de Valmagne venait de prendre la résolution de soumettre ses prétentions et ses droits à l’arbitrage de la mère de Trencavel.

Le sous-prieur de Valmagne était ce même frère d’Agnès, ce Burgondion dont le noviciat à St.-Antonin de Freudelas avait été signalé par une déplorable catastrophe. Lorsqu’Agnès le présenta à son fils, un souvenir douloureux vint assaillir ce religieux et troubla toutes ses idées. Il tomba presque en défaillance, et répandit d’abondantes larmes. La sensibilité de ce moine causait une surprise extrême. Raimbaud, qui en connaissait la source, évita d’abord de se montrer, afin de laisser au faible Burgondion le temps de revenir de son émotion ; mais celui-ci s’étant retiré dans un appartement isolé, le chevalier l’y suivit et se jeta dans ses bras.

La voix du sous-prieur fut d’abord étouffée par les sanglots ; enfin, il fit entendre ces paroles : « Mes larmes n’ont cessé de couler depuis quinze ans. Celles que je répands aujourd’hui sont moins amères, puisqu’elles sont versées dans le sein de l’amitié. Je laisse croire aux autres qu’elles sont le fruit de la pénitence ; il m’est doux de pouvoir dire à un être vivant que je pleure pour Anaïs. »

La conversation du religieux et du chevalier fut très-animée, et souvent interrompue par les gémissemens de la douleur. Elle se renouvela le lendemain ; et, avant de quitter Pézènes, le sous-prieur obtint de Raimbaud qu’il viendrait passer une journée au monastère.

Un autre motif y appelait Raimbaud ; il avait à réclamer des moines le domaine de Farlet, qu’ils possédaient illégalement au détriment du vicomte de Trencavel.

Le père du vicomte avait vendu ce domaine à Pons de Vayrac ; mais le paiement n’avait pas été effectué à cause des troubles de la croisade, ce qui rendait le contrat invalide.

Depuis, Pons était mort, et, ayant choisi l’église de Valmagne pour lieu de sa sépulture, avait donné au monastère ce domaine qui n’était pas le sien.

Raimbaud avait trouvé à Béziers toutes les pièces qui constataient la nullité du contrat et avait fait intenter une action aux religieux pour la restitution du domaine possédé indûment.

La loi exigeait d’ailleurs que le monastère ou établissement de religieux qui aurait accordé la sépulture à un débiteur fût tenu de payer ses dettes.

Déjà cette affaire traitée à l’amiable était arrivée à sa conclusion ; la restitution du domaine était consentie, et le jeune vicomte, soit pour reconnaître les soins de mon père, soit par impatience de se montrer généreux et bienfaisant, m’avait fait don de ce domaine nouvellement reconquis.

Mon père et moi prîmes ensemble le chemin de Valmagne, et, ayant traversé la vallée de l’Hérault, nous vîmes avec admiration dans un site sauvage, en avant d’une-immense forêt qui s’étendait jusqu’aux eaux salées de l’étang du Taur(6), et au pied dune chaîne de rochers arides, d’où s’échappaient des sources abondantes, une enceinte spacieuse bordée de murailles, et renfermant plusieurs édifices. Le portail du temple se montrait surmonté d’un grand vitrage circulaire, et flanqué de deux hautes tours carrées. Ses côtés étaient munis d’un double rang de piliers et d’arceaux courbés en ogives, pour soutenir une voûte dont le comble surpassait en hauteur les plus grands arbres et les rochers voisins.

Raimbaud admirait la majestueuse architecture de cet édifice, dont aucun temple des plus grandes villes de l’Occitanie, n’égalait l’étendue et la hauteur ; puis il se demandait d’où viendrait la population qui devait occuper pendant le service divin cette immense basilique. Burgondion conduisit le chevalier dans le cloître silencieux. Les voûtes anguleuses de son pérystile sont supportées par des petites colonnes accouplées. Le plus bel ornement de ce lieu solitaire est une fontaine jaillissante dans un bassin de marbre. Le temps a recouvert d’une mousse toujours verte et parsemée de perles liquides ce bassin et le socle qui le supporte. Ce monument est placé au centre d’une enceinte octogone, récemment-construite et composée de piliers joints ensemble par des arceaux de forme élégante. Ces piliers supportent autant de courbes déliées, faites d’un marbre compact, qui viennent se réunir-en forme de couronne, à une clef suspendue au-dessus de la fontaine ; des ceps de vigne sauvage avaient déjà enlacé de leurs branches tortueuses les piliers et les arceaux légers de cette cage de marbre, et l’avaient convertie en un dôme de feuillage.

