Le dernier des Trencavels, Tome 2/Livre quinzième

Traduction par Henri Reboul.
Tenon (Tome 2p. 155-181).


LIVRE QUINZIÈME.

Les Assiégés.


Les troupes d’Amalric et celles des prélats tenaient Toulouse investie plutôt qu’assiégée(1), et assiégeaient avec des détachemens quelques châteaux peu éloignés.

Les chevaliers et les bourgeois toulousains voyaient s’accroître de jour en jour le nombre de ces bataillons qui arrivaient à la file, ayant chacun leur bannière, et qui infestaient les campagnes en se tenant encore éloignés de l’enceinte des murailles. Les assiégés se sentaient rassurés par le souvenir de la glorieuse résistance qu’avait éprouvé de leur part le prince Louis, fils et maintenant successeur du roi des Français.

Le comte de Toulouse usé par les voluptés autant que par les chagrins, et devenu vieux avant le temps, n’avait plus quitté sa bonne ville depuis la mort de Simon. Il était cher à son peuple à cause de ses malheurs, et surtout parce qu’il était impossible à ce peuple d’entrevoir un avenir supportable, hors de la domination de ce prince et de sa race.

Fort du dévouement de ses sujets, Raymond eut pu braver ce nouvel essaim d’ennemis que Rome lui suscitait ; mais l’approche du nouvel orage l’avait jeté dans un découragement que l’altération de ses organes pouvait seule expliquer. Dans sa frayeur, il avait fait partir pour l’Aragon son épouse Éléonore, soit pour la dérober aux dangers d’une ville assiégée, soit pour obtenir par son intercession quelques secours du roi d’Aragon, Il comptait avec plus de raison sur ceux de son fils qui occupait alors les rives du Rhône, et de ses voisins les comtes de Foix et de Comminges.

Raymond avait été fort adonné(2) aux femmes, et la belle Éléonore était seule parvenue à le fixer pendant les vingt dernières années écoulées depuis leur mariage, Les amis du prince jugèrent qu’en se séparant d’elle, il commençait son renoncement à la vie.

Les terreurs de la mort et de la damnation occupaient alors toutes ses pensées. Il vivait dans un enfer anticipé, et ne pouvant se soustraire aux démons en se réfugiant dans les Églises dont l’accès lui était interdit, il se tenait rapproché autant qu’il lui était possible de la porte de celle consacrée à N.-D. de la Daurade. Vêtu d’habits de deuil et ayant la tête couverte de cendres, il y demeurait à genoux et prosterné, prononçant des prières et mouillant le pavé de ses larmes. Sa faiblesse était telle, qu’il ne pouvait se relever sans le secours de ses serviteurs, ni rentrer au palais sans être porté sur leurs bras(3). Les bons hommes qui étaient auprès de sa personne essayèrent en vain de lui faire entendre des paroles de consolation et d’espérance, par la voix de leurs plus éloquens ministres ou parfaits majeurs. Le prince repoussait ces hommes, et les traitait d’hérétiques, s’accusant de les avoir protégés et leur reprochant tout ce qu’il avait eu à souffrir, Il craignait, tout excommunié qu’il était, de se souiller davantage en conversant avec eux. Il n’accueillait avec bienveillance que ceux de ses chevaliers ou bourgeois qui étaient demeurés fidèles à l’église romaine, et qui, tout en lui rendant les services obligés, observaient rigoureusement les lois de l’interdit, se purifiant à la sortie de son palais et consumant dans le feu les restes des alimens qui avaient été servis sur sa table.

Les templiers étaient les plus dévoués de ses affidés catholiques, il leur confiait ses remords et ses douleurs. Ces pieux guerriers, la plupart indigènes, se trouvaient les ennemis naturels d’Amalric, et des étrangers venus du nord pour ravir les domaines d’Occitanie. Ils consolaient Raymond, parvenaient quelquefois à le retirer de son abattement, en faisant-luire devant lui le flambeau de l’espérance, et ranimaient les restes de son courage à-demi éteint.

