Le dernier des Trencavels, Tome 2/Livre treizième

Traduction par Henri Reboul.
Tenon (Tome 2p. 106-133).


LIVRE TREIZIÈME.

Le bon Pasteur.


Le sommeil avait mis un terme au délire des deux amans ; l’aurore les trouva encore endormis. La nuit toute entière semblait n’avoir été pour eux qu’un songe.

Les premiers rayons du soleil réveillèrent Adon. Dans le trouble de ses pensées, il ne sait à quoi attribuer les souvenirs dont son âme est remplie, et se demande s’il n’a été heureux qu’en rêvant ; si son réveil pendant la nuit n’a pas été une seconde illusion. Il remarque, cependant, que sa première couche est déserte, et, se voyant auprès de Cécile, la crainte de troubler son repos, suspend son haleine. Il se lève silencieusement, et se plaçant à l’entrée de la caverne, le coude appuyé sur un rocher, tantôt il contemple la vallée herbeuse qui est sous ses pieds, les noires forêts d’où s’exhalent les vapeurs du matin, et les montagnes couronnées de neige qui bordent l’horizon ; tantôt, et plus souvent, il dévore des yeux les traits de son amante encore livrée au sommeil.

Bientôt cet aspect rallume en lui un feu nouveau ; craignant de céder aux transports qui le possèdent, il s’écarte de la caverne et erre à l’entour, absorbé dans ses souvenirs et ses pensées. « Qu’ai-je besoin, maintenant, » disait-il, « de chercher, les combats et les divers emplois de la vie humaine ? Tout m’est connu, ma destinée est accomplie, vivre avec Cécile est tout ce qu’il me faut. Que seraient pour moi les jours et les nuits si je devais être séparé d’elle ! Les délices dont j’ai été enivré ne peuvent être un indice trompeur. Je sais que Cécile est une portion de moi-même. Nous n’étions rien l’un sans l’autre, et voilà pourquoi notre union a été le signal de tant de voluptés inespérées. Cette union nous a fait sortir de cette vie vulgaire si insipide, si stérile, pour nous faire entrer dans un vrai paradis. Je ne sais si dans cette vie nouvelle les besoins communs à l’espèce humaine doivent nous suivre ; s’il faudra songer à se préserver de la faim, de la soif, du chaud et du froid. Eh bien ! s’il en est ainsi, c’est à moi que ces soins appartiennent. Je serai le protecteur, le pourvoyeur de Cécile, et tous les momens de ma vie qui ne seront pas consacrés à lui exprimer mon amour, à lui prodiguer mes caresses, se trouveront remplis par les soins dus à sa nourriture et à son habillement.

« Pourquoi ne pas nous faire ensemble une retraite isolée, où, séparés du reste des humains, nous vivrons l’un pour l’autre, sans réserve, sans interruption ? Il faut qu’ils s’aiment bien peu les êtres qui, se croyant réunis par les conventions sociales, livrent volontairement tous leurs momens aux occupations vulgaires et aux fades plaisirs qu’on trouve dans les villes ! »

La rêverie d’Adon fut interrompue par des gémissemens qui semblaient venir de la caverne. Il y retourne à pas précipités, et voit Cécile à genoux, prononçant des prières et fondant en larmes.

« Adon ! est-ce toi ? » dit Cécile, en le voyant, « je croyais la punition de ma faute plus grande et plus prompte… Je n’espérais plus te revoir !


« Je ne sais quel malin esprit est venu m’annoncer que tu serais à jamais perdu pour moi ; qu’un grand crime s’était commis entre nous, et qu’il serait puni comme icelui d’Adam et d’Ève ; que ce fruit, cueilli avec violence et sans la permission divine, nous serait ravi pour toujours. Je me suis réveillée dans l’effroi que me causaient ces terribles paroles. Je vois bien qu’elles ne viennent pas de Dieu, car Dieu ne ment point et je te vois. Tu ne m’as pas quittée, tu ne m’es point ravi. Tu ne me le seras jamais sans que la mort, venant fermer tes yeux et les miens, éteigne avec nous nos regrets. »