« Sachez, » dit Burgondion à Raimbaud, « que la dépouille mortelle d’Anaïs est déposée auprès de cette fontaine. Il y a environ dix ans que j’ai obtenu d’une main amie que ses restes fussent transportés ici secrètement, et je les ai moi-même enfouis pendant une nuit sombre dans cette terre consacrée ; puis j’ai fait élever le monument que vous voyez par un architecte venu de Constantinople, auquel était confié le soin d’achever notre église. Ainsi ce monument aura été l’asile de ma douleur, avant d’embellir la solitude claustrale, et l’enceinte de ce cloître qui a reçu les restes d’Anaïs, recevra aussi ce qui restera de moi, quand la douleur aura mis fin à mes jours. » (7)

Raimbaud, pour arracher Burgondion à ces tristes pensées, voulut rentrer dans l’église et visiter la chapelle de St.-Martin, fondée par le bisaïeul du jeune Trencavel qui avait enrichi l’abbaye de plusieurs domaines ; deux autres bienfaiteurs avaient leur sépulture tout auprès. L’un était Guy Guerrejat et son neveu Burgondion de la maison de Montpellier, l’un des oncles du sous-prieur. Ces guerriers avaient fait don au monastère des moulins et du bac de Paulian.

Une pierre sépulcrale, voisine de ces tombeaux, attacha les regards de Raimbaud. Une épée brisée y était sculptée, avec la mitre et la crosse abbatiales.

« Ceci, » dit Burgondion : « est le monument de l’un de nos abbés, qui n’ayant pu oublier les inclinations guerrières de sa vie passée, ne fit point scrupule d’endosser une armure sur sa robe blanche, et de combattre, le glaive à la main, contre les ennemis du comte de Toulouse. Revenu à lui-même, il fit pénitence, et, à l’heure de la mort, il voulut que son épée fût brisée sous ses yeux. Dieu, dit-on, lui avait révélé dans sa maladie que les moines de Valmagne seraient dispersés, et le monastère abandonné, à une époque où il se trouverait avoir pour chef un homme de guerre »(8).

Burgondion conduisit ensuite son hôte à la bibliothèque ou plutôt aux archives du monastère, où dix religieux étaient occupés, sous la direction du cellerier, à mettre en ordre et transcrire les titres de propriété, les transactions, les actes de donation et d’échange relatifs aux domaines conventuels, dont le nombre s’élevait à plus de cent.

Celui du domaine de Farlet me fut remis, et mon père en déchargea l’archiviste, au nom du vicomte de Béziers. Parmi les livres peu nombreux de cette collection, Burgondion fit remarquer un magnifique pseautier que son grand oncle Raimond, évêque d’Agde, avait composé en l’honneur de Dieu et de la Ste.-Vierge.

Les entretiens du sous-prieur et de Raimbaud se prolongèrent jusqu’aux approches du crépuscule. Ils se quittèrent le cœur serré, le moine rentra dans le cloître et nous reprîmes Je chemin de Pézènes.

Pendant que le vicomte faisait ses préparatifs de départ, les habitans du bourg demandèrent qu’une assemblée générale fût convoquée, pour délibérer sur les griefs dont la commune avait eu à se plaindre envers les magistrats pendant les troubles de la croisade.

Le public ayant été informé par le précon des ordres du bailli pour cette convocation, l’universalité des citoyens se réunit en parlement dans l’église de St.-Jean(9). Les plaintes qui s’élevèrent dans l’assemblée roulèrent presque uniquement sur les dommages faits aux particuliers et les infractions aux franchises communes, qui résultaient des complaisances et des faveurs accordées aux maisons religieuses du voisinage, par les dépositaires de l’autorité municipale ; et il fut résolu, unanimement, qu’à l’avenir les consuls et conseillers jureraient », sur les Saints-Évangiles, de ne jamais accepter à boire, ou à manger, dans aucune de ces maisons ; de refuser tous les présens qui seraient offerts par les abbés, prieurs, ou familiers des congrégations religieuses, soit à eux, soit à leurs femmes, ou à leurs familles.

On statua, en même temps, que les magistrats qui violeraient cette promesse seraient réputés parjures et infâmes, et, comme tels, exclus à jamais de tous les emplois administratifs, qui étaient conférés par l’élection de la communauté des citoyens.


NOTES
DU LIVRE VINGT-DEUXIÈME.
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(1) La fondation d’Alignan remonte à l’une de ces colonies de Goths chrétiens, expulsés d’Espagne, et accueillis en Septimanie par le fils de Charlemagne. Plusieurs familles y ont conservé jusqu’à ce jour des noms dont l’origine gothique est manifeste.

Par une ordonnance rendue en 815, et adressée aux sujets de Septimanie, de Provence, et d’Espagne, Louis le débonnaire confirma les privilèges accordés aux Espagnols réfugiés à Alignan, privilèges qui étaient ceux des hommes de condition libre.

Hist. de Langued., t. 1, p. 480.

(2) Les raisins de Néfiés ont une grande célébrité dans le pays.