Le sentiment des templiers était partagé par le plus grand nombre des chevaliers et des bourgeois qui s’étaient tenus séparés de l’hérésie. Ceux-là gémissaient d’avoir à combattre une armée formée par des évêques et protégée par les légats du Saint-Siège ; mais la voix, des prêtres ne suffisait pas à étouffer en eux le sentiment de la justice, et ils faisaient dans leur conscience un appel à Dieu contre la déloyauté de ses ministres.

Dans cette disposition d’esprit, ils mettaient leurs efforts en commun avec ceux des bons hommes, qui plus emportés dans leurs passions, avaient à défendre à la fois leurs propriétés, leurs vies et leurs doctrines.

Les prédications des parfaits majeurs, dont le cours n’avait plus été interrompu depuis la mort de l’exécrable Simon, avaient fait beaucoup de prosélytes ; le nombre des nouveaux chrétiens dépassait maintenant dans la ville celui des autres habitans.

La mesure de l’interdit aida beaucoup ce progrès. Pendant que les chaires des chapelains demeuraient silencieuses, celles des dissidens étaient sans cesse occupées, faisait entendre tantôt les exhortations de la piété, tantôt les accens de l’indignation.

La foule exclue des Églises, rendues muettes et désertes, encombrait les places et les édifices consacrés au nouveau culte, et se voyant une religion, oubliait facilement qu’elle en avait eu une autre.

Les trouveurs, soit hérétiques, soit catholiques(4), n’avaient qu’une voix pour la défense du pays. Quelques-uns d’entre eux étaient soupçonnés d’une grande indifférence en fait de religion, mais leur zèle patriotique ne s’en ressentait point.

Ceux qui avaient prostitué leur Muse à la tyrannie, tels que le vil Perdigon(5), étaient depuis long-temps absens de la ville.

Les compagnons du gai-savoir se trouvaient exclus par les assiégeans de la belle retraite du Puy-Aimeri que leur avait ouverte le chevalier de ce nom, aussi fidèle au culte des Muses qu’à son prince.

C’était là qu’avaient coutume de se réunir sous l’ombrage des ormeaux, ces favoris des Muses, pour chanter, en dépit des folies humaines, les consolations de la philosophie et les ivresses de la volupté.

Ce qu’ils appelaient gaie science consistait dans les lois d’amour. Pour eux c’était beaucoup savoir que d’aimer dignement et heureusement(6).

Ils tenaient maintenant leurs séances dans le jardin intérieur de David de Roaix, l’un des capitouls et leur confrère ; les chants d’amour ne s’y faisaient plus entendre. Ceux de la guerre et des passions politiques, les avaient remplacés ; il fallait se battre et vaincre avant de revenir à l’amour.

Parmi les chants nouveaux qui prirent alors naissance dans cet asile des Muses, on remarqua celui où le trouveur Adhémar entreprit de célébrer les effets bizarres et contradictoires de l’interdit ; il était conçu en ces termes(7) :

« Dieu est le père commun de tous les hommes, et nul ne peut séparer ce père de ses enfans.

« Il est au pouvoir des chapelains de nous séparer des chapelains, mais ils ne peuvent nous interdire Dieu.

« Dieu est avec ceux qui aiment et donnent, non avec ceux qui haïssent et retiennent.

« Dieu ayant en sa présence les esprits dont il se sert pour diriger les mondes et les royaumes, fit entendre ces paroles :

« Les prêtres de mon Église se sont faits princes de la terre, et le successeur du premier de mes apôtres commande maintenant aux Césars.

« Quel est celui d’entre vous qui séduira ce roi pontife, et fascinera les yeux de ces conseillers empourprés, afin qu’ils trouvent leur punition dans les conseils qu’ils auront choisis, et qu’ils se nuisent à eux-mêmes ? Alors l’un des esprits se présenta au Seigneur et dit : c’est moi qui séduirai ces prêtres.

« Le seigneur répondit : et comment ? « Je serai, » dit l’esprit, « un esprit menteur dans la bouche de ces conseillers. Vas, lui dit le Seigneur, tu tromperas ceux qui trompent, et tu prévaudras sur les hommes qui s’essayent à usurper la puissance divine.

« L’esprit trompeur vint à Rome et suggéra aux conseillers du St.-Siège la politique de l’interdit.

« Les peuples, » disait-il, « sont maintenant liés à la religion par la force invincible des habitudes ; les cérémonies, les rites, les exercices du culte, sont devenus pour eux un besoin impérieux.

