Le confessionnal des pénitents noirs/07

L’Édition populaire (p. 36-43).

LA FUITE.


Comme les fugitifs traversaient un pont suspendu par ses deux extrémités entre deux pointes de rocs avancés entre lesquels un torrent impétueux roulait ses eaux au fond d’un abîme, ils entendirent au dessous d’eux, des voix qui se mêlaient au bruit des cataractes. Elena alarmée, pressa Vivaldi de hâter le pas de sa monture, et Paolo, en se retournant, aperçut deux personnes, enveloppées de manteaux, qui les suivaient de très près.

Bientôt les deux individus les rejoignirent.

— Vous venez du Mont-Carmel ? dit l’un d’eux.

— Qui fait cette question ? demanda Vivaldi en se retournant.

— Un pauvre pèlerin fatigué, répondit l’étranger. Voudriez-vous avoir pitié de lui et lui permettre de monter pendant quelque temps sur votre cheval ?

Quels que fussent les sentiments d’humanité de Vivaldi, il refusa prudemment. Il crut même démêler quelque chose de faux dans le ton de l’inconnu.

Et Vivaldi mit fin à l’entretien en donnant un coup d’éperon à son cheval.

Le jour naissant découvrit aux voyageurs le lac de Cellano qui baigne le pied des Apennins. Ils arrivèrent devant une laiterie appartenant à des bergers. Ils s’y arrêtèrent et après s’y être restaurés et reposés quelque temps, ils continuèrent leur voyage.

Comme ils partaient, Paolo dit à voix basse à son maître :

— Monsieur, comme j’observais les environs, j’ai vu descendre de la côte qui est là-bas les deux individus qui nous avaient rejoints après le passage du pont. Ils n’ont plus leurs manteaux, ce sont des carmes déchaussés. Oh ! je les ai bien reconnus, ils suivent nos traces peut-être ; j’ai idée que ce sont des capucins qui nous guettent.

Pour dépister ces deux étrangers, Vivaldi prit un autre chemin et hâta la marche des montures. Ils s’engagèrent dans la route de Cellano, où ils arrivèrent avant la nuit close. Vivaldi chercha et trouva, à peu de distance de la ville, un couvent de femmes très hospitalier, où Elena pût trouver un refuge momentané. Quant au jeune comte, il fut bien reçu dans un monastère de bénédictins.

Les deux fiancés passèrent ainsi plus de quinze jours à Cellano.

Vivaldi qui voyait tous les jours Elena à la grille, lui exprimait la crainte que le lieu de leur retraite ne fût découvert et qu’elle ne lui fût ravie une seconde fois, danger dont leur mariage pouvait seul les garantir. De son côté, Elena ne voulait pas entrer ainsi de force dans la famille de celui qu’elle aimait ; mais l’émotion du jeune homme, plus encore que ses raisons, la décida à accepter enfin ses propositions.

Vivaldi consulta un religieux du couvent des bénédictins qu’il avait mis dans ses intérêts, sur l’heure à laquelle celui-ci pourrait célébrer leur mariage avec le plus de mystère possible. Le vieux bénédictin lui répondit qu’après l’office du soir, il se rendrait à la petite chapelle située sur les bords du lac, où il les marierait.

Vivaldi retourna vers Elena et lui fit part de cet arrangement. Ils convinrent que, la cérémonie terminée, ils s’embarqueraient sur le lac et le traverseraient pour se rendre à Naples.

Plus le moment approchait, plus Elena se sentait gagner par un étrange pressentiment. À la soirée, elle sortit du couvent. À la porte, elle trouva Vivaldi qui lui offrit le bras, et tous deux s’acheminèrent vers la chapelle.

Le ciel était sombre et les flots mêlaient leur mugissement sourd à celui du vent.

Ils entrèrent dans la chapelle où régnait un silence profond ; elle n’était éclairée que par une faible lumière. Le vénérable religieux accompagné du moine qui devait représenter le père de la jeune fille, étaient là, tous deux agenouillés et en prières. Vivaldi s’approcha de l’autel, conduisant Elena toute tremblante, et ils attendirent que le religieux eut terminé ses dévotions. Pendant ce temps, l’émotion de la jeune femme croissait ; elle parcourait des yeux la chapelle. Tout à coup, elle tressaillit, car elle avait cru voir un visage appliqué aux vitraux ; mais en regardant une seconde fois, elle ne vit plus rien. Elle écoutait avec inquiétude les moindres bruits du dehors, et quelquefois elle prenait le grondement des vagues pour des voix et des pas d’hommes qui s’approchaient.

Elle se raisonna cependant et elle commençait à se rendre maîtresse de ses alarmes, lorsqu’elle remarqua une porte entr’ouverte, et à l’entrée un homme d’une physionomie sinistre. Comme elle allait pousser un cri, l’observateur disparut et la porte se referma.

— Nous sommes observés, dit-elle à Vivaldi, quelqu’un était à cette porte tout à l’heure.

Vivaldi pria le moine de fermer les portes de la chapelle pour écarter les importuns, mais le religieux répondit qu’il ne l’oserait, car l’accès du lieu saint ne devait être interdit à personne.