(3) Le monastère de Cassan fut en effet pillé et dévasté par les routiers du village de Gabian, 30 ou 40 ans après l’époque indiquée.

Le vieux proverbe du pays que tous éfans dé Roujan et dé Gabian oou sous pères à Cassan, s’est maintenu jusqu’à la révolution de 1789.

(4) Ce fait est mentionné dans les actes qu’on a trouvés dans les archives du monastère.

(5) Raymond Trencavel fut tué en 1167, dans la cathédrale de Béziers. Voici en abrégé le récit de cet événement qui est fait pour donner une juste idée de l’esprit de ce temps :

Dans une querelle qui s’éleva entre un bourgeois et un chevalier, et à laquelle prirent part ces deux classes d’hommes, le vicomte prononça en faveur des chevaliers et leur livra le bourgeois inculpé. Celui-ci fut puni d’une peine légère, dit l’historien, (Guill. Neubrig., l. 2, c. 11) mais déshonorante. Les bourgeois furieux méditèrent une cruelle vengeance : ils obtinrent du vicomte la réunion d’un conseil des principaux habitans pour faire l’examen de leurs griefs. L’assemblée se tint à la cathédrale, d’autres disent à l’église de la Madelaine ; les bourgeois s’y rendirent armés. Celui qui avait été maltraité dit à Trencavel : « Voici le malheureux qui est ennuyé de vivre, parce qu’il ne peut vivre sans honte. Êtes-vous, seigneur, disposé à réparer le mal qu’on m’a fait ? » Trencavel répondit qu’il était prêt à se conformer au conseil et à l’arbitrage des notables assemblés, « Mon injure, » répliqua l’offensé, « ne peut être lavée que dans votre sang, » Les conjurés se jetèrent aussitôt sur le vicomte et l’égorgèrent au pied de l’autel malgré les efforts de l’évêque. Pierre de Vaucernay dit que celui-ci eut les dents cassées en voulant défendre son seigneur.

Hist. de Langued., t. 3, p. 18.

(6) Stagnum tauri. Pline.

(7) Cette fontaine a été célébrée par la muse de Lefranc de Pompignan, dans son voyage écrit à l’imitation de celui de Chapelle et de Bachaumont ; elle subsiste encore avec son dôme de feuillage.

(8) Cette prédiction s’est vérifiée ; le dernier prieur de l’abbaye de Valmagne, dom D., ancien militaire, ayant une jambe de bois, fut nommé en 1790 le premier commandant de la garde nationale de son canton ; aujourd’hui la magnifique église de cette abbaye, le plus bel édifice gothique de tout le Languedoc, sert de bûcher et de magasin pour les instrumens aratoires.

(9) Ce fait est consigné dans un document fort curieux qui est conservé dans les archives de la commune de Pézenas. Il appartient à la dernière année du treizième siècle, à la date du 22 mai. Il y est fait défense aux consuls et conseillers, à leurs femmes et domestiques, de fréquenter les religieux, boire, manger avec eux, ni avec les Supérieurs des maisons religieuses, d’en recevoir des présens, à peine de privation de leurs charges et d’une restitution ignominieuse desdits présens et, en cas de désobéissance, d’être réputés, infâmes, parjures et incapables d’exercer aucune fonction publique. La formule de cette curieuse délibération est ainsi conçue ; Cum apud Pedenacium et alibi a multis publice diceretur castrum de Pedenacio et universitatemhominum ejusdem, castri et singulos ex ea quam plurimum damnificari, jant diu fuisse damnijicatos per domos ecclesiasticas seu religiosas in Castro et territorio existentes, ob indebiluni favorem et indebitam familiaritatem quem et quam consules et consiliarii dicti castri, antiquitus ut perfamam publicam sequitur, habuerunt et habere consueverunt cum dictis do- mibus seu rectoribus earumdem, comedendo, bibendo aut ab eisdein recipiendo munera sive servitia ; minus juste et in fraudem uc lœsionem juris libertatis et frauquisiœ universitatis et hominum prœdictorum : tamdem hominum dicti castri de Pedenacio convocata ut moris est et hodie congregata… ad generale parlamentum in ecclesia St. Joannis de Pedenacio ; mandato et auctoritate Joannis Raynardi Bajuli dicti castri ; suit la teneur de la délibération à la suite de laquelle il est ordonné que tous les ans elle sera lue et renouvelée en parlement, publiée le dimanche avant la Pentecôte, et que les consuls et conseillers prononceront le serment solennel de s’y conformer inviolablement. Les témoins sont : le Bayle maître Raynard, Durand, Dupuy, maître Jean et Raymond de Monsalvi, Michel Cayros, Pierre Calva, Pierre Laur et Raymond de Rhodez, notaire public de la ville, qui a transcrit et signé.


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