« On peut désormais obtenir d’eux tout ce qu’on voudra par la seule menace de les priver de cet élément de leur existence.

« Si un roi vous désobéit, faites que le peuple ne puisse exercer son culte, et ce peuple abandonnera le roi. Si un prince ou des seigneurs ont mérité d’être châtiés, ordonnez que leurs vassaux, sujets et serviteurs, demeurent privés du service divin jusqu’à ce qu’ils aient eux-mêmes donné les moyens d’effectuer ce châtiment. Et cela fut fait ainsi.

« Or, une cité célèbre, reine des villes de l’Occitanie, fut mise en interdit, parce qu’elle avait admis dans son sein ceux qui prêchent l’évangile à la manière des apôtres, vêtus et chaussés comme eux, et vivant comme eux sans luxe et sans arrogance.

« Et les clercs s’étant retirés ou renfermés dans leurs maisons, le champ de la parole fut librement occupé par les bons hommes.

« Et la parole de Dieu se fit entendre pure et persuasive, semblable à celle des premiers disciples de Jésus.

« Et les prières des fidèles furent dépouillées de tous ces élémens étrangers que des vues intéressées y ont introduit pour en faire un instrument de captation au profit des clercs.

« Et Dieu reçut sur son trône l’hommage dont il fait le plus d’estime, celui d’une population animée de l’esprit de charité, qui est celui de l’évangile.

« Et la joie éclata dans le royaume des cieux, réservé aux esprits simples qui aiment Dieu pour lui seul, et leur prochain comme eux-mêmes. »

Cependant les émissaires de l’évêque Foulques n’avaient pas tous quitté la ville, et quelques-uns y étaient rentrés secrètement. Ils répandaient de faux bruits et cherchaient à soulever les scrupules des Toulousains en augmentant leurs craintes.

« Que pouvons-nous gagner, disaient-ils, en demeurant fidèles à un prince qui s’avoue vaincu, et qui se jetterait les yeux fermés dans les bras de l’Église, s’il n’était réprouvé par elle ? Nous le tenons éloigné de nos temples, et ne laissons pas moins. nos fortunes et notre salut attachés à sa personne que rien ne peut sauver. Faut-il que tout un peuple périsse pour un excommunié. Pensons-nous être plus forts que le Dieu des armées ? Laissons enfin à lui-même le pécheur endurci, et ne nous laissons pas entraîner à sa suite dans l’abîme. »

Depuis long-temps la confrérie blanche, celle instituée par Foulques(8), n’avait osé s’assembler.

Le péril où se trouvèrent deux de ses anciens chefs affecta vivement les confrères, et ils tentèrent de nouveau de se réunir.

Hugues d’Alfar qui était sorti de Toulouse avec une troupe choisie pour une expédition préméditée, y était rentré menant après lui deux chevaliers chargés de chaînes. C’était les deux frères de Belgin, l’un appelé Folcand, l’autre Jean. L’un et l’autre avaient été plusieurs années auparavant bayles ou présidens de la confrérie blanche, et s’étaient signalés par des actes inouïs de cruauté envers les Toulousains fidèles à Raymond. Ils avaient tenu enfermés dans des cachots tous ceux dont ils s’étaient emparés, et abandonné à la mort dans un cloaque infect, les malheureux qui ne pouvaient ou ne voulaient racheter leur vie à prix d’argent.

Ils avaient contraint le père d’une de leurs victimes à pendre lui-même son fils, avant de subir à son tour cette mort ignominieuse. D’ailleurs ces deux alliés de l’armée de la foi vivaient plongés dans la débauche, et ne se faisaient aucun scrupule d’enlever les femmes mariées(9).

Les blancs effrayés du sort réservé à ces hommes coupables, cherchaient le moyen, de les soustraire au supplice qu’ils avaient si bien mérité.

Un évènement qui avait rempli d’horreur les esprits crédules, leur offrit un prétexte de s’assembler et d’échauffer le peuple de leurs clameurs.

