Hachette (p. 44-71).

V


Le lendemain était un dimanche. C'était pour Gilbert un jour de liberté. Vers le milieu de la matinée, il sortit pour faire une promenade dans les bois. Il errait depuis une heure, quand, retournant la tête, il vit venir derrière lui une petite troupe d'enfants qui portaient un costume étrange. Les deux plus âgés étaient vêtus de robes bleues et de manteaux rouges, et leur tête était coiffée de bonnets en feutre entourés d'un cercle en papier doré qui figurait une auréole. Un autre plus petit portait un scapulaire de couleur grise, peint de diables noirs et de flammes renversées. Les cinq derniers étaient habillés de blanc; leurs épaules étaient or- nées de longues ailes en gaze rose, et ils tenaient à la main des branches de buis en guise de palmes.

Gilbert ralentit le pas, et lorsqu'ils l'eurent rejoint, il reconnut dans celui qui était accoutré du san-benito le petit porcher maltraité par M. Stéphane. L'enfant, qui, tout en marchant, regardait avec complaisance les flammes et les diables dont sa robe était émaillée, s'avança vers Gilbert, et, sans attendre ses questions, il lui dit : « Je suis Judas Iscariote. Voici saint Pierre, et voici saint Jean. Les autres sont des anges. Nous allons tous au village de R… pour prendre part à une grande procession qu'on y célèbre tous les cinq ans. Si vous voulez voir quelque chose de beau, vous n'avez qu'à nous suivre. Je chanterai un solo, saint Pierre aussi; les autres chanteront en chœur. »

Là-dessus Judas Iscariote, saint Pierre, saint Jean et les anges se remirent en marche, et Gilbert se décida à les suivre. Les premières maisons du village de R… s'élèvent à l'extrémité du plateau boisé qui s'étend au midi du Geierfels. Au bout d'une demi-heure la petite caravane fit son entrée dans le village au milieu d'une foule considérable accourue de tous les hameaux environnants. Gilbert s'achemina le long de la grande rue, décorée, de tentures et de reposoirs, et il déboucha sur une place plantée d'ormeaux dont l'église formait un des côtés. Bientôt les cloches sonnèrent à grande volée; les portes de l'église s'ouvrirent, la procession sortit. En tête marchaient des prêtres, des moines, et des laïques des deux sexes, portant des cierges, des croix et des bannières. Derrière eux venait une longue suite d'enfants qui représentaient le cortège de la Passion. L'un d'eux, jeune garçon de dix ans, remplissait le rôle du Christ ; il avait la tête couronnée d'épines, et, portant sur son épaule une grande croix de bois, il semblait près de succomber sous le faix. A ses côtés se tenaient les deux brigands, dont l'un grimaçait, tandis que l'autre, les yeux baissés, la tête penchée, semblait en proie au plus profond repentir. Ils étaient entourés de gardes armés de lances qui les menaçaient et les insultaient du geste et de la voix; ensuite venait une petite fille dont la robe noire était traversée d'un poignard à l'endroit du cœur. Cette jeune Mère des douleurs était escortée des douze Apôtres. Le cortège était fermé par une longue troupe d'anges, tenant à la main, les uns des branches de buis, les autres des encensoirs qu'ils balançaient gracieuse- ment dans l'air. La procession fit deux fois le tour de la place, puis elle s'arrêta. Les cloches se turent, un orchestre placé sur un échafaud fit entendre une musique douce et pénétrante; et quand le prélude fut achevé, le chœur des anges entonna un cantique à quatre parties qui remua Gilbert jusqu'au fond de l'âme.

Un profond silence régnait dans la foule. Les hommes joignaient les mains, les femmes s'agenouillaient. Les jeunes choristes étaient graves, recueillis; au-dessus de leurs têtes inclinées flottaient les bannières où étaient peintes les figures des saints. Par instants un nuage d'encens passait dans l'air; une faible brise faisait frissonner le feuillage ému des vieux ormeaux, et le ciel, d'un bleu pur et sans tache, semblait écouter avidement les harmonies qui s'exhalaient de ces lèvres enfantines, et cette autre musique, plus secrète et plus profonde, qui se faisait au fond des cœurs.

Gilbert le philosophe n'était pas de cette race d'esprits affranchis qui, en échangeant la foi contre la sagesse, obéit à une fatalité intérieure qu'elle déplore sans lui pouvoir résister. Ces esclaves dont les chaînes se sont brisées malgré eux regrettent leur antique servage, ils voudraient à tout prix recouvrer leur candeur passée et ces joies saintes dont la religion gratifia leur enfance. Que sont devenues ces extases où les plongeaient le frémissement des cloches conviant les fidèles à la prière, le parfum de l'encens flottant dans les parvis et le rayonnement des ostensoirs dans l'ombre auguste du sanctuaire? Hélas! ils ont senti se tarir dans leur cœur, envahi par la lumière, les sources vives des pieuses émotions et des sublimes transports, et ils maudissent ce soleil implacable qui a desséché la citerne où s'abreuvaient les ardeurs de leur âme. Les voilà condamnés à penser, à raisonner, à discuter, à critiquer, et ils voudraient sentir, aimer, adorer! O stérilité désolante de leur cœur! et comme ils donneraient volontiers leur triste sapience pour un élan d'amour et de dévotion!… Ces âmes infortunées sont semblables à des abeilles qui n'auraient reçu du ciel un aiguillon qu'à la condition de perdre cette trompe précieuse dont elles butinaient l'essence odorante des fleurs. Frustrées dans leurs désirs, elles se promènent d'un vol inquiet parmi les jardins du ciel, et contemplent d'un œil morne les plantes aimées qu'un arrêt fatal vient de soustraire à leurs convoitises; parfois, dans leur délire, elles se précipitent sur une de ces corolles embaumées, la froissent de leurs ailes et la transpercent de leur dard acéré, sans en pouvoir aspirer le nectar. Ce n'est pas à coups d'aiguillon que les abeilles célestes composent ce miel divinement parfumé qui répand sur toutes les blessures de l’esprit comme une douceur souveraine !

