Hachette (p. 71-87).

VI


Au moment où Gilbert rentra au château, M. Leminof se promenait sur la terrasse. Il aperçut de loin son secrétaire et lui fit signe de venir le rejoindre. Ils firent ensemble quelques tours le long du parapet, et tout en marchant Gilbert étudiait le père de Stéphane avec encore plus d'attention qu'il n’avait tait jusqu'à ce jour; ce qui le frappait surtout, c’étaient ces yeux d'un gris un peu trouble, dont les regards vagues, mobiles, insaisissables, devenaient par instants froids et lourds comme du plomb. Jamais du reste M. Leminof n’avait été aussi aimable avec son secrétaire; il lui parlait d'un ton enjoué et le regardait d'un air de bonhomie charmante. Ils conversaient depuis un quart d'heure quand le tintement d'une cloche les avertit que le dîner était servi. Le comte Kostia conduisit Gilbert dans la salle à manger. C'était une immense pièce voûtée et lambrissée de chêne noir, qui prenait jour sur la terrasse par trois petites baies ogivales, les voussures du plafond étaient recouvertes de vieilles peintures apocalyptiques que le temps avait écaillées et rongées. Au centre, on voyait l'Agneau aux sept cornes assis sur son trône; autour de lui se tenaient les vingt-quatre vieillards vêtus de blanc. Dans les


parties inférieures des pendentifs, les peintures étaient si dégradées que les sujets en étaient à peine reconnaissables. On apercevait çà et là des ailes d'anges, des trompettes, des bras qui avaient perdu leurs mains, des bustes dont la tête avait disparu, des couronnes, des étoiles, des crinières de cheval, des queues de dragon. Ces tristes débris formaient des hiéroglyphes mystérieux et menaçants. C'était une étrange décoration pour un réfectoire.

A cette heure de la journée, les trois fenêtres ogivales ne donnaient qu'une lumière terne et rare; on y avait suppléé par trois lampes de bronze sus- pendues au plafond par des chaînes de fer, et dont les flammes brillantes ne réussissaient que difficilement à éclairer les profondeurs de cette salle caverneuse. Au-dessous des trois lampes était dressée une longue table où vingt convives eussent aisément trouvé place; à l'une des extrémités arrondies de cette table, trois couverts et trois chaises de maroquin avaient été disposés en demi-cercle; à l'autre extrémité, un seul et unique couvert faisait face à un simple escabeau de bois. Le comte s'assit et fit signe à Gilbert de se placer à sa droite; puis, déployant sa serviette, il dit sèchement au grand valet de chambre allemand :

« Comment se fait-il que mon fils et le père Alexis ne soient pas encore ici ? Allez les chercher. »

Quelques instants après, la porte s'ouvrit, et Stéphane parut. Il traversa la salle les yeux baissés, et, s'inclinant vers la longue main sèche que lui présenta son père sans le regarder, il l'effleura du bout des lèvres. Cette marque de déférence filiale devait lui coûter beaucoup, car il fut pris de ce tremblement nerveux auquel il était sujet quand il éprouvait de fortes émotions. Gilbert ne put s'empêcher de dire à part soi ;

« Mon enfant, les séraphins et les apôtres sont bien vengés de l'humiliation que vous leur avez infligée! »

Il sembla que le jeune homme devinât la pensée de Gilbert, car, en relevant la tête, il lui lança un regard farouche ; puis il s’assit à la gauche de son père et demeura immobile comme une statue, les yeux attachés sur son assiette.

Cependant celui qu'on appelait le père Alexis ne paraissait pas, et le comte impatienté, jetant brusquement sa serviette sur la table, se leva pour l’aller chercher; mais au même moment la porte s’ouvrit, et Gilbert vit apparaître un visage barbu qui exprimait le trouble et l'effroi. Tout échauffé et tout essoufflé, le pope jeta sur son seigneur et maître un coup d'œil scrutateur. Du visage du comte il ramena ses regards vers l'escabeau vide ; il eût donné, je pense, son petit doigt pour pouvoir se couler sans être vu jusqu'à ce siège peu confortable.