Une femme d’un village voisin venait d’être arrêtée et conduite à Toulouse comme sorcière. Ses interrogatoires avaient révélé qu’à la suite d’un commerce charnel avec le démon, un enfant monstrueux lui était né, ayant la tête d’un loup et une queue de serpent. Il y était dit aussi que pendant deux années, elle avait nourri ce monstre avec les chairs des enfans qu’elle enlevait de nuit(10).

On préparait déjà le bûcher qui devait consumer cette misérable, lorsque des émissaires de Foulques s’étant introduits dans sa prison, lui suggérèrent comme un moyen de sauver sa vie d’attribuer aux hérétiques et aux plus notables parmi les parfaits, les enchantemens qui l’avaient livrée au démon.

Cette ruse produisit l’effet qu’avaient prévu ses auteurs ; la nouvelle déposition de la sorcière étant rendue publique, jeta le trouble dans tous les esprits. Les passions les plus violentes et les plus contraires agitèrent les Toulousains, et tous voulaient sans aucun délai la mort de cette femme, les uns à cause de son crime avéré : les autres à cause de son horrible calomnie.

Les chefs des blancs, voyant les têtes ainsi enflammées, furent les premiers à marcher vers la prison, et y entraînèrent la populace aveugle et insensée, qui demandait à grands cris le supplice de la sorcière.

Le projet des blancs était bien de livrer cette femme aux furieux, mais aussi de briser les liens des deux frères Belgin, leurs anciens bayles, et de favoriser leur évasion.

Heureusement les capitouls étaient assemblés, et ils furent à portée de marcher eux-mêmes au-devant de la populace et de retenir son mouvement.

« Que demandez vous ? » dit David de Roaix aux plus enflammés ; « et à quoi bon toute cette fureur ? A-t-on besoin de vous pour punir une femme réprouvée de Dieu et des hommes ? Pourquoi prétendez-vous faire contre la loi ce qui va être fait selon la loi ?

« Faut-il absolument qu’on vous livre cette femme ? Rien n’est plus facile ; mais faut-il pour cela rompre les portes d’une prison où sont renfermés plusieurs de vos plus cruels ennemis ? Entendez-vous rendre la liberté à ces abominables frères Belgin qui ont porté le deuil et la misère dans un si grand nombre de familles ? Voulez-vous qu’ils recommencent à faire pendre vos enfans par leurs pères ? »

Ces paroles arrêtèrent les premiers rangs du peuple mutiné, et les blancs déconcertés cherchaient déjà à se perdre dans la foule, quand Roaix ajouta : « Calmez-vous, bons Toulousains, et calmez vos amis, vos camarades. Faites savoir à tous que dans une heure au plus tard le bûcher sera allumé, et que la sorcière y sera consumée en présence du peuple.

« Dites-leur aussi que d’autres criminels déjà jugés subiront en même temps la peine réservée à leurs crimes. La justice de Dieu doit suffire aux peuples, et leur devoir est de ne point la troubler par la mutinerie et le désordre. »

Le capitoul fut applaudi par ceux qui avaient été à portée de l’entendre. Un murmure favorable se propagea de rang en rang. Bientôt la foule se dissipa et prit lentement le chemin de la place où se dressait le bûcher.

Avant que l’heure fut écoulée, la sorcière y fut conduite et consumée dans les flammes. On fit monter aussi sur un échafaud voisin les deux frères Belgin, et leurs têtes furent abattues. Les blancs s’étaient dérobés à ce douloureux spectacle.

Les émissaires de Foulques, ayant perdu tout espoir de troubler l’harmonie des Toulousains et de semer la zizanie parmi eux, se déterminèrent à suivre la dernière instruction de l’évêque, qui leur prescrivait de se retirer, au cas où il ne leur serait plus possible de nuire. Ils suivirent fidèlement le cérémonial dont le prélat avait donné l’exemple, lorsqu’à(11) l’époque du siège de Lavaur, il se mit en guerre ouverte avec le comte de Toulouse.

Les chapelains qui n’avaient pas encore abandonné la ville se rendirent, à l’exception d’un bien petit nombre, et notamment de l’abbé de St.-Sernin, dans l’église de St.-Étienne, que le prévôt et le chapitre avaient dépouillée de tous ses ornemens. On y renouvela la publication de l’interdit, et, après l’extinction des cierges, l’église fut déclarée un lieu profane. Les chanoines et les autres clercs s’étaient revêtus de leurs habits de chœur ; et le prévôt, prenant en main le St.-Sacrement, s’achemina avec eux vers la porte de Montolieu. Tout ce cortège de chapelains marchait pieds nuds et se frappant la poitrine.