Gilbert n'avait jamais éprouvé ces combats et ces déchirement intérieurs; la science et la critique, en pénétrant dans son âme, n'y avaient rien troublé, rien dérangé; ses convictions s'étaient transformées par une sorte de métamorphose lente, insensible, dont aucune crise douloureuse n'était venu interrompre ni brusquer le paisible cours. Élevé par une mère dévote, il n'avait jamais eu besoin d'abjurer sa foi; elle avait grandi et mûri avec lui sans qu'il s'en mêlât, et l'on peut dire qu'il était demeuré fidèle à ses premières croyances ; seulement il les interprétait autrement, et le sens plus profond qu'il leur donnait les lui rendait plus chères et plus respectables. Gilbert raisonnait beaucoup, et il trouvait toujours Dieu au bout de son raisonnement. Il était ainsi fait qu'il avait pu goûter impunément des fruits de l'arbre de la science; l'épée flamboyante du chérubin ne lui était point apparue ; sa témérité n'avait point été punie des douleurs de l'exil; les jardins fleuris de l'Éden lui étaient restés ouverts ; il y rentrait à ses heures et s'y sentait chez lui.

Gilbert regardait donc de tous ses yeux et écoutait de toutes ses oreilles les jeunes choristes. Leur air d'innocence et d'ingénuité, leur maintien modeste, ou paraissait une dévotion candide, leurs voix fraîches et argentines, leurs naïfs accents, qui prêtaient un caractère enfantin aux joies et aux douleurs ineffables de la Passion, tout cela lui causait une vive jouissance mêlée d'émotion. Il les comparait en lui-même à ces anges des tableaux de Rubens qui ne sont ni des Amours, ni des artistes, ni des abstractions vivantes, mais des enfants ailés qui, sans en démêler le sens caché, se plaisent aux choses divines ; ils aiment le Christ, bien qu'ils ne le puissent comprendre; ils semblent se demander pourquoi il n'a pas des ailes comme eux ; ils ne pénètrent pas le secret de son humanité. « Voltigez, leur dit le Christ en souriant, voltigez, oiselets du ciel, car il appartient aux anges de voler ; Dieu et l'homme marchent. »

Au moment où Gilbert était le plus absorbé dans ses réflexions, une voix qui ne lui était pas inconnue murmura à son oreille ces mots qui le firent tressaillir :

« Vous vous intéressez prodigieusement, mon- sieur, à cette ridicule comédie ! »

Cette interpellation fit sur Gilbert l'effet que produit une discordance dans un concert. Aussi conçut-il un mouvement de violente irritation contre son profane interlocuteur. Il retourna vivement la tête et reconnut Stéphane. Ce jeune homme venait de descendre de son cheval, qu'il avait laissé sous la garde de son domestique, et il s'était frayé un passage au travers de la foule, sans s'inquiéter des réclamations de toutes les bonnes gens dont il troublait le dévot recueillement.

Gilbert le considéra un instant d'un air sévère, puis, reportant ses regards sur la procession, il essaya, mais en vain, d'oublier l'existence de ce Stéphane qu'il n’avait pas revu depuis l'aventure de la fontaine, et dont la présence lui causait en ce moment un indéfinissable malaise. Le regard plein de reproches qu'il avait lancé au jeune homme, loin de l'intimider, ne servit qu'à exciter sa verve railleuse, et, après s'être tu quelques secondes, il tint en français le monologue suivant, parlant bas, mais d'une voix si distincte, que Gilbert, à son grand chagrin, ne perdait pas un mot :

« Mon Dieu ! que ces bambins sont ridicules! C'est qu'ils ont vraiment l’air de se prendre au sérieux ! Quels types vulgaires ! quelles figures carrées et osseuses! Leur physionomie basse et stupide ne jure-t-elle pas étrangement avec leurs ailes ?… Voyez- vous ce petit gars qui tord la bouche et roule les yeux ? Il a un air de componction tout à fait édifiant. L'autre jour, on le surprit à dérober des fascines chez le voisin. Cet ange-là n'a pas besoin d'ailes pour voler… Ah ! en voici un autre qui perd les siennes! Oh ! le funeste accident ! Il se baisse pour les ramasser ; il les met sous son bras comme un chapeau gansé. L'idée est heureuse ! Mais, Dieu merci ! leurs litanies sont terminées. C'est au tour de saint Pierre de chanter. Le petit drôle a la voix juste, et il récite couramment sa leçon. On a dû avoir de la peine à la lui mettre dans la tête. Le magister du village lui aura sans doute appris à coups de trique à avoir de l’âme. C'est un procédé infaillible… Mais tu te désoles trop, mon bon Pierre, ton repentir est excessif. Tu n'as renié ton maître que trois fois. Ce n'est pas la peine d'en parler. Avec trois lâchetés sur la conscience, on est encore une manière d'honnête homme… Savez-vous quel est le seul de ces acteurs qui me plaise ? C'est Judas. Oh ! pour celui-là, il est tout à fait dans son rôle. Il a vraiment la figure de l'emploi. J'ai une affection particulière pour ce jeune-premier. Voyez comme il lorgne amoureusement la bourse de cuir qu'il tient à la main ! C'est la dame de ses pensées… Le voilà qui commence à chanter. Que va-t-il nous dire ?… Juste ciel ! il déplore, lui aussi, son péché. Est-ce que la race innombrable des Judas connaît le repentir ? Leurs trahisons sont des prouesses dont ils sont fiers… Oh ! pour le coup, je retire mon amitié à ce jeune traître ; ses accents mielleux me révoltent. »