« Père Alexis, vous vous oubliez avec vos éternels peinturlurages ! s'écria M. Leminof en se rasseyant. Vous savez que je n'aime pas à attendre. Je professe sans aucun doute une admiration passionnée pour les burlesques chefs-d’œuvre dont vous décorez les murs de ma chapelle; mais je ne puis souffrir qu’on me manque, et je vous prie de ne plus sacrifier les égards que vous me devez à votre sotte passion pour la peinture à la grosse brosse; sinon, j’ensevelirai un beau matin vos sublimes barbouillages sous une triple couche de chaux vive. »

Cette mercuriale prononcée d'une voix tonnante produisit sur le père Alexis la plus douloureuse impression. Son premier mouvement fut d'élever vers la voûte ses regards et ses bras. Il prenait à témoin les vingt-quatre vieillards.

« Vous entendez ! leur disait-il. Le profane ose traiter de peinturlurages ces fresques incomparables qui porteront le nom du père Alexis jusqu’à la dernière postérité! »

Mais dans le cœur du pauvre pope la terreur succéda bientôt à l'indignation. Il laissa retomber se bras, et, se courbant vers le sol, il rentra sa tête dans ses épaules et s'appliqua à se faire petit. C'est ainsi qu'une tortue effarouchée se blottit dans son écaille et craint encore d'y tenir trop d'espace.

« Eh bien! que signifient ces simagrées ? Prétendez- vous nous faire attendre votre benedicite jusqu'à demain ? »

Le comte prononça ces mots du ton brusque d'un caporal qui commande à des conscrits la charge en douze temps. Le père Alexis fit un soubresaut, comme si on lui eût cinglé les reins d'un grand coup de fouet, et dans son trouble, en s'élançant vers son escabeau, il se heurta violemment contre l'angle d'un dressoir sculpté; ce choc terrible lui arracha un cri de douleur, mais ne put amortir son élan, et, tout en se frottant la hanche, il se précipita à sa place, sur quoi, sans se donner le temps de reprendre haleine, il marmotta d'un accent nasillard et d'une voix inintelligible un long benedicite qu'il eut bientôt expédié, et, chacun ayant lait un grand signe de croix, l’on servit le dîner.

« Quel étrange rôle joue ici la religion ! se disait Gilbert en portant sa cuiller à ses lèvres. On ne se permet pas de dîner avant qu'elle ait bénit le potage, et cependant on la relègue au bout de la table, comme un lépreux dont on redouterait le contact impur ! »

Pendant la première partie du repas, l'attention de Gilbert se concentra sur le père Alexis. Cette figure de prêtre excitait sa curiosité. A première vue, elle semblait empreinte d'une certaine majesté que relevaient sa robe noire aux larges plis et le crucifix d'or qui pendait sur sa poitrine. Le père Alexis avait le front élevé et découvert ; son grand nez fortement aquilin donnait à sa physionomie quelque chose de mâle ; ses yeux noirs, d'une belle coupe, étaient encadrés par des sourcils bien arqués, et sa longue barbe. grisonnante s'accordait avec ses joues d'un ton bistré sillonnées de rides vénérables. Vu au repos, ce visage avait un caractère de beauté austère et imposante. Et si vous aviez contemplé le père Alexis pendant son sommeil, vous l'auriez pris pour un saint anachorète fraîchement sorti de sa thébaïde, ou mieux encore pour une façon de saint Jean contemplant les yeux fermés, du haut de son rucher de Pathmos, les sublimes visions de l’Apocalypse; mais, aussitôt que le visage du bon pope s'animait, le charme était rompu. Ce n'était plus qu'un masque expressif, mobile, parfois grotesque, où se peignaient les impressions fugitives et sans profondeur d'une âme douce, innocente et débonnaire, mais sans élévation et sans idéal. C'est ainsi que, le moine et l'anachorète venant à disparaître subitement, il ne restait plus qu'un vieil enfant de soixante ans, dont la physionomie, tour à tour inquiète ou souriante, n’exprimait que de puériles préoccupations ou des contentements plus puérils encore. Cette transformation était si rapide, qu’elle ressemblait à un véritable tour d'escamotage. On cherchait saint Jean, on ne le trouvait plus, et on était tenté de s'écrier : « O père Alexis, qu'êtes-vous devenu? L'âme qui se peint à cette heure sur votre visage n'est pas la vôtre. »

C’était un excellent homme que le père Alexis; malheureusement il avait un goût trop prononcé pour les plaisirs de la table. On pouvait lui reprocher aussi d'avoir une assez forte dose de vanité; mais son amour-propre était si ingénu, qu’il eût trouvé grâce devant les juges les plus rigoureux.