La porte leur fut ouverte en présence d’une foule nombreuse qui cette fois les vit s’éloigner d’un œil presque indifférent(12).

« Nos chapelains nous quittent, » s’écriait Roaix ; « eh bien ! célébrons leur fuite et notre allégement. Que nos refrains joyeux succèdent à leurs lamentations décourageantes. Réjouissons-nous d’être délivrés de leurs prières, puisque ces prières sont des malédictions. »

Quelques hommes du parti des blancs et un plus grand nombre de femmes se mirent à la suite de cette lamentable procession, voulant abandonner une ville que Dieu achevait d’abandonner.

Le cortège arriva en peu de temps aux avant-postes de l’armée des croisés. Un chevalier français, nommé Raoul-sans-pitié, y commandait un corps d’aventuriers de diverses nations. Ces étrangers s’étaient rendus non moins célèbres par leurs pillages que par leurs exploits.

En voyant venir de loin cette foule de clercs, d’hommes et de femmes, les soldats de Raoul se sentirent tout d’un coup animés par l’espérance d’y trouver quelque occasion de butin ; mais aussitôt qu’ils eurent reconnu le caractère sacré de ceux qui marchaient les premiers, et qu’ils se trouvèrent en présence du prévôt de St.-Étienne, portant dans ses mains le Dieu fait homme et fait pain, ces hommes s’agenouillèrent et se prosternèrent frappant la terre de leurs fronts.

Puis se relevant et n’ayant plus devant eux que la longue file de Toulousains et de Toulousaines, qui avaient suivi leurs prêtres, l’instinct de la rapine vint les saisir. Ils se jetèrent dans les rangs de cette foule suppliante, la séparèrent du clergé et la dispersèrent.

Il fut alors facile à ces farouches guerriers de poursuivre, saisir et emmener dans leurs tentes ces malheureuses femmes éplorées qui se débattaient dans leurs bras, comme la colombe dans les griffes de l’autour.

Quelques-unes furent assez heureuses ou assez agiles pour échapper à ces ravisseurs, et rentrer dans Toulouse où elles racontèrent la triste déconvenue de leurs compagnes.

Celles-ci recouvrèrent leur liberté le lendemain par l’entremise de l’évêque Foulques et par les ordres d’Amalric. Mais on ne put leur rendre tout ce qu’elles avaient perdu pendant cette courte captivité.

Les compagnons de gai savoir trouvèrent dans cet incident une matière féconde à de nouveaux chants ; les uns vouaient à l’enfer ces brigands luxurieux revêtus des insignes de la croix. Les autres célébraient les conversions tardives de la bonne foi déçue, ou peignaient les angoisses de la pudeur outragée.

Une sirvente du joyeux Gaucelin remporta le prix. Je la transcris telle qu’on l’a conservée dans les archives de la compagnie du gai savoir(13).


Exupère et Inès.


Exupère avait commencé son douzième lustre, lorsqu’il épousa sa pupille, Inès l’ingénue, âgée de 17 ans. Son intention désintéressée était de la soustraire aux dangers du monde, et de la maintenir sous ses yeux dans la pratique assidue des exercices de piété.

Inès lui dit : « Ne craignez-vous pas que nous tombions en damnation, si nous demeurons plus long-temps parmi ces hérétiques ; car les chapelains de la cathédrale s’en vont et emmènent Dieu avec eux. Qu’allons-nous devenir ?

« Suivons-les, » dit Exupère, « et nous irons chercher un asile loin du tumulte des armes, dans notre domaine auprès de Verfeil, » et ils se mêlèrent au cortège qui suivait les chapelains sortant de Toulouse.

Quand les soldats de Raoul-sans-pitié se jetèrent sur ce cortège comme sur une proie, l’un d’eux arracha Inès des bras de son mari, et Exupère, ayant voulu résister, fut renversé à terre d’un coup de gantelet.