« Ô Cécile ! » dit Adon, « juge si nos cœurs s’entendent, et s’ils sont faits pour être à jamais réunis ! Je me suis éloigné de toi un instant, et l’esprit malin s’est mis à te tourmenter. Va ! je serai désormais ton ange gardien ; notre vie a commencé maintenant. Vois quelles délices nous sont promises !…… Tu ne désirais qu’Adon, je ne voulais que Cécile ; mais à présent que la Providence nous a réunis, ne te semble-t-il pas avoir changé d’être et de nature ? Avais-tu conçu l’idée des plaisirs attachés à cette vie dont l’amour est l’aliment, et ce monde te paraît-il encore le même ? Pour moi, il me semble en être devenu le roi, le seul propriétaire, depuis que je te possède. — Ces vallées, ces forêts, ces horizons diversement colorés, ce soleil éclatant, ne me semblent créés que pour embellir la demeure de l’épouse à qui je rapporte tout ce que je vois, tout ce que je sens, tout ce que je suis. »

Cécile, essuyant ses pleurs, répondit à Adon : « Je crois éprouver tout ce que tu éprouves : mais une terreur secrète s’est emparée de moi ; nos cœurs sont innocens et je ne sais si notre vie est sans reproche. D’où est venu ce changement soudain qui s’est fait en nous ? Tous les enseignemens qui ne viennent pas de nos parens, ou des ministres de la religion, ne peuvent venir que d’une source suspecte et trompeuse. Je crains que le démon n’ait lui-même préparé ces voluptés pour nous faire entrer dans la voie ténébreuse du péché, comme il y conduisit nos premiers pères. »

« Oui, » dit Adon, « et tu me rappelles le refrain d’un chant célèbre du vieux troubadour Gévaudan(1). »

« Que dit ce refrain ? » demanda Cécile.

« Il dit, » répondit Adon, « que le père du genre humain ne prit la pomme que parce que la saveur du péché est d’une douceur infinie. »

« Nous ignorons toutes choses, » reprit Cécile, « et peut-être sommes-nous menacés des plus grands malheurs ; mais Dieu ne nous abandonnera pas, si nous avons recours à lui. Quoique la vierge ait reçu nos sermens, l’Église ne nous a pas encore unis. Des idées confuses, des souvenirs imparfaits, me portent à croire que tout ce que nous avons éprouvé n’est permis qu’aux époux consacrés devant l’autel. Je n’ai qu’un désir maintenant, c’est d’aller me prosterner aux pieds de mon pasteur, de lui révéler tous les mystères de cette nuit, de demander ses conseils, et, s’il le faut, son pardon. »

Adon répondit : « Je partage tous tes vœux et même tes pressentimens. Une lumière nouvelle est entrée dans mon esprit par l’effet de tes paroles. Je commence aussi à craindre, mais notre innocence me rassure. Dieu ne peut vouloir que ses créatures soient aussi facilement le jouet du démon. S’il lui laissait la faculté d’inventer des délices pareilles à celles de notre amour, que lui resterait-il à donner lorsqu’il voudrait lui-même achever le bonheur des enfans qu’il chérit et qui l’adorent ? Partons sans retard ; que le vénérable Philibert entende nos aveux et nos promesses ; qu’il juge de nos actions, et qu’il unisse devant Dieu ce que Dieu a déjà uni par des penchans invincibles. »

Les jeunes amans quittèrent aussitôt la roche qui leur avait servi d’asile. Ils parcoururent d’un pied léger le sentier tortueux qui sépare les pentes d’Appi de celles du vallon de Bompas. Ils arrivèrent auprès du village avant que le soleil eût atteint la moitié de sa course. L’approche des lieux habités ralentit leur marche. Ils se regardèrent et éprouvèrent quelque embarras Cécile dit à Adon : « Il convient de nous séparer ; je sens que je redoute les regards de nos voisins, et que je les craindrais davantage s’ils nous voyaient ensemble. J’irai la première trouver Philibert, et lui faire mes aveux, tu viendras après moi, et il nous entendra en commun. »

Adon ne répliqua point ; il se sentit le cœur serré et se mit à rôder dans un bois de châtaigniers, suivant des yeux Cécile qui descendait au village d’un pas mal assuré, en détournant la tête à chaque instant.