Ce père Alexis avait réussi à se persuader qu'il était un grand artiste, et cette persuasion faisait son bonheur. Ce qui est certain, c'est qu'il maniait la brosse et le pinceau avec une remarquable dextérité, et qu'il lui suffisait de quelques heures pour exécuter quatre ou cinq pieds carrés de peinture à fresque. Les doctrines du mont Athos, qu'il avait visité dans sa jeunesse, n'avaient plus de secrets pour lui; l'esthétique byzantine avait passé dans sa chair et dans ses os : il savait par cœur le fameux Guide de la Peinture, rédigé par le moine Denys et son élève Cyrille de Chio. Bref il connaissait à fond toutes les recettes moyennant lesquelles on fait des œuvres de génie, et à force de s'aider du compas, il peignait d'inspiration de saints bonshommes qui ressemblaient assez exactement à certaines figures sur fond d'or des couvents de Lavra et d’Iveron. Une. seule chose chagrinait et mortifiait le père Alexis, c’est que le comte Kostia Petrovitch refusât de croire à son génie ; en revanche ce qui le consolait un peu, c'est que le bon Ivan professait pour ses œuvres une admiration sans réserve. Aussi aimait-il à s'entretenir d'art et de peinture avec ce pieux adorateur de ses talents.

« Regarde, mon fils, lui disait-il parfois en lui montrant et en élevant dans l'air le pouce, l'index et le médius de sa main droite, tu vois ces trois doigts : on n'a qu'à leur dire un mot, et il en sort des saints George, des saints Michel, des saints Nicolas, des patriarches de l'ancienne alliance, des apôtres de la loi nouvelle, le bon Dieu lui-même et toute sa chère famille ! »

Et là-dessus il lui donnait sa main à baiser, de quoi le bon serf s'acquittait avec une humble vénération. Cependant, si le comte Kostia avait le goût assez barbare pour traiter brutalement de barbouillages les enluminures du père Alexis, il n'était pas assez cruel pour l'empêcher de cultiver son art bien-aimé ; il avait même accordé dernièrement à ce disciple du grand Panaclinos, le créateur de l'école byzantine, une faveur inespérée dont le bon père s'était promis de lui garder une reconnaissance éternelle. L'une des ailes du château de Geierfels renrenfermait une jolie' chapelle, assez spacieuse, que le comte avait fait approprier aux usages du culte grec, et un beau jour, cédant aux instances réitérées du père Alexis, il l'avait autorisé à couvrir les murailles et la voûte de peinturlurages de sa façon. Le pope s'était mis aussitôt à l'œuvre. Cette grande entreprise absorbait la moitié au moins de ses pensées ; il y consacrait chaque jours plusieurs heures ; la nuit il voyait en rêve de grands patriarches d'or et d'azur qui se penchaient sur lui en disant :

« Cher Alexis, nous nous recommandons à tes bons soins; que ton génie perpétue notre gloire dans l'univers !… »

Bref, le père Alexis était si charmé de ses fresques, qu'occupé à contempler la barbe blanche d'un Noé colossal peint la vieille il n'avait pas entendu tinter la cloche du dîner. C'est ainsi que nos passions se dévorent les unes les autres, et ce sont souvent les petites qui mangent les grosses.

M. Leminof était d'abord resté silencieux. Peut-être voulait-il donner à Gilbert le temps de se reconnaître ; mais quand on eu enlevé le potage, il rompit le silence et engagea une conversation animée avec son secrétaire. Comme tout à l'heure sur la terrasse, il lui parlait sur un ton d'estime où l'affection se mêlait à plus forte dose que d'habitude. Les inflexions caressantes de sa voix, les regards bienveillants dont il les accompagnait, l'air de curiosité sympathique qu'il faisait paraître en l'interrogeant, l'attention qu'il prêtait à ses réponses, tout témoignait du grand état qu'il faisait de lui. Évidemment il y avait là du parti pris, et Stéphane et le père Alexis pouvaient se tenir pour dûment avertis que le nouveau venu était un être à part, un personnage important appelé à vivre sous un régime de faveur, une façon de premier ministre dont la puissance occulte était à redouter. L'avertissement fut compris. Le père Alexis, tout occupé qu'il fût de son assiette, ne laissa pas de jeter à la dérobée sur Gilbert plus d'un regard admiratif. Il ne se rappelait pas avoir vu le comte Kostia témoigner à aucun être humain de pareils égards. Il est vrai que le comte était souvent plein de prévenances pour son singe, nommé Solon, charmant sapajou très mal élevé dont il approuvait toutes les fredaines ; mais dans les soins qu'il lui rendait, la nuance de respect était moins accusée. C'est là ce que le père Alexis constata avec une surprise bien motivée; aussi regardait-il avec de grands yeux cet animal curieux qui menaçait de supplanter Solon. De son côté, Gilbert observait Stéphane : il sentait que de moment en moment un fossé plus profond se creusait entre ce jeune homme et lui; mais Stéphane n'en marqua rien, ses regards étaient muets comme ses lèvres.