Le farouche soldat emmenait sa captive échevelée et gémissante. Il trouva sur son passage son capitaine Robert, dit le galant, jeune guerrier, neveu de Raoul.

« Cesse de faire violence à cette chrétienne, » dit Robert d’une voix tonnante, « et remets-la en mes mains. »

« Je vous la cède, mon capitaine, » dit le soldat ; « à tous seigneurs tous honneurs. »

« Va, » lui dit Robert, « donner du secours à l’homme que tu as renversé, et conduis-le au camp pour qu’on ait soin de lui. »

Et cela dit, il emmena Inès dans sa lente en cherchant à dissiper ses craintes.

« Ce vieillard, » lui dit Robert, « que le soldat a traité si brutalement, est-il votre père ? »

« Ce n’est point un vieillard, » dit Inès ; « et, quoiqu’il m’ait servi de père, il ne l’est point, il est mon mari. Son nom est Exupère et je m’appelle Inès. »

Robert, se voyant seul avec cette belle, la dévorait des yeux pendant qu’elle tenait les siens baissés vers la terre ; et, ne pouvant plus contenir le feu de ses désirs, il la serra dans ses bras, et colla un moment ses lèvres sur celles de l’ingénue.

Inès se troubla et fut prête à s’évanouir ; mais, revenue à elle-même, elle se dégagea des étreintes du chevalier.

« Quelles sont ces manières, » dit-elle, « et quel homme êtes-vous ? » — « Un homme qui vous adore, répondit Robert en tombant à ses genoux, et qui voudrait mourir à vos pieds, plutôt que d’être haï par vous. »

« J’entends, » dit Inès, « vous êtes de ces hommes dont le démon est parvenu à se rendre maître, et j’en ai eu la pensée en éprouvant je ne sais quoi de diabolique au moment où vos lèvres ont touché les miennes. »

Inès fit alors plusieurs signes de croix. « Laissez-moi prier, » dit-elle, « et priez avec moi si vous le pouvez, afin d’être délivré de ce cruel maléfice. »

« C’est peut-être ce démon, » dit Robert, « qui m’a fait croire un moment que je pouvais agir avec vous comme fait un mari.

« Mon mari, » dit Inès, « ne m’a jamais rien fait de pareil. » — « Quoi ! » dit Robert, « il ne vous a jamais serrée dans ses bras ? »

« Jamais, » dit Inès.

« Et ses lèvres n’ont jamais touché vos lèvres ? »

« Jamais, » dit Inès.

« Et vous n’avez jamais passé vos nuits ensemble et dans un même lit ? »

« Ensemble et dans le même lit, » dit Inès, « pour dormir, ou pour prier à défaut de sommeil. » — « Rien de plus ? » répliqua Robert. — « Rien de plus, » répondit Inès, « car la prière chasse le démon. »

« Et vous n’avez jamais conçu, » dit Robert, « le désir d’avoir un enfant ? »

« Ce désir, » dit Inès, « je l’ai eu quelquefois ; mais Exupère m’en faisait nu reproche, disant qu’il ne fallait ni importuner, ni tenter Dieu. »

« Et lui-même, » dit Robert, « n’a rien tenté ? » — « Rien, » dit Inès ; « après Dieu que peut-il y avoir ? »

La surprise de Robert donnait le change à son impatience, et d’autres pensées entraient dans son esprit. « Avec les saints, » s’écria-t-il, « il faut être saint. »

« Je ne crains plus le démon, si vous m’accordez le secours de vos prières. Nous prierons ensemble, n’est-ce pas, bel ange ? »

« Bien volontiers, » dit Inès, et ils se mirent à prier.

Quand les voiles de la nuit eurent enveloppé l’horizon, Robert plaça un gardien affidé hors la porte de la tente ; puis dit à Inès : « Je ne puis vous offrir que cette couchette de soldat ; elle est bien étroite, mais une personne seule peut y dormir et vous avez besoin de sommeil ; moi j’ai plus besoin de prières, je dormirai comme je pourrai. »

Cela dit, il éteignit la lampe dont la faible lueur éclairait la tente.

Inès, rassurée et croyant sa pudeur protégée par l’obscurité, ôta ses vêtemens et se mit au lit.