Dès qu’elle eut touché aux premières habitations, elle hâta sa marche vers le temple, et, après une courte prière, elle fit demander un entretien au pasteur. À peine avait-elle achevé le récit dont le fardeau pesait sur son cœur, qu’Adon arriva, et se jetant aux pieds de Philibert : « Mon père, » lui dit-il, « décidez de ma vie ou de ma mort, et, si je suis coupable, ne m’imposez pas une autre peine que celle de mourir, car je ne saurais supporter la vie sans Cécile. »

Philibert fut attendri, quelques larmes coulèrent sur ses joues vénérables et humectèrent sa barbe que les années commençaient à blanchir. Il releva ses jeunes pénitens, et les fit asseoir auprès de lui.

« Votre faute est grande, » leur dit-il, « cependant elle n’est point un crime, puisque votre cœur est innocent. Vous seriez sans reproche, si les hommes que Dieu a créés avaient été abandonnés à eux-mêmes ; mais son amour paternel ne s’est pas borné à les produire, il a voulu qu’ils fussent éclairés par ses conseils et dirigés par ses préceptes. Vous avez ignoré ces préceptes, et vous les avez violés ; un profond repentir peut seul expier cette offense. Il faut que ce repentir donne la preuve manifeste que si vous aviez connu les ordres divins, vous vous seriez abstenus de les enfreindre. »

Après s’être recueilli un moment, il ajouta : « Votre imprudente jeunesse a blessé les lois de la société, non moins que la loi divine ; mais l’union à laquelle vous aspirez peut modérer cette offense, et en effacer la trace aux yeux des hommes. Sur ce point, votre impatience se trouve d’accord avec les règles établies par les bienséances sociales et la morale publique. Je ne veux apporter aucun retard à l’accomplissement de ce devoir et à celui de vos désirs. Préparez-vous aujourd’hui par la prière à recevoir la sanction divine de votre union anticipée, et demain cette union sera consacrée devant Dieu par mon ministère. Mais retenez mes paroles, et n’oubliez pas ce que Dieu exige de vous en signe de repentir. Vous passerez six mois entiers séparés l’un de l’autre, et vous implorerez chaque jour, par une fervente prière, le pardon de l’offense que vous avez commise. »

Adon et Cécile n’avaient jusqu’alors osé lever les yeux de dessus terre ; ils se regardèrent, la peine et le plaisir se peignaient à la fois dans leurs regards. Ils se prosternèrent de concert devant le vénérable pasteur, et lui exprimèrent en commun leur repentir, leur gratitude du bienfait immense qui leur était promis, et leur résignation à subir la peine qu’ils avaient encourue.

Philibert les bénit, les releva ? et leur prescrivit les devoirs qu’ils avaient à remplir jusqu’au moment de leur union.

Une rumeur sourde et interrompue s’était fait entendre depuis quelques momens. Le bruit s’accrut bientôt, et des clameurs firent retentir distinctement ces mots : « Aux armes, aux armes ! »

Un paysan arrive effaré devant le ministre. « Vous êtes menacé, » lui dit-il, « les routiers marchent sur nous, ils ont mis le feu à l’église de Mercus(2), et seront ici avant la fin du jour. Hâtez-vous d’éviter leur approche, et cherchez avec nous un refuge à Tarascon. »

« Je ne quitterai point le troupeau et l’église que Dieu m’a confiés, » répondit Philibert ; « je me repose de tout ce qui peut arriver sur sa toute puissance et sa bonté. »

Il ordonna ensuite au paysan de partir en toute hâte pour Tarascon, d’y prévenir les consuls du malheur qui menaçait la contrée et de leur demander du secours. Puis il dit à Cécile : « Allez rejoindre votre mère ; elle est sans doute inquiète de votre absence, votre arrivée la consolera des nouveaux dangers qui nous sont annoncés. »