La conversation finit par rouler sur les sujets que le comte se plaisait chaque jour à débattre avec son secrétaire. Ils parlèrent du Bas-empire, que M. Leminof regardait comme l'âge le plus prospère et le plus glorieux de l'humanité. Il goûtait peu les Périclès, les César, les Auguste et les Napoléon; il estimait que l'art de régner n'avait été compris que des Justinien et des Alexis Comnène. Et comme Gilbert, au nom de la dignité humaine, protestait vivement contre cette thèse :

« Halte-là! dit-il: pas de grands mots, pas de déclamations! Écoutez-moi plutôt. Ces faisandeaux sont bons. Voyez comme le père Alexis s'en régale. A qui doivent-ils ce fumet qui l'enchante? A la haute sagesse de mon cuisinier qui leur a laissé le temps de se mortifier et de se faire. Il nous les a servis à point. Quelques jours plus tôt, ils auraient été coriaces; quelques jours plus tard, ils étaient par trop hasardés et les vers s'y mettaient. Mon cher monsieur, il en est des sociétés comme du gibier. Le bon moment pour elles, c'est quand elles sont en voie de décomposition. Dans leur jeunesse, elles ont la coriacité de la barbarie ; en revanche, il est un certain degré de corruption qui compromet leur existence. Eh bien! Byzance possédait l'art de faisander les âmes et de les maintenir à point. Malheureusement elle a emporté ce secret dans la tombe. »

Et là-dessus il se mit à déclamer contre la chevalerie et la révolution, qu'il considérait comme deux variations composées sur le même thème.

« Godefroi de Bouillon, disait-il, est l'arrière-grand-père de Robespierre. L'un disait en brandissant son épée : Mon cœur et Dieu le veulent! » L'autre s'écriait en regardant le ciel en coulisse : « La « vertu pour but et la terreur pour moyen!… » Ces deux devises n'en font qu'une. C'est l'abstraction proclamée la souveraine de l'univers; c'est le premier fou venu s'arrogeant le droit d'arranger le le monde à sa guise; c'est une tyrannie nouvelle qui n'a passa pareille, la tyrannie des bonnes intentions, et voyez ce qu'avec le temps les bonnes intentions ont fait de l'Occident!

— Il y aurait bien des choses à répondre, fit Gilbert.

— Ne répondez rien, mon cher Gilbert, poursuis vit-il et remarquez avec moi que la chevalerie dont le but avoué était de soumettre toutes les affaires humaines aux arrêts de ce tribunal révolutionnaire qu'on appelle le cœur, devait professer le plus grand respect pour cette moitié du genre humain qui représente de nature les faiblesses, les caprices, les folies du sentiment. Elle n'y manqua pas. Rebelle aux leçons que lui donnait la sagesse de Byzance, au lieu d'ensevelir la femme dans l'ombre du gynécée, elle la plaça sur un trône. Et quels désordres n'a pas enfanté dans la société cette absurde idolâtrie !

— Oh ! pour le coup, s'écria Gilbert, voilà une thèse à laquelle je ne me convertirai jamais.

— Voyons, soyez sincère, reprit le comte Kostia. Nous sommes entre hommes, nous pouvons parler sans contrainte et dire à ces dames toutes leurs vérités. Oubliez pour un moment ces principes de fade galanterie que nous a légués le romantisme du moyen âge, et que la révolution a remis en honneur. Nierez-vous que la femme ne soit un être inférieur, incapable de suite dans ses idées, avide d'émotions dramatiques, toujours en révolte contre le bon sens, toujours prête à sacrifier les intérêts généraux à ses passions? Mon Dieu ! je consens à lui pardonner ses déraisons. Elle n'en est pas responsable. Une fatalité cruelle pèse sur elle. Le grand malheur, c'est que dans les vues de la nature, attentive à perpétuer l'espèce, la femme n'est qu'un moyen, et qu'elle ne peut s'empêcher de se considérer comme un but. Il me souvient d'une pauvre levrette qu'on employait à tourner la broche; elle n'avait pu se persuader que le rôti ne fût pas pour elle. C'était chaque jour une nouvelle déception, et je dois le dire, le rôti fut plus d'une fois en danger. Aussi serait-il bon que le rôti, je veux dire la société, prît ses précautions contre les appétits de bonheur de cet être à la fois faible et violent, qui est incapable de comprendre sa vraie destination. Et je ne sache rien de mieux entendu que la captivité du gynécée byzantin ou du harem musulman, pour rappeler aux filles d'Eve qu'elles n'ont pas le droit de vivre pour leur propre compte.