Depuis longtemps, Gilbert promenait autour de lui des regards inquiets ; il cherchait une issue pour s'évader, mais la foule était si compacte qu'il était impossible de s'y frayer un chemin. Il se vit donc forcé de demeurer en place et de subir jusqu'au bout le désolant monologue de Stéphane. Il affectait de ne pas entendre, et dissimulait son impatience du mieux qu'il pouvait ; mais elle était si vive qu'elle se trahissait malgré lui, au grand divertissement de Stéphane, qui jouissait malignement du succès de ses lazzis. Heureusement pour Gilbert, quand Judas eut fini de chanter, la procession se remit en marche pour aller faire une seconde station à l'autre extrémité du village, et il se fit aussitôt un grand mouvement dans l'assistance, qui forma la haie sur son passage. Gilbert profita de ce désordre pour s'échapper, et il se perdit dans la foule, où les yeux perçants de Stéphane ne purent le retrouver.

Il se hâta de sortir du village et reprit le chemin des bois. « Décidément, se disait-il, ce Stéphane est un fâcheux. Il y a trois semaines il est venu me surprendre auprès d'une claire fontaine où je rêvais délicieusement, et il a mis mes songes en déroute. Aujourd'hui il m'a gâté, par son importun babil, une fête où je prenais intérêt et plaisir. Que me tient-il en réserve pour l'avenir ? Le mal est que désormais je serai condamné à le voir tous les jours. Aujourd'hui même, dans quelques heures d'ici, je le retrouverai à la table de son père. Les pressentiments ne sont pas toujours trompeurs ; à première vue, j'ai cru reconnaître en lui un ennemi juré de mon repos et de mon bonheur ; mais je saurai bien le tenir à distance. N'allons pas nous mettre martel en tête pour une misère. Que serait-ce donc que la philosophie, si le bonheur d’un philosophe était à la merci d'un enfant mal élevé ? »

Là-dessus, il tira de sa poche un livre qui l’accompagnait souvent dans ses promenades : c’était un volume des œuvres de Gœthe qui renfermait l’admirable traité de la Métamorphose des plantes. Il se mit à lire, levant de temps en temps le nez de dessus la page pour considérer un nuage voyageant dans le vague des airs ou un oiseau qui voltigeait d’un arbre à l’autre. Il se livrait depuis près d'une heure à cette douce occupation quand il entendit derrière lui le hennissement d'un cheval. Il retourna la tête et vit apparaître Stéphane, arrivant bride abattue sur son magnifique alezan et escorté de son groom, qui le suivait à dix pas de distance, monté sur un cheval gris. Gilbert eut un instant l’idée de s'élancer dans un sentier qui s'ouvrait sur sa gauche et de gagner l'épaisseur du taillis ; mais il ne voulut pas donner à Stéphane le plaisir de s’imaginer qu’il avait peur de lui, et il continua paisiblement sa route, le visage collé sur son livre.

Stéphane l'eut bientôt rejoint, et mettant son cheval au pas :

« Savez-vous, monsieur, lui dit-il, que vous n'êtes guère poli ! Vous me quittez brusquement, sans daigner seulement prendre congé. Vos procédés sont bizarres, et vous me semblez étranger aux premières notions du savoir-vivre.

— Que voulez-vous, mon cher monsieur, lui ré- pondit Gilbert, vous avez été si aimable, si prévenant la première fois que j'eus l'honneur de vous rencontrer, que cela m'a découragé. Je me suis dit que j'aurais beau faire, je serais toujours en reste avec vous.

— Vous êtes rancunier, monsieur le secrétaire, repartit Stéphane. Eh quoi ! vous n'avez pas encore oublié cette petite aventure?

— Vous ne vous êtes pas mis en peine, ce me semble, de me la faire oublier.

— C'est vrai, j'ai eu tort, répondit-il en ricanant ; attendez un moment, je m'en vais descendre de cheval, je me mettrai à genoux, là, au milieu du chemin, et je vous dirai d'une voix lamentable : Monsieur, je suis désolé, navré, désespéré… De quoi ? je n'en sais trop rien. Monsieur, dites-moi, de grâce, de quoi faut-il que je vous demande pardon ? car, s'il m'en souvient, vous aviez commencé par lever sur moi votre bâton.

— Je n'avais point levé mon bâton sur vous, répondit Gilbert outré d'indignation; je me contentais de parer le coup que vous alliez me porter.

— Mon intention n'était pas de vous frapper, répliqua impétueusement Stéphane. Et, d'ailleurs, apprenez une fois pour toutes qu'entre nous les choses ne sont pas égales, et que quand même je vous provoquerais, vous seriez un misérable de lever sur moi le bout de votre doigt !

— Oh ! voilà qui est trop fort ! s'écria Gilbert en éclatant de rire. Et pourquoi cela, mon petit ami ?

— Parce que… parce que…, » balbutia Stéphane; et il se tut subitement.