— Ne pourriez-vous, au moins, mon père, observa Vivaldi, réprimer une vaine curiosité et voir dehors qui vient nous épier par cette porte ?

Le frère y consentit et Vivaldi le suivit à la porte ; mais ils ne virent personne et revinrent vers l’autel. Déjà l’officiant y avait pris place et ouvrait le rituel. Vivaldi se plaça devant lui, sur sa droite, encourageant Elena de ses regards pleins d’une tendre sollicitude.

À peine la cérémonie était-elle commencée qu’un bruit venant du dehors renouvela les alarmes d’Elena. Elle vit la porte qui l’avait inquiétée se rouvrir lentement, avec précaution, et un homme avancer la tête. Il était d’une taille gigantesque, portait une torche dont la lueur laissa voir d’autres personnages groupés derrière lui. À la férocité de leurs regards, Elena devina que ce n’étaient pas des gens du couvent, mais des messagers sinistres. Elle jeta un cri étouffé et tomba dans les bras de Vivaldi qui, en se retournant, vit une troupe d’hommes armés s’avancer vers l’autel. Alors, élevant la voix avec fermeté :

— Qui donc, demanda-t-il, ose entrer de force dans ce sanctuaire ?

— Quels sont les sacrilèges, ajouta le prêtre, qui ne craignent pas de violer ainsi le lieu saint ?

Elena s’était évanouie dans les bras de Vivaldi qui tira son épée pour la défendre. Tout, à coup, une parole formidable éclata au milieu d’eux :

— Vous, Vincenzo Vivaldi, de Naples, et vous Elena Rosalba, de Villa-Altieri, rendez-vous prisonniers ! Nous vous en sommons au nom de l’Inquisition !

— Au nom de l’Inquisition ! s’écria Vivaldi, qui croyait à peine ce qu’il entendait ; il y a ici quelque horrible méprise.

L’officier, sans daigner répondre, renouvela sa sommation.

— Retire-toi, imposteur, s’écria Vivaldi, ou mon épée te fera repentir de ta témérité !

— Eh quoi ! dit le chef de la troupe, vous osez insulter un officier de la Sainte Inquisition ? Ce religieux peut vous instruire des dangers que l’on court en résistant à nos ordres.

Vivaldi allait répliquer, le prêtre le retint.

— Si vous êtes réellement des officiers de ce redoutable tribunal, dit-il, donnez la preuve que vous êtes porteurs d’un pouvoir en forme émanant du Saint-Office.

— Le voilà, répliqua l’officier, en tirant un rouleau de sa poche.

Le bénédictin tressaillit à la vue du rouleau ; il le prit et l’examina avec attention. Le parchemin, le sceau, la formule, certaines marques connues seulement des initiés, tout, certifiait l’authenticité du décret d’arrestation. Le papier tomba de ses mains, et se tournant vers Vivaldi :

— Malheureux ! s’écria-t-il, c’est donc vrai ! Vous êtes appelé devant ce redoutable tribunal pour répondre d’un crime ! et peu s’en est fallu que moi-même je me sois rendu coupable d’un grand délit !

Vivaldi, stupéfait, était comme frappé de la foudre.

— Un crime ! murmurait-il ; voilà une imposture bien hardie ! Quel crime ai-je commis ? Ces scélérats qui osent s’attaquer à une innocente victime n’échapperont pas à ma vengeance. Qu’ils approchent, s’ils l’osent…

Et, hors de lui, le jeune homme menaça de nouveau la bande qui l’entourait. Tous, au même instant, mirent l’épée à la main, malgré les cris perçants d’Elena et les supplications du prêtre. Vivaldi, qui ne voulait pas répandre du sang, se tenait sur la défensive, jusqu’à ce que la violence de ses adversaires l’obligeât à faire usage de tous ses moyens de défense. Il mit l’un d’eux hors de combat, mais il fléchissait sous le nombre, lorsque Paolo entra dans la chapelle. Voyant son maître assailli, il vola à son secours et frappa un de leurs ennemis ; mais enfin, ils se virent entourés, et le maître et le valet, blessés à leur tour l’un et l’autre, furent terrassés et désarmés. Elena, qu’on avait empêchée de se jeter entre les combattants, suppliait à genoux les féroces satellites du Saint-Office en faveur de Vivaldi blessé qui, de son côté, conjurait le vieux prêtre de protéger la jeune femme.

— Eh ! le puis-je ? disait le bénédictin. Qui oserait s’opposer aux ordres de l’Inquisition ? Ne savez-vous pas, malheureux jeune homme, que toute résistance est punie de mort ?

— De mort ! s’écria Elena, de mort !…

— Oui, dit l’un des officiers à Vivaldi, en montrant un de ses hommes couché à terre, il vous coûtera cher pour ce que vous avez fait !

— Monsieur, répliqua Vivaldi, je n’ai rien à dire pour ma défense, j’ai fait mon devoir. Mais cette dame est innocente, délaissée de tous. Pouvez-vous, la voyant sans appui, la traîner dans vos cachots, sur une dénonciation calomnieuse ?