M. Leminof développa ce beau système avec beaucoup de verve et d'animation. Gilbert trouvait un tel langage médiocrement respecteux pour la, mémoire de Mme Leminof, et, regardant Stéphane, il disait en lui-même au comte Kostia : J'aime à voir comme vous l'instruisez ? Mais Stéphane avait l'air de ne rien entendre; depuis longtemps il avait cessé de manger, et, le visage impassible, il regardait fixement son assiette vide.

« Ce qui est plaisant, dit encore M. Leminof, terminant son réquisitoire, c'est que les femmes savent fort peu de gré à la société de ses absurdes complaisances à leur égard. A les entendre, elles gémissent sous un joug intolérable. Ces étranges créatures ont une telle soif de domination, qu'elles voudraient mener à la baguette le soleil, la lune et les étoiles, et par surcroît de bizarrerie il se trouve de prétendus amis du progrès pour appuyer leurs prétentions! Ce sont ces mêmes novateurs qui pétitionnent en faveur de la suppression des quarantaines, car l'affranchissement de la femme et l'émancipation de la peste, ces deux questions-là sont étroitement liées. Mon cher Gilbert, vous êtes un homme raisonnable. Joignez-vous à moi pour porter un toast aux harems et aux lazarets !

Amen ? » s'écria le père Alexis, qui, n'écoutant que d'une oreille, ne se doutait guère de quoi il s'agissait; mais à ce mot de toast il avait tressailli, car il ne refusait jamais de boire une santé.

Son exclamation attira sur lui l'attention du comte.

« Le père Alexis est de mon avis, dit-il à Gilbert, et il a ses raisons pour cela. Demandez-lui de vous conter l'histoire de ses amours.

— Je craindrais que ce récit n'intéressât pas cet excellent jeune homme, objecta timidement le pope.

— Changez vos façons de parler! répondit le comte d'un ton sévère. M. Gilbert Savile n'est pas un excellent jeune homme; c'est un savant fort distingué dont j'estime infiniment le caractère et les talents, et j'entends qu'il soit respecté ici comme un autre moi-même.

— Ma position se dessine, me voilà devenu favori du tyran ! » pensa Gilbert.

Et il vit passer sur les lèvres de l'immobile Stéphane un sourire pâle et à peine ébauché qui signifiait, « Je l'avais bien deviné ! »

« Allons, mon père, reprit le comte, ne vous faite; pas tirer l'oreille, et récitez-nous votre petite histoires sinon, je me chargerai de la raconter à ma façon. »

Le bon père se hâta de s'exécuter. On aime mieux se donner les étrivières que de les recevoir. Il entama son récit d'une voix chevrotante, et tout en parlant il lorgnait mélancoliquement du coin de l'œil quelques assiettes auxquelles il n'avait encore donné qu'un premier assaut. Je ne rapporterai pas ici le fidèle exposé qu'il fit de ses mésaventures conjugales. Il suffit de dire qu'il avait eu le malheur d'épouser une petite maîtresse, très-impérieuse et très-coquette, dont il avait été l'esclave plus que le mari. Le père Alexis conta ses longues tribulations avec une candeur qui révolta Gilbert. Il en voulait à M. Leminof d'avoir contraint le saint homme à dévoiler ainsi à un étranger les secrets de sa vie intime; mais le père Alexis ne croyait pas avoir le moins du monde compromis sa dignité : il n'avait pas la tête métaphysique, et n'entendait rien aux abstractions; seulement il n'aimait pas qu'on lui parlât de sa femme, ni qu'on le forçât d'en parler, parce que cela lui rappelait les souvenirs les plus douloureux de sa vie. Il termina son histoire par d'édifiantes réflexions, et se préparait à citer saint Basile, quand il remarqua que M. Leminof s'était profondément endormi. Il se crut dispensé d'achever son homélie, et ne s'occupa plus que de vider les assiettes de figues et de pistaches qu'il n'avait cessé de couver des yeux.