Ensuite s’adressant à Adon : « Vous, restez avec moi ; nous réunirons nos efforts pour conjurer l’orage qui s’approche. Peut-être Dieu a-t-il voulu mettre à l’épreuve la prudence de mon âge, et la vigueur du vôtre. « Je sais, » ajouta-t-il, « que Raimbaud votre père est au fond de son âme l’ennemi de la croisade. Je sais aussi que ses motifs partent d’une âme élevée, amie de la justice et de la vérité. Peut-être, sans mes conseils et mes ardentes prières, serait-il maintenant séparé de l’Église catholique ; mais il en est encore le digne fils, et puisse le ciel le préserver toujours de l’erreur et des amertumes qu’elle traîne à sa suite ! Je n’ai pas été aussi heureux auprès de tous les habitans de ce hameau ; les nouvelles doctrines en ont séduit plusieurs. Leur zèle aveugle pour l’évangile leur a fait croire qu’ils pouvaient , eux-mêmes s’ériger en interprètes de ce livre saint, et ils ont rejeté comme superstitieuses les institutions qui ne sont pas clairement énoncées par la parole divine. J’ai fait de vains efforts pour les préserver de cette erreur fatale à leur repos, malheureusement bien moins pardonnable aux yeux des hommes, qu’aux yeux de celui qui lit dans les cœurs. J’ai su du moins conserver leur estime et leur attachement. Ils n’ont pas voulu que je cessasse d’être leur pasteur et leur ami. C’est moi qu’ils ont choisi pour leur expliquer cette morale évangélique qui est l’objet de leur amour, et je dois avouer que leur conduite est bien plus exemplaire que celle de mes paroissiens les plus orthodoxes. Je n’ai pu les résoudre à venir prendre part aux prières communes. Ces images qui décorent notre temple, nos symboles mystérieux, l’autel lui-même, leur paraissent des monumens d’idolâtrie, des restes d’une religion que l’évangile(3) a dû mettre en fuite. Ils se réunissent dans la maison d’Hilaire, avant le coucher du soleil. Là, je suis au milieu d’eux, comme le matin au milieu de ceux qui sont restés fidèles à la foi romaine. Je leur prêche la concorde, l’amour du prochain, la pratique des vertus et des devoirs prescrits par un Dieu de paix et de charité. À l’église, au prêche, ma pensée, ma doctrine, sont les mêmes ; je me sens animé de l’esprit qui a fait descendre un Dieu sur la terre pour enseigner aux hommes à s’aimer entre eux, et je suis ainsi, sans interruption, le ministre et le missionnaire de J.-C.(4) — Allez trouver Hilaire, il est l’ami de Raimbaud, aidez-le à rassembler les bons hommes du village et des environs, qu’ils aillent tous ensemble porter des paroles de paix à ces dévastateurs qui nous menacent. Unis à eux par une même doctrine, une même croyance, ils parviendront peut-être à les désarmer et à préserver d’une ruine certaine leurs voisins, leurs amis, leurs frères, avec lesquels je suis résolu de périr. »

Pendant tout ce discours, Adon était agité de mille pensées : « Ange de paix ! » dit-il au pasteur de Bompas, « votre sort sera le mien, les bons hommes feront un rempart autour de vous ; les routiers entendront les vœux, les supplications de leurs frères, et si, dans leurs fureurs, ils étaient sourds à la voix de l’Évangile, nous saurons défendre nos foyers, notre pasteur, et Dieu sera avec nous. »

Cependant les sons lugubres de la cloche avaient répandu l’alarme dans tous les environs. Les catholiques effrayés, se renfermaient dans leurs asiles les plus secrets, ou s’enfuyaient dans les forêts voisines. Les bons hommes, plus inquiets qu’épouvantés, se réunissent à la maison d’Hilaire. Ils ne forment qu’un vœu, celui de préserver leur village et leur père commun de la fureur fanatique.

Adon arrive dans leur assemblées. « Qu’attendons-nous ? » dit-il à Hilaire ; « les momens sont précieux, hâtons-nous de prévenir le mal avant qu’il nous atteigne. »

« Si ton père, » lui répondit Hilaire, » si le sage Raimbaud était avec nous, il serait notre chef et notre organe. Sa voix persuasive ferait tomber des mains de ces furieux les armes et les torches dont ils menacent nos frères : mais tu nous accompagneras ; ton nom et ta jeunesse serviront notre cause, et fléchiront la colère des routiers. »

« Ce n’est pas seulement par des prières, » reprit Adon, « qu’il faut les attaquer ; notre devoir est de défendre nos foyers au prix de notre sang. Les routiers se sont armés pour soutenir des doctrines que nous approuvons ; mais il ne faut pas qu’au nom de ces doctrines ils puissent impunément porter le fer et la flamme dans nos villages et nous contraindre à verser le sang de nos frères. Armons-nous, présentons-nous aux routiers comme des auxiliaires, s’ils veulent combattre pour la cause de Dieu contre les ennemis de notre prince : mais ne souffrons pas que la loi de charité soit violée envers nos parens et nos concitoyens, envers ceux qui ne font avec nous qu’une même famille. »