Une expression d'amère tristesse passa sur son visage; son front se crispa, ses yeux devinrent fixes. C'était ainsi qu'avait commencé ce terrible accès de désespoir qui avait si fort effrayé Gilbert lors de leur première rencontre. Heureusement cette fois l'explosion fut moins violente. Le bon Gilbert passa promptement de la colère à la pitié ; il se dit qu'il y avait dans ce cœur une plaie secrète, et il en fut plus persuadé encore quand, après une longue pause, Stéphane, recouvrant l'usage de la parole, lui dit d'une voix entrecoupée :

« L'autre jour j'étais malade, cela m'arrive quelquefois… on doit des égards aux malades. »

Gilbert ne répondit rien; il craignait d'exaspérer par un mot dur cette âme si passionnée et si peu maîtresse d'elle-même; mais il ne laissait pas de se dire que les jours où Stéphane se sentait malade, Stéphane ferait bien de garder la chambre.

Ils cheminèrent quelques instants en silence, jus- qu'à ce que sortant de son accablement :

« Vous avez eu tort de quitter sitôt la fête ! s'écria Stéphane d'un ton cavalier. Si vous étiez demeuré jusqu'à la fin, vous auriez entendu chanter le Christ et sa mère : c’est un duo délicieux que vous avez perdu…

— Laissons ce sujet, interrompit Gilbert; nous ne pourrions pas nous entendre. Il est un genre de plaisanteries pour lequel je me sens peu de goût.

— Pédant! » murmura Stéphane en détournant la tête, puis il ajouta en s'animant : «C’est précisément parce que je respecte la religion, que je n’aime pas à la voir travestir et parodier. Qu’un ange véritable m'apparaisse, et je suis prêt à lui rendre hommage; mais j’enrage quand je vois de grandes ailes de séraphin ajustées avec du fil blanc sur les épaules de méchants petits rustres voleurs, menteurs, lâches, serviles et fripons. Leurs airs cafards ne n'en imposent pas, je lis dans leurs veux la bassesse de leurs inclinations! et les cantiques qui ont passé sur leurs lèvres répandent dans l’air des miasmes impurs qui me suffoquent… En général, continue t-il avec une véhémence croissante d'accent qui effraya Gilbert, en général, je déteste toutes les simagrées, toutes les singeries. J’ai le malheur de de percer à Jour tous les masques, et j'ai découvert que tous les hommes se masquent, à l'exception de quelques grands personnages qui se sentent assez forts et assez redoutables pour laisser voir leur visage au public. Ceux-là sont des tyrans qui, le fouet à la main, font adorer aux autres leur laideur naturelle, et devant qui la grande mascarade se confond en révérences et en plongeons. Et telle est la société.

— Ce sont là de: paroles bien vieilles pour des jeunes lèvres, répondit tristement Gilbert. Je soupçonne, mon enfant, que vous répétez une leçon apprise.

— Et que savez-vous de mon âge ? s’écria-t-il en colère. Par quoi en jugez-vous ? Les visages sont-ils des horloges qui marquent les heures et les minutes de la vie ?… Eh bien ! oui, je n’ai que seize ans ; mais j'ai plus vécu que vous. Je ne suis pas un rat de bibliothèque, moi : ce n’est pas dans les in-folio que j'ai étudié le monde. Dieu merci ! la bonne providence pour favoriser mon instruction, a rassemblé sous mes veux des échantillons de l'espèce humaine qui m’ont servi à juger du reste, et plus j’ai acquis d'expérience, plus je me suis convaincu que tous les hommes se ressemblent. C'est pour cela que je les méprise tous, tous sans exception.

— Je vous en remercie sincèrement pour moi et jour votre groom ! répondit Gilbert en souriant.

— Ne vous inquiétez point de mon groom, reprit Stéphane en abattant d’un coup de cravache des feuillages qui lui barraient le chemin. D’abord il ne sait guère le français ; ensuite j’ai beau lui dire en russe que je le méprise, il ne s’en porte pas plus mal. Bien logé, bien nourri, bien vétu, que lui importent mes mépris ?… Et d’ailleurs, sachez pour votre gouverne que mon groom n’est pas un groom ; c’est mon geôlier. Je suis un prisonnier gardé à vue ; ces bois sont un préau où je ne puis me promener que deux fois la semaine, et cet excellent Ivan est mon gardien. Fouillez ses poches, vous y trouverez un martinet… »

Gilbert se retourna pour examiner le groom, qui répondit à son regard scrutateur par un sourire intelligent et jovial. Ivan représentait le type du serf russe dans toute sa beauté originelle. Il était petit, un peu trapu, mais vigoureux et robuste; il avait un teint frais et reposé, des joues pleines et roses, des cheveux d’un blond clair, de grands yeux caressants, une longue barbe châtaine à laquelle se mêlaient déjà quelques fils d’argent. C’était une de ces physionomies telles qu’il s’en rencontre souvent parmi les gens du peuple en pays slave ; elle annonçait à la fois l’énergie dans l’action et la placidité de l’âme.

Quand Gilbert l’eut bien regardé : « Cher monsieur, dit-il à Stéphane, je ne crois pas au martinet d’Ivan.

— Ah ! que vous voilà bien, vous autres grimauds de cabinet ! s’écria Stéphane avec un geste de colère. Vous admettez sans réflexion et comme parole d’Évangile toutes les monstrueuses sornettes que vous trouvez dans vos bouquins, et les choses les plus ordinaires de la vie vous apparaissent comme des prodiges absurdes auxquels vous refusez de croire.