Un profond silence régna dans la grande salle ; il n'était interrompu que par le bruit cadencé que faisaient les mâchoires du bon père. Stéphane s'était accoudé sur la table; sa pose empreinte d'une mélancolie rêveuse, sa tête inclinée et appuyée contre la paume de sa main droite, sa tunique noire sans collet et qui laissait à découvert un cou d'une parfaite blancheur, ses longs cheveux soyeux retombant mollement sur ses épaules, les contours purs et délicats de son beau visage, sa bouche fine aux coins légèrement relevés, tout en lui rappelait le portrait de Raphaël peint par Raphaël, tout, hormis l'expression qui était bien différente. Les regards d'un Sanzio sont des messagers ailés qui annoncent en leur muet langage les félicités contemplatives d'un grand cœur inspiré, et publient ses fiançailles avec l'éternelle beauté de l'univers; les regards de Stéphane, quand la passion ne les animait pas, exprimaient tour à tour une curiosité froide et dédaigneuse ou la défiance d'une âme qui cherche à se rendre invisible et se dérobe aux obsessions de la lumière. En ce moment, il contemplait les peintures apocalyptiques de la voûte; on eût dit qu'il y retrouvait l'expression symbolique de ses pensés; ses yeux finirent par s'attacher sur une tête de dragon fort dégradée par le temps et qui n'en était que plus hideuse; il semblait adresser à ce monstre un interrogatoire; apparamment il lui demandait le secret de sa destinée. Son immobilité de statue et la fixité de son regard donnèrent le frisson au pauvre Gilbert : il détourna ses yeux de ce jeune front couronné d'une mystérieuse tristesse, et les reporta sur le prêtre; mais l'air de résignation béate du père Alexis lui parut aussi mélancolique que les sombres ennuis de Stéphane. Une tristesse profonde envahit son cœur. Rien autour de lui qui commandât ses sympathies, rien qui pro- mît société à son âme : à sa gauche la figure rébarbative d'un tyran assoupi que le sommeil rendait plus sinistre encore; en face de lui, un jeune misanthrope perdu pour le moment dans les espaces; à sa droite, un vieil épicurien qui se consolait de tout en mangeant des figues; au-dessus de sa tête, les dragons de l'Apocalypse. Et puis cette grande salle voûtée, était froide, sépulcrale ; on y respirait un air de cave ; les enfoncements et les encoignures étaient noyés dans une ombre épaisse ; les boiseries noires qui tapissaient les murailles avaient un aspect lugubre. Au dehors on entendait des bruits effrayants; un vent d'orage s'était levé et poussait de longs mugissements de taureau blessé, auxquels répondaient le grincement des girouettes et le cri funèbre des hibous.

Tout à coup il lui vint à l'idée que le comte n'était pas réellement endormi, et que ce subit assoupissement était une ruse de guerre destinée à mettre en liberté les langues enchaînées de ses convives. Gilbert craignit que Stéphane, sortant de sa rêverie, ne crût pouvoir lui adresser impunément quelque propos hardi que l'oreille attentive du maître saisirait au passage. Il prit le parti de feindre lui aussi le sommeil, et, se renversant sur le dossier de sa chaise, il ferma les yeux et laissa tomber sa tête sur sa poitrine. Cette situation se prolongea quelque temps, et Gilbert était déjà fort empêché de son rôle d'homme endormi, lorsque par bonheur le père Alexis, qui venait d'expédier sa dernière figue, poussa un long soupir. Ce fut pour le comte un prétexte suffisant de se réveiller; il se redressa sur son siège, passa la main sur ses yeux, sonna pour qu'on servît le thé, et dès que les tasses furent vides, il pressa amicalement la main de Gilbert, et sortit de la salle, suivi de Stéphane et du pope.

Quand Gilbert fut rentré dans sa chambre, il ouvrit la fenêtre pour mieux entendre le grondement majestueux du fleuve. Au même instant, une voix que lui apporta le vent, et qui partait de la grosse tour carrée, lui cria :

« Monsieur le grand-vizir, n'oubliez pas de brûler force chandelles au diable; c'est le conseil que vous donne votre plus fidèle sujet en retour des profondes leçons de sagesse dont vous avez gratifié aujourd'hui son inexpérience ! »

Ce fut ainsi que Gilbert apprit que Stéphane était son voisin.

« Ce qui me console, pensa-t-il, c'est qu'à moins d'avoir des ailes, je le défie bien d'arriver jusqu'ici… » Et il ajouta en refermant sa fenêtre : « Quoi qu’il en soit, j’ai bien fait d’écrire hier à Mme Lerins ; aujourd’hui je ne suis plus si content. »