Ce discours d’Adon enflamma tous les esprits ; chacun courut aux armes. Dans la rumeur de tous ces mouvemens, les catholiques reprennent courage, et plusieurs se disposent à se joindre aux bons hommes. D’autres, plus craintifs fournissent les armes qui étaient en réserve dans leurs maisons. Les vieilles lances, les hâches à deux tranchans à-demi couvertes de rouille, des javelots dont la hampe était sillonnée par les vers, furent déposés sous le grand ormeau de la place commune.

Ces instrument meurtriers furent distribués aux plus forts, aux plus aguerris ; les fourches, les broches, les coûtres de charrue servirent à armer les moins expérimentés. Les chasseurs d’isards remplirent leurs carquois de flèches légères, et marchèrent tenant leurs arcs à la main.

La troupe se mit en marche. Quatre vieillards et le jeune Adon la précédaient. L’un des vieillards portait en guise de bannière le livre des Évangiles.

Arrivés à la hauteur qui domine le village de Mercus, les hommes armés s’arrêtèrent et se formèrent en bataille. Les vieillards et Adon s’avancèrent seuls vers le village. Les flammes achevaient de dévorer le presbytère, et le toit de l’église, qui s’était, écroulé dans l’enceinte de ces murailles enfumées. On n’entendait d’autres clameurs que des chants religieux. Les incendiaires encore chargés de leurs armes, rangés sur plusieurs files, marchaient autour des édifices embrasés, et chantaient des pseaumes en langue vulgaire. Ils répétaient fréquemment ce verset ; « Levez-vous, Seigneur, et vengez votre cause(5) ! »

Les catholiques romains s’étaient enfuis avec leur curé, et les partisans de la réforme albigeoise s’étaient joints aux sectaires armés. Cyrille Jourdain, chef de ces fanatiques, était encore dans la force de l’âge ; une étoffe de laine grossière et brune lui servait de vêtement. Une corde ceignait ses reins ; des sandales informes couvraient à peine ses pieds. Sa longue chevelure était éparse sur ses épaules ; une barbe noire cachait son menton et ses joues. Des sourcils épais ombrageaient ses yeux farouches et hagards. Fils de ce Ponce-Jourdain, qui avait soutenu pendant vingt ans plusieurs colloques avec les envoyés du pape, la carrière des armes avait occupé sa jeunesse sans le distraire des passions de la controverse. Il joignait a la férocité que donnent les habitudes du carnage, tout l’emportement qu’inspirent les ardeurs de la controverse.

Dès qu’il vit s’approcher les vieillards de Bompas : « Qui êtes-vous ? » s’écria-t-il ; « sommes-nous amis ou ennemis ? N’êtes-vous pas du nombre des enfans de cette mère de fornication, de cette prostituée romaine, qui s’enivre du sang des saints et des martyrs de Jésus-Christ. »

« Nous sommes, » dit Hilaire,« au nombre de vos frères. La lumière évangélique a pénétré jusqu’à nous ; nous avons abjuré l’idolâtrie de Rome, et renoncé au joug de ses légats tyranniques ; mais nous vivons en paix avec ceux de nos frères que Dieu n’a pas comblés des mêmes grâces. Telle est l’influence du prince qui nous gouverne, que sa protection étant assurée à tous, la vérité fait des progrès journaliers parmi nous, et que l’erreur s’évanouit d’elle-même. La vérité ne s’établit jamais par les passions et les violences ; l’Évangile ne peut triompher que par les moyens et les préceptes qu’enseigne l’Évangile. »

« J’entends, » dit Cyrille, « vous êtes de ces chrétiens faibles et méticuleux qui cherchent les voies du ciel dans les pratiques oiseuses et faciles ! Sachez que Dieu désavoue ces amitiés mitigées et imparfaites. Il veut qu’on se lève avec lui, et se déplaît dans ces ménagemens. — Il est écrit que la guerre doit être implacable entre Jérusalem et Babylone(6). »