— Ne vous fâchez pas. Le martinet d’Ivan n’est pas précisément un article de foi. On peut n’y pas croire sans être pour cela un homme à brûler. Au surplus, je suis tout prêt à revenir de mon hérésie ; mais je vous confesserai que je ne trouve rien de farouche ni de rébarbatif dans la figure de ce brave domestique… Dans tous les cas, c’est un geôlier qui ne tient pas de court ses prisonniers ou qui se relâche quelquefois de sa consigne, car il me semble que l’autre jour vous couriez les champs sans lui, et vraiment l’usage que vous faisiez de votre liberté…

— L’autre jour, interrompit Stéphane, j’avais fait une folie. Pour la première fois je métais amusé à tromper la surveillance d’Ivan. C’était un essai que je voulais faire ; mais il m’a mal réussi, et je ne suis pas tenté de recommencer. Voulez-vous voir de vos yeux ce que m’a rapporté ce bel exploit ? »

Retroussant alors la manche droite de sa blouse de velours noir, il montra à Gilbert un poignet mince et délicat marqué d’un cercle rouge qui devait provenir du frottement prolongé d’un anneau de fer. Gilbert ne put retenir une exclamation de surprise et de pitié, et il se repentit de ses plaisanteries.

« J’ai été tenu pendant quinze jours à la chaîne dans des oubliettes d’où je pensais ne jamais sortir, reprit Stéphane, et j’y ai fait plus d’une réflexion. Ah ? vous aviez raison tout à l’heure quand vous m’accusiez de répéter une leçon apprise. Le joli bracelet que je porte au bras droit est mon maître à penser, et si j’osais répéter tous les propos qu’il me tient…»

Puis s’interrompant :

« Je mens ! s’écria-t-il d’une voix sombre en enfonçant sa barrette sur ses yeux. La vérité est que je suis sorti de ce cachot doux comme un agneau, souple comme un gant, et que je serais capable de faire mille bassesses pour m’épargner l’horreur d’y rentrer. Je suis un lâche comme les autres, et quand je vous dis que je méprise tous les hommes, ne croyez pas que je fasse d’exception en ma faveur. »

Et à ces mots, il pinça si violemment de l’éperon le flanc de son cheval, que le fier alezan, irrité par cette brusque attaque, rua et se cabra. Stéphane le réduisit par la seule puissance de sa voix hautaine et menaçante ; puis, l’excitant de nouveau, il le lança à bride abattue, et il se donna le plaisir de l’arrêter net dans sa course en lui retirant brusquement la main, et tour à tour il le faisait danser et virer sur place, ou, le poussant au travers de la route, il lui faisait franchir d’un bond impétueux les fossés et les talus qui la bordaient. Après quelques minutes de ce violent exercice, il le mit au petit trot et s’éloigna, suivi de son inséparable Ivan, en laissant Gilbert à ses réflexions, qui n’étaient pas des plus agréables.

Bien que Gilbert fût né poète, la destinée avait fait de lui un homme d’ordre et de discipline ; il avait dû bannir de son existence l’aventure et la fantaisie ; il s’était prescrit un règlement de vie, l’avait toujours observé avec une exactitude presque militaire et, à force d’y prendre peine. L’habitude de mettre tout à sa place et de faire tout en son temps lui était devenue une seconde nature. La régularité de sa vie se révélait dans sa personne ; tous ses mouvements étaient corrects et précis ; à sa démarche, à sa tournure, à son port de tête, à ses regards tranquilles et fiers, on eût pris ce grand ami des marionnettes pour un adjudant-major retraité avant l’âge. Ce qui est certain, c’est que Gilbert considérait comme le souverain bien le calme inaltérable de l’esprit ; par un contrôle sévère exercé sans relâche sur lui-même, il en était venu à maîtriser son humeur et ses impressions, autant du moins que l’humaine infirmité le comporte ; et la pauvreté, qui est une source de dépendance, l’ayant contraint d’avoir commerce avec beaucoup d'hommes dont la société ne lui agréait pas, il avait contracté l'habitude d'observer froidement les caractères, de conserver dans toutes les rencontres la libre possession de lui-même. Aussi était-il fort étonné de ce qui venait de lui arriver. Il avait éprouvé, en conversant avec Stéphane, une inquiétude, un secret malaise qu'il ne se rappelait point avoir jamais ressenti le caractère passionné de ce jeune homme, la brusquerie de ses manières, où se mêlait une grâce libre et sauvage, l'exagération de son langage, qui trahissait le désordre d'une âme mal gouvernée, la rapidité avec laquelle se succédaient ses impressions, la douceur naturelle de son parler, dont les mélodies caressantes étaient entrecoupées de bruyants éclats de voix et d'accents rudes et âpres, ses yeux gris qui, dans ses accès de colère ou d'émotion, devenaient presque noirs et jetaient des flammes, le contraste que faisaient la noblesse et la distinction de son visage et de son maintien avec ce mépris arrogant des convenances où il semblait se complaire, enfin je ne sais quel douloureux mystère empreint sur son front et dans son sourire, tout cela donnait beaucoup à penser à Gilbert et le troublait profondément. L'aversion qu'il avait d'abord ressentie pour Stéphane s'était changée en pitié depuis que le pauvre enfant lui avait fait voir ce bracelet rouge qu'il appelait son « maître à penser; » mais la pitié qui n'est pas accompagnée de sympathie est un sentiment auquel on ne se livre qu'à regret. Gilbert se reprochait de s'intéresser trop vivement à ce jeune homme, qu'il n'avait aucune raison d'estimer; il s'en voulait davantage encore de ce qu'à sa pitié se mêlaient un secret effroi, de secrètes appréhensions. En vérité, il avait peine à se reconnaître; lui, si sage, si raisonnable, il était assiégé de pénibles pressentiments : il lui semblait que Stéphane était destiné à exercer une grande influence sur son sort, à porter le désordre dans sa vie.