Le chevalier continuait de prier, et après quelque temps, s’étant aussi déshabillé, il essaya de se glisser sur le bord de la couchette comme pour y prendre le sommeil.

Ce qui se passa ensuite, la nuit, cette protectrice des larcins et des amours, ne l’a point révélé.

Le lendemain, quand les premiers rayons du soleil avaient déjà doré les toiles de la tente de Robert, un messager vint l’avertir de se rendre auprès de son oncle, où il était attendu par l’évêque Foulques accompagné d’un bourgeois de Toulouse.

Ce bourgeois était Exupère, Inès lui fut rendue ; une rougeur inusitée colorait ses joues et même son front.

« Hâtez-vous, » leur dit Foulques, « de vous réfugier à votre domaine auprès de Verfeil ; l’air qu’on respire dans les camps est pernicieux pour les jeunes femmes. »

Exupère et Inès s’acheminèrent aussitôt l’un et l’autre silentieux et le cœur serré. Exupère ne savait comment l’interroger ; Inès ne savait comment elle devrait répondre.


NOTES
DU LIVRE QUINZIÈME.
Séparateur


(1) Ce siège est imaginaire. Dans tout ce qui suit le dixième livre, l’ordre des temps se trouve interverti, et le troubadour a usé largement dans sa chronologie de la faculté accordée aux poètes. Quid libet audendi.

Depuis la levée du siège mis devant Toulouse par Louis de France, en 1219, cette ville ne fut de nouveau assiégée qu’après un intervalle de huit ans, et le vieux Raymond était déjà mort depuis cinq ans.

Les détails du siège et des évènemens subséquens sont presque tous pris dans les chroniques du temps ; le troubadour en a fidèlement conservé l’esprit, mais les a disposés arbitrairement.

Amalric fut presque abandonné par les croisés en 1225. Il se crut obligé de transiger avec les comtes de Toulouse et de Foix, donna plusieurs domaines qu’il ne pouvait conserver, et se retira en France pour ne plus revenir. Ce fut alors que le jeune Trencavel rentra à Carcassonne, et recouvra momentanément ses autres domaines, avec le secours de Raymond VII, comte de Toulouse, et de Roger Bernard, comte de Foix.

(2) Raymond épousa en premières noces Ermessinde, fille et héritière de Béatrix de Melgueil, laquelle mourut en 1173, puis Béatrix de Béziers qu’il répudia pour épouser Bourgogne, fille d’Amauri, roi de Chypre. Celle-ci fut aussi répudiée par Raymond, quoiqu’il l’eût enlevée à Marseille. Sa quatrième femme fut Jeanne d’Angleterre, sœur du roi Richard, et sa cinquième, Éléonore, sœur du roi d’Aragon, qu’il épousa lorsqu’elle n’était point encore nubile. Ces cinq femmes ne lui donnèrent que deux enfans ; mais il eut plusieurs enfans naturels, entre autres Guillemette mariée à Hugues d’Alfar, et un Bertrand qu’il recommanda par testament à son héritier Raymond VII ; celui-ci eut pour mère Jeanne d’Angleterre.

Histoire de Languedoc, t. 3, p. 325.

(3) Raymond le vieux, étant excommunié, fut un matin au devant de l’église de la Daurade pour prier Dieu, et bien qu’il fût indisposé, néanmoins il y retourna encore après dîner, étant si débile qu’il ne pouvait se relever sans aide.

Catel, Hist. des comtes de Toulouse, p. 317.

(4) Le mot trouveur est aujourd’hui en déchéance, et, ce qui est remarquable, les deux mots devenus français qui le remplacent, sont l’un et l’autre d’origine romane ou patoise. Ces mots sont troubadour et trouveire, où sont conservées les dénominations patoises de troubadou et troubaire.

(5) Il sera fait plus ample mention de Ferdigon au livre XXIX.

(6) Ces compagnons du gai savoir ont précédé d’un siècle seulement les sept premiers mainteneurs des jeux floraux. On lit dans le programme que ceux-ci adressèrent en 1323, aux poètes de la langue d’Occitanie : « Nous sept qui avons succédé au corps des poètes qui sont passés, nous avons à notre disposition un jardin merveilleux et beau où nous allons tous les dimanches lire des ouvrages nouveaux……… Ceux qui nous remettront leurs ouvrages seront favorablement accueillis, et l’auteur du meilleur poème recevra en signe d’honneur une violette d’or fin.