— Monsieur, dit l’officier, notre pitié ne lui servirait à rien. Il faut que nous fassions notre devoir. Que l’accusation soit fondée ou non, ce n’est pas à nous, c’est au tribunal qu’elle doit répondre.

Mais quelle accusation ? demanda Elena.

— Celle d’avoir rompu vos vœux.

— Infâme manœuvre ! dit Vivaldi. Je reconnais bien là l’infâme méchanceté de sas persécuteurs. Ô chère Elena ! faut-il donc que je vous laisse en leur pouvoir ?

Il brisa ses liens et, se traînant vers elle, il la pressa encore une fois entre ses bras. Elle, appuyée sur le sein de Vivaldi, ne pût exprimer que par des larmes les angoisses de son cœur brisé. C’était un spectacle à attendrir les âmes les plus farouches, excepté celles des inquisiteurs. Vivaldi, épuisé par la perte de son sang, fut forcé d’abandonner une seconde fois sa bien-aimée.

On se mit en devoir de séparer les deux amants, et l’officier donna ordre d’emmener Elena. Ses hommes la saisirent dans leurs bras ; Paolo faisait de vains efforts pour se débarrasser de ses liens et la secourir.

Vivaldi essaya de se soulever, mais il perdit connaissance en prononçant le nom d’Elena. En vain, la jeune femme implora ses ravisseurs pour qu’il lui fût permis de donner ses soins à l’infortuné ; on l’entraîna hors de la chapelle, tandis qu’elle criait, désespérée :

— Adieu, Vivaldi ! adieu pour jamais !

Ce cri était si déchirant que le vieux prêtre en fut ému malgré lui. Vivaldi entendit cet adieu qui sembla le rappeler des portes du tombeau. Il entr’ouvrit les yeux et il aperçut encore le voile flottant de la jeune fille…


Le frère chirurgien du couvent, ayant examiné et pansé les blessures de Vivaldi et de Paolo, déclara qu’elles n’étaient pas dangereuses.

Dès que le jeune comte et son fidèle serviteur commencèrent à se rétablir, on les obligea à se mettre en route. Ils furent placés dans la même voiture, sous la surveillance de deux sbires. Paolo insinua à son maître que vraisemblablement l’abbesse de San-Stefano était leur principale ennemie et que les deux carmes qui les avaient rejoints en toute, étaient probablement ses émissaires et, instruits de la route qu’Elena et Vivaldi avaient prise, ils avaient fourni des renseignements pour suivre leurs traces jusqu’à Celano.

Les prisonniers voyagèrent toute la nuit. Au point du jour, ils arrivèrent dans une petite ville de la campagne de Rome. Lorsqu’on repartit, Vivaldi remarqua avec surprise que ses gardiens n’étaient plus les mêmes.

Il était près de minuit quand les prisonniers entrèrent dans Rome. Ils s’arrêtèrent à l’entrée d’une voûte fermée par une grille de fer, des hommes tenant des torches à la main ouvrirent la grille et les conduisirent dans une salle basse éclairée par une lampe. Un silence absolu y régnait. À l’idée que ce souterrain était peut-être un lieu de sépulture pour quelques victimes du farouche tribunal de l’Inquisition, Vivaldi frémit d’horreur. De temps en temps, des inquisiteurs, revêtus de leur longue robe noire, traversaient sans bruit les couloirs, comme des fantômes. À la fin, un officier apparut et ordonna à Vivaldi de le suivre.

On fit passer le jeune comte par une galerie qui conduisait à une antichambre, puis dans une salle spacieuse, à l’extrémité de laquelle deux hommes étaient assis devant une grande table. C’étaient deux inquisiteurs. Ceux-ci firent d’abord prêter au jeune homme le serment de dire la vérité, puis l’interrogatoire commença.

Un inquisiteur demanda à Vivaldi s’il avait connaissance de l’accusation en vertu de laquelle il avait été arrêté,

— On m’accuse, répondit Vivaldi, d’avoir enlevé une religieuse.

— Vous avouez donc ? dit l’inquisiteur.

— Je nie au contraire.

— Qui donc vous en aurait instruit, si ce n’est votre conscience ?

— J’en ai été instruit par les paroles de vos officiers.

— Mensonge ! s’écria le juge. Sachez que nos ordres ne se montrent pas et que nos officiers ne parlent jamais.

Vivaldi protesta et raconta ce qui s’était passé. L’inquisiteur, pâle de colère, se leva :

— Audacieux hérétique ! dit-il, vous disputez contre vos juges ! vous les insultez, vous manquez de respect au saint tribunal ! votre impiété recevra sa récompense et si vous persistez dans la voie du mensonge, on vous soumettra à la question.

Les nouvelles protestations de Vivaldi mirent fin à la première séance. L’inquisiteur ordonna au jeune comte de signer son interrogatoire et il l’avertit de se préparer pour le lendemain à confesser son crime ou à subir la question. Puis, il frappa sur un timbre et un officier reparut.

— Vous connaissez vos ordres, dit l’inquisiteur, qu’ils soient exécutés.

L’officier s’inclina et emmena Vivaldi.