Il s'assit sur le revers d'un fossé, au pied d'un grand noyer qui étendait au-dessus du chemin ses branches noueuses et ses feuilles naissantes, d'un brun rougeâtre.

« Je deviens absurde, se dit-il. Décidément, j'ai l'imagination frappée. Il faut que le soleil du printemps m'ait échauffé la tête. Peu s'en faut que je ne prenne au sérieux toutes les folles billevesées qui me traversent l'esprit. »

Il rouvrit son livre, qu'il n'avait pas cessé de tenir à la main, et il essaya de lire; mais entre la page et ses yeux s'interposait obstinément l'image de Stéphane. Il croyait le voir, le teint pâle, l'œil enflammé, sa barrette sur l'oreille, ses longs cheveux châtains tombant en désordre sur ses épaules. Ce sphinx le regardait avec un sourire à la fois triste et railleur, et lui disait d'une voix menaçante : « Devine-moi, si tu le peux; il y va de ton bonheur. »

Tout à coup il entendit de nouveau le trot d'un cheval, et Stéphane reparut devant ses yeux. Le jeune homme, en apercevant Gilbert, arrêta son cheval, et s'écria :

« Monsieur le secrétaire, je vous cherchais. »

Et, se mettant à rire :

« C'est une déclaration bien tendre que je vous fais là. Sachez que depuis de longues années il ne m'est jamais arrivé de chercher quelqu'un; mais je n'ai pas été poli à votre égard, et comme je me pique de procédés, je veux obtenir mon pardon en vous flagornant un peu.

— C'est trop de bonté, lui répondit Gilbert. Ne prenez pas cette peine. Le meilleur procédé que vous puissiez avoir à mon égard, c'est de vous occuper de moi le moins possible.

— Et vous me rendrez la pareille?

— Ah ! rappelez-vous que les choses ne sont pas égales entre nous. Je ne suis qu'un insecte, il vous est bien facile de ne pas me voir, tandis…

— Votre raisonnement n'a pas le sens commun, interrompit Stéphane. Regardez ce scarabée vert qui traverse le chemin : je le vois, et il ne me voit pas. Mais quittez ce ton persifleur; il ne faut pas sortir de son caractère. Ce qui me plaît en vous, c'est que vous avez dans l'esprit une candeur qui me paraît fort divertissante. A propos, faites-moi l'amitié de me dire ce que c'est que ce volume qui ne vous quitte pas, et que vous méditez avec tant d'ardeur. De bonne foi, ajouta-t-il d'un ton de câlinerie enfantine, qu'est-ce donc que ce livre que vous pressez sur votre cœur avec tant de tendresse ? »

Gilbert se leva et lui présenta le livre.

« Essai sur les Métamorphoses des Plantes. Ainsi les plantes ont le privilège de se métamorphoser!… Mon Dieu, qu'elles sont heureuses! Elles devraient bien nous dire leur secret »

Puis, refermant le volume et le rendant à Gilbert :

« Heureux homme ! s'écria-t-il, vous vivez parmi les plantes des bois comme dans votre élément ! Ne seriez-vous pas un peu plante vous-même? Je suis sûr que tout à l'heure vous avez suspendu plus d'une fois votre lecture pour dire aux primevères et aux anémones qui tapissent ce talus : « Je suis un de vos frères! » Mon Dieu! que je me repens d'avoir troublé ce charmant entretien! Et tenez, justement vos yeux sont un peu couleur de pervenche. Cette fleur a beaucoup de mérite : elle a peu de parfum, mais elle n'a pas d'épines. Et vraiment je comprends pourquoi tantôt vous écoutiez d'un air si béat les psalmodies de ces séraphins de carnaval. Dans votre passion pour les plantes, vous en voyez partout, et vous compariez dans votre esprit ces méchants petits rustauds à de beaux lis blancs, emblème de candeur et d'innocence. Et moi, cruel, je suis venu souffler sur vos illusions ; je vous ai dit : « Pauvre ingénu, regardez mieux ces anges, vous leur verrez le diable au fond des yeux. L'humanité n'est pas un parterre de roses et de lis, mais un champ inculte et abandonné, où foisonnent à l'envi l'ortie, la belladone et la froide ciguë… » Oh! comme vous devez maudire mon impertinence et ma misanthropie !

— Rassurez-vous, monsieur, lui répondit Gilbert avec un sourire placide. Vous vous exagérez l'effet que peuvent produire vos paroles. Je les ai prises pour ce qu'elles valent, c'est-à-dire pour des boutades de jeune homme. Je ne sais quelles raisons vous pouvez avoir de mépriser vos semblables; mais l'intempérance de votre langage trahit votre jeunesse et votre inexpérience. A votre âge, on est décisif, tranchant, absolu dans ses jugements; on érige ses impressions en systèmes, on dogmatise en vers et en prose, on aime les couleurs chargées, on a peu de nuances dans l'esprit et dans le ton. De tout temps, l’intolérance fut le partage des novices; les vieux moines sont les plus indulgents, ils ne voient pas si facilement le diable dans les yeux de leur prochain. Que dis-je? ils savent que le diable lui-même n'est pas si noir qu'on le fait. La première jeunesse est la saison des chimères, c'est une loi de nature ; seulement il est des chimères couleur de rose, il en est d'autres qui poussent au noir. Les vôtres sont un peu sombres, j'en suis fâché pour vous, mon enfant. »

Cette petite admonition, le ton grave et posé dont elle fut prononcée, révoltèrent profondément Stéphane. Il ramena sa tête en arrière et regarda Gilbert d’un air méprisant, et déjà il se disposait à tourner bride et à fausser compagnie à cet insupportable mentor, quand un coup d'œil qu’il jeta sur le chemin dissipa subitement sa méchante humeur. Il venait d'apercevoir au loin Wilhelm et ses camarades, qui revenaient de la fête et regagnaient leur hameau.

« Arrivez vite, mes enfants, leur cria-t-il en se dressant sur ses étriers. Arrivez vite, mes agneaux, j’ai des propositions de la dernière importance à vous faire. »

En s'entendant héler, les enfants levèrent les yeux, et reconnaissant Stephane, ils s'arrêtèrent et tinrent conseil. Les insolences un peu brutales du jeune Russe l'avaient mis en mauvais renom, et les petits paysans se détournaient volontiers de leur chemin plutôt que d'affronter son humeur chagrine et sa redoutable cravache.

Les trois apôtres et les cinq anges, après s’être consultés entre eux, se disposaient prudemment à battre en retraite, lorsque Stéphane, tirant de sa poche une grande bourse de cuir, se mit à l'agiter dans l'air en s'écriant : « Il y a de l'argent à gagner par ici. Arrivez donc, mes chers enfants. Je vous jure que vous serez contents de moi. »

La grande bourse pleine que Stéphane secouait à deux mains était une amorce bien séduisante pour les huit enfants; mais sa cravache, qu'il tenait serrée sous son bras gauche, était un épouvantail qui leur prêchait la prudence. Partagés entre la crainte et la convoitise, ils demeuraient cloués sur place, comme l'âne de Buridan entre ses deux bottes de foin; mais Stéphane eut l'heureuse inspiration de saisir sa badine de la main droite et de la lancer sur la cime d'un arbre, où elle resta suspendue. Ce geste produisit un effet magique, et les enfants, d'un commun accord, se décidèrent à s'approcher, bien que d'un pas lent et hésitant. Wilhelm seul, écoutant sa rancune ou sa défiance, s'élança dans un sentier et disparut dans le taillis.

La troupe enfantine s'arrêta à dix pas de Stéphane et se forma en groupe. Les plus petits se cachaient à moitié derrière les plus grands. Tous tortillaient entre leurs doigts les bouts flottants de leur ceinture; tous avaient la tête baissée, l'air gauche et honteux, et ne détachaient leurs regards de la poussière du chemin que pour lorgner du coin de l'œil la grande bourse de cuir qui dansait entre les mains de Stéphane.

« Vous, saint Pierre, leur dit-il d'un ton grave, vous, saint Jean, et vous cinq, mes chers angelots du ciel, prêtez-moi une oreille attentive. Vous avez chanté aujourd’hui de très-jolis cantiques en l’ honneur du bon Dieu : il vous en récompensera un jour dans l'autre monde; mais moi, les petits plaisirs; qu'on me fait, j'en donne tout de suite la récompense. Aussi chacun de vous recevra de moi à l'instant un beau thaler de Prusse, s'il consent à me rendre le petit service que je vais dire. Il s'agit seulement de baiser gracieusement et délicatement le fin bout de mon soulier. Je vous le répète, cette petite cérémonie vous rapportera à chacun un beau thaler de Prusse, et par-dessus le marché vous aurez la satisfaction de vous être rompus à un exercice qu'on ne saurait trop pratiquer dans ce monde, car c'est le moyen d'arriver à tout. »

Les sept enfants regardaient Stéphane d'un air interdit et bouche béante. Pas un ne bougeait. Leur immobilité et ces sept paires d'yeux fixes et ronds braqués sur lui l'impatientèrent.

« Allons, mes agneaux! leur dit-il d'une voix caressante, n'écarquillez pas ainsi vos yeux! On dirait des portes cochères ouvertes à deux battants. Il faut s'exécuter avec aplomb, avec grâce. Eh ! bon Dieu! vous enverrez et vous en ferez bien d'autres dans votre vie. Il y a commencement à tout… Allons, dépêchons. Un thaler vaut trente-six silbergros, et un silbergros vaut dix pfennings, et pour cinq pfennings on peut avoir un massepain, une brioche toute chaude ou un petit bonhomme en jus de ré- glisse. »

Et remuant de plus belle la grande bourse de cuir, il s'écriait :

« Oh ! le joli son que cela rend ! Les jolis tintements! le joli cliquetis, mes enfants! comme cela caresse amoureusement l'oreille! Toute musique est discordante au prix de celle-là. Rossignols et fauvettes, cessez vos concerts ! nous savons chanter mieux que vous. Mes enfants, je suis un ménétrier qui joue sur son violon votre air favori. Allons! commencez le bal, mes amours ! »

Les sept enfants semblèrent encore incertains. Ils étaient rouges d'émotion, et se consultaient du regard. Enfin le plus jeune, joli blondin, prit son parti.

« Le monsieur a un chevron de trop, dit-il à ses camarades, ce qui signifiait, en bon français : Le monsieur est un peu fou d'orgueil, la tête lui tourne, il a le timbre fêlé, et il ajouta en riant : Après tout, ce n'est qu'une plaisanterie, et il y a un thaler à gagner. »

Et parlant ainsi, il s'approcha de Stéphane d'un pas délibéré et planta un grand baiser sur son soulier. La glace était rompue; tous ses camarades suivirent son exemple, les uns d'un air grave et compassé, les autres en riant du bout des dents. Stéphane triomphait et battait des mains :

« Bravo! mes chers amis, s'écria-t-il, voilà une affaire lestement enlevée ! »

Et il tira sept thalers de sa bourse; puis, les ayant jetés sur la route avec un geste de mépris :

« Or çà, messieurs les apôtres et les séraphins, cria-t-il d'une voix tonnante, ramassez-moi vite cet argent et détalez à toutes jambes. Vile engeance, allez raconter à vos mères par quelle glorieuse aventure vous avez attrapé cette aubaine ! »

Et pendant que les enfants gagnaient le large, se retournant vers Gilbert :

« Eh bien! l'homme aux pervenches, qu'en pensez-vous? » lui dit-il en se croisant les bras.