Hist. des jeux floraux, t. 1, p. 10.

Observez que, pendant ce terrible siècle, la verve des troubadours se trouva fortement comprimée par les procédés de l’inquisition pleinement organisée au concile de Toulouse en 1229.

Le Puy-Aimeri, où se rassemblaient les troubadours à l’époque de la croisade contre les Albigeois, a conservé son nom jusqu’à ce jour. On appelait en 1789 Guillemeri une maison de plaisance avec enclos, appartenant à M. le chevalier de Cambon, frère de l’évêque de Mirepoix, et oncle du premier président du parlement de Toulouse. Cet édifice a été depuis reconstruit et orné dans le goût moderne par le petit neveu du chevalier.

(7) On reconnaîtra facilement dans ce cantique une paraphrase ou imitation de la prophétie de Michée sur la mort d’Achab, au livre III des rois, ch. 22, v. 21. Et ait dominus, quis decipiet regem ?

M. Dacier, dans sa traduction de la poétique d’Aristote, a comparé ce passage de l’Écriture à celui de l’Iliade où Jupiter envoie un songe à Agamemnon pour le tromper. Ce religieux Aristarque prétend que, dans l’un et l’autre cas, la tromperie ne vient ni de Jupiter ni du Dieu des Juifs, mais seulement du songe et de l’esprit trompeur que la divinité a mis en mouvement, et il demeure persuadé qu’Homère a reconnu comme lui cette vérité, que Dieu se sert de la malice des créatures pour accomplir ses jugemens.

Poétique d’Aristote, au ch. 25, p. 360.

Cette interprétation dénuée de malice a été sans doute aussi conçue par le troubadour chantre de l’interdit.

(8) Foulques, dit le chapelain Guillaume de Puylaurent, n’était pas venu apporter aux Toulousains une mauvaise paix, mais un bon glaive. Non pacem malam, sed gladium bonum. Ce glaive fut, selon la pensée de cet écrivain, la confrérie des blancs, a qui il conféra le signe de la croix, et à qui il fit jurer d’êtres fidèles à l’Église. Les bayles de cette confrérie s’érigèrent en tribunal contre les usuriers, et attaquaient à main armée ceux qu’on qualifiait de ce nom. Ces vexations firent prendre les armes aux partisans du comte de Toulouse, qui étaient plus nombreux dans le bourg de cette ville, et une autre confrérie fut instituée. L’une était vêtue de blanc, l’autre de noir ; chacune avait ses étendards, ses chevaux, ses soldats, et elles se combattaient fréquemment dans les rues.

Guillaume de Puylaurent, Chron. ch. 15.

(9) Guill. de Puylaurent, ch. 33, et Hist. de Langued., t. 3, p. 314.

(10) Cet évènement est rapporté dans les annales de la ville de Toulouse par Lafaille ; mais il est de l’année 1275.

Voyez ces annales, t. 1, p. 6.

Marca, écrivain et archevêque du dix-septième siècle, dit, dans son histoire du Béarn, qu’on brûla de son temps plusieurs individus qui étaient les restes des Manichéens et Albigeois, et pratiquaient les mêmes abominations imputées à cette femme, dont-il nous a conservé le nom. Elle s’appelait Angèle. C’est une chose notable que, pendant cinq cents ans, le démon ait eu un commerce charnel avec des femmes de Toulouse. Et pourtant l’historien de ces faits, ce même Marca qui avait été archevêque de Toulouse, et mourut archevêque de Paris, était l’un des hommes les plus éclairés de son temps.

(11) Ce fut en 1211 que, par l’ordre de Foulques, le clergé sortit de la ville les pieds nuds avec le St-Sacrement, démarche qui fut très-sensible aux Toulousains.

Hist. de Langued., t. 3, p. 213.

(12) Quoi qu’ait pu dire le troubadour, cet incident et la sirvente de Gaucelin ne sont mentionnés dans aucun écrit de ce malheureux temps. Peut-être appartiennent-ils à un autre lieu et à un autre siècle, sans être néanmoins fort éloigné des mœurs de celui-ci.


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