Ce colloque avait fait cesser les chants des incendiaires. Ils s’étaient réunis auprès de leur chef, et recueillaient avidement ses paroles. »

« Nous ne sommes pas venus, » reprit Hilaire, « entreprendre une controverse avec des frères dont la doctrine est la nôtre, et qui ont pour ennemis nos ennemis. Nos savons que les légats de Rome ont donné l’exemple des violences études dévastations. Que le mal retombe sur la tête de ses auteurs ! Mais ce n’est pas dans nos paisibles vallées que vous avez à les chercher. Sous la domination paternelle du comte de Foix, la furie romaine a perdu ses ongles et ses dents. Les superstitions ont fait place aux vérités et aux règles évangéliques. S’il existe encore parmi nous quelques hommes trompés, nous ne pouvons oublier que nous avons été nourris avec eux ; que nous avons, dans leur nombre, des païens et des amis, que leur conduite est irréprochable, et qu’enfin Dieu nous prescrit de les plaindre et de les aimer(7). « Que gagnerions-nous, » ajouta-t-il, « à suivre une marche opposée ? Quel serait le fruit de notre désobéissance à notre prince et à Dieu lui-même ? Nous mettrions la discorde où la paix se trouve. Nous ferions naître dans le comté de Foix deux partis, au lieu qu’il n’y en a qu’un, qui est celui de la vérité, qui est le vôtre. Nous irriterions notre maître celui des seigneurs de l’Occitanie qui s’est le plus dévoué à notre cause. Nous le porterions peut-être à se jeter dans le parti des croisés, et à nous livrer à cet horrible tribunal, que l’inspiration du démon a fait inventer à l’évêque Foulques et au moine Dominique.

« Je ne vous le dissimule pas, si vous persistez à pénétrer plus avant dans la vallée, sachez que l’incendie de Mercus a fait prendre les armes à tous les habitans, et qu’ils défendront leurs foyers comme si vous étiez leurs ennemis. Les villageois d’Arnave et de Bompas occupent déjà les hauteurs voisines. En avant de Tarascon se réunissent tous les hommes d’armes et les bourgeois de Saurat. Les mineurs de Sem et les forgerons de Vic-Dessos sont prêts à les joindre ; tous bons hommes, tous vos frères, tous disposés à se mêler à vos embrassemens ; mais déterminés à disputer leurs passages contre ceux qui voudraient apporter dans leur pays les fléaux de la guerre. »

Cyrille allait répliquer, il fut prévenu par l’un des siens. « Cyrille, » dit-il, « et vous, mes camarades, le discours de ce vieillard me dessille les yeux ; nous avons peut-être commis une erreur et une offense en portant la guerre dans les terres du comte de Foix. C’est notre ami, notre soutien, nous sommes loin de vouloir l’insulter. Qui nous a mis les armes à la main, si ce n’est la tyrannie de cet exécrable Guy de Lévis, qui se dit le maréchal de la foi, parce qu’il est le bourreau des fidèles ? Revenons sur nos pas, rallions à notre troupe tous ceux qui, dans cet heureux pays, se sentiront enflammés du zèle de la maison du Seigneur, et portons la guerre là où sont nos ennemis. »

Adon prit alors la parole : « Soldats de l’Évangile ! ne méprisez pas ma jeunesse. Raimbaud de Montaillou ne peut être inconnu à des hommes qui ont secoué la tyrannie de Guy de Lévis.

« Je suis le fils de Raimbaud, et ce que j’ai à vous apprendre doit fixer vos incertitudes. Le comte Roger rassemble ses troupes, mon père est allé le joindre ; un grand coup se prépare ; sans doute, il s’agit de délivrer le vieux comte de Toulouse, que le fils de Montfort et les évêques tiennent assiégé. Allons offrir nos bras et nos armes au comte Roger ; que son armée, toujours redoutable par la discipline et le courage de ses guerriers, soit accrue de tous les moyens que peuvent fournir le zèle religieux ; et l’ardeur du martyre. Dieu ne refusera pas a protection à ceux qui mettent en lui leur confiance. »

Un murmure favorable accueillit le discours du jeune Adon. On vit même sourire le farouche Cyrille.

« L’esprit de Dieu est avec toi, » dit-il au fils de Raimbaud « nous marcherons où la gloire de son saint nom, appèle ses serviteurs ; viens toi-même avec nous. L’élite de nos guerriers sera sous tes ordres ; les conseils de ton père et le sang qui coule dans tes veines peuvent suppléer à l’inexpérience. Sois parmi nous comme un autre David, et les Philistins tomberont sous nos coups. »

Adon répondit aussitôt : « Mon père m’attend sous les murs de Foix. Un devoir sacré me retient encore un jour au hameau ; mais demain avant le coucher du soleil, je jure d’être ici de retour. Je prendrai parmi vos guerriers la place qui me sera assignée par Dieu et par votre choix. Je m’enorgueillirai de présenter à mon prince, au lieu des secours d’un enfant, un puissant renfort d’auxiliaires dévoués à la cause de la justice et de la vérité. »

Adon et les vieillards se retirèrent et ramenèrent avec eux les hommes armés qui attendaient leur retour. Ils firent partir des exprès pour rassurer les villages voisins, et pour annoncer la réunion prochaine des routiers avec l’armée du prince.

Le pasteur de Bompas reçut Adon dans ses bras. Hilaire lui fit le récit de ce qui s’était passé à Mercus.

Philibert soupira : « Puisse le Ciel, » dit-il, « nous conserver un prince qui laisse à chacun la liberté d’adorer Dieu selon sa conscience ! Nous sommes nés ses sujets, nous devons le suivre dans les combats ; celui qui résiste au prince résiste à l’ordre établi par Dieu même(8). »

Adon acheva le reste de la journée dans les exercices pieux qui lui étaient prescrits. Il envoya un messager à sa mère pour la rassurer sur son absence et l’informer des évènemens de Mercus. Il en prit prétexte pour retarder son retour au lendemain.

Cécile et lui avaient adopté le projet de tenir leur union secrète jusqu’à ce qu’elle fut irrévocable, tant ils redoutaient qu’un empêchement quelconque ne vînt la retarder ! Le lendemain, avant le lever du soleil, Philibert reçut au pied de l’autel leurs sermens réciproques, et accomplit leur union par la bénédiction nuptiale.

« C’est » dit-il, « Dieu qui vous unit, il n’appartient plus aux hommes de vous séparer(9). »


NOTES
DU LIVRE TREIZIÈME.
Séparateur


(1) Peccat a tan dossa sabor
Per che Adam la pom trasit.

Gévaudan le vieux, voy. gramm. de Renouard, p. 301.

(2) Village sur les bords de l’Ariège entre Foix et Tarascon.

(3) La phrase favorite des protestans d’Écosse était que pour replacer J.-C. sur son trône, il fallait auparavant en faire descendre le clergé.

Burnet, Hist. I, pag. 156.

(4) Jean de Licarragne, pasteur de la Bastide de Clarens en Béarn, et auteur de la traduction basque du nouveau testament maintint la paix entre ses paroissiens divisés sur le dogme ; il les réunissait à des heures différentes, parlait latin aux catholiques, béarnais aux protestans. Dès qu’il avait prononcé l’Ite missa est, les réformés venaient à leur tour chanter : Lève le cœur, ouvre l’oreille.

Mém. de Thou, in-4o, t. 11, pag. 50.

Les Suisses ont conservé la mémoire d’un pasteur nommé Tschoudi, qui, disant la messe le matin aux catholiques et prêchant le soir aux protestans, se glorifiait d’être ainsi chrétien toute la journée.

Depping, Tableau de la Suisse, t. 1, p. 35.

(5) Ce passage du psalmiste est l’une des devises inscrites sur les murailles du palais de l’Inquisition en Espagne.

(6) Inter Hierusalem et Babylonem est guerra continua.

St.-Bernard.

(7) Sumus enim nutriti cum eis et habemas de nostris consanguineis inter ipsos et honestè vivere contemplamur.

Guill. de Pod. Laur. c. 8.
Ce n’est pas un hérétique qui adresse ces paroles

à un fanatique dans le récit de Guillaume de Puylaurent ; c’est le catholique Pons Adhémar qui parle ainsi à l’évêque Foulques pour se justifier de n’avoir point partagé les fureurs de ce prélat.

(8) Qui resistit principi, Dei ordinationi resistit.

St.-Paul.

(9) Quod Deus conjunxit, homo non separet.

Évangile.


Séparateur