Gilbert avait contemplé cette scène avec une tristesse mêlée de dégoût. Il eût donné beaucoup pour que l'un des enfants résistât à l'insolente fantaisie de Stéphane, mais n'ayant pas eu ce contentement, il ne songea qu'à dissimuler son chagrin.

« Qu'est-ce que cela prouve? répondit-il sèche- ment.

— Mais il me semble que cela prouve beaucoup de choses, et entre autres celle-ci : que certains attendrissements sont fort ridicules, et que certains mentors de ma connaissance qui se mêlent de faire la leçon aux autres. »

Il n'en dit pas d'avantage, car en ce moment un caillou lancé d'une main vigoureuse siffla à ses oreilles et fit rouler sa barrette dans la poussière.

Il tressaillit, poussa un cri de colère, et, donnant un grand coup d'éperon à son cheval, il le lança au galop à travers le taillis. Gilbert ramassa la barrette et la remit à Ivan. Celui-ci lui dit en mauvais allemand :

« Il faut lui pardonner; le pauvre enfant est malade. »

Et il partit en hâte à la poursuite de son jeune maître.

Gilbert courut après eux. Quand il les eut rejoints, Stéphane était descendu de cheval, et il se tenait debout, les poings fermés, devant un enfant qui, tout essoufflé d'avoir couru, s'était laissé choir d'épuisement au pied d'un arbre. Gilbert reconnut Wilhelm. En s'enfuyant, il avait fait plusieurs accrocs à son san-benito, et il considérait d'un œil morne ces déchirures, sans répondre autrement que par monosyllabes à toutes les menaces de Stéphane.

« Tu es à ma merci! lui dit à la fin le jeune homme. Je te fais grâce, si tu me demandes pardon à deux genoux.

— Je n'en ferai rien, répondit l'enfant en se relevant, je n'ai pas de pardon à vous demander. Vous m'aviez frappé de votre cravache, j'avais juré de me venger. Je suis très-adroit; j'ai visé à votre barrette, j'étais sûr de ne pas la manquer. Cela vous a rendu furieux, nous voilà quittes. Maintenant je vous pro- mets de ne plus vous jeter de pierres, à la condition que vous-même vous ne me donnerez plus de coups de cravache.

— Ce qu'il propose est fort raisonnable, dit Gilbert.

— Je ne vous demande pas votre avis, monsieur, » interrompit Stéphane avec hauteur, et se tournant vers Ivan : « Ivan, mon cher Ivan, reprit-il, en ce cas-ci tu dois m'obéir. Tu le sais bien, le bârine ne m'aime pas, mais il n'entend point que les autres me fassent insulte; c'est un droit qu'il se réserve. Descends de cheval et force ce petit drôle à s'agenouiller et à me demander pardon. »

Ivan secoua la tête.

« Vous l'avez frappé le premier, répondit-il; pourquoi vous demanderait-il pardon? »

Stéphane épuisa en vain les supplications et les menaces. Le serf demeura inflexible, et pendant ce pourparler Gilbert, s'approchant de Wilhelm, lui dit à voix base :

« Sauve-toi vite mon enfant; mais rappelle-toi bien ta promesse; sinon, c'est à moi que tu auras affaire. »

Stéphane le vit s'enfuir, il voulut s'élancer après lui; Gilbert lui barra le passage.

« Ivan ! s'écria Stéphane en se tordant les bras, ôte cet homme de mon chemin ! »

Ivan secoua de nouveau la tête.

« Je ne veux pas faire de mal au jeune Français, répondit-il ; il a l'air bon et il aime les enfants. »

Le visage de Stéphane fut bouleversé par le désespoir. Ses lèvres tremblaient. Il regardait tour à tour d'un œil sinistre Ivan et Gilbert. Enfin il se dit à lui-même d'une voix étouffée :

« Malheur sur moi! Je suis faible comme un vermisseau, et ma faiblesse n'est pas respectée! »

Puis, baissant la tête, il s'approcha de son cheval, se remit en selle et traversa lentement le taillis.

Quand il eut regagné la route, regardant fixement Gilbert :

« Monsieur le secrétaire, lui dit-il, mon père cite souvent ce diplomate qui disait que tous les hommes sont à vendre, qu'il s'agit seulement de faire le prix. Malheureusement je ne suis pas assez riche pour vous acheter : vous valez beaucoup plus d'un thaler; mais permettez-moi de vous donner un bon conseil. En rentrant au château, répétez au comte Kostia certains propos que j'ai laissé échapper devant vous aujourd'hui. Il vous en saura un gré infini. Peut-être vous nommera-t-il son espion en titre, et sans se faire prier, il doublera vos appointements. Le métier le plus profitable, c'est de brûler des chandelles au diable. Vous y ferez merveilles aussi bien qu'un autre ! »

Sur quoi, ayant salué Gilbert, il s'éloigna au grand trot.

« Le diable ! le diable ! il ne parle que du diable! » se disait Gilbert en s'acheminant vers le château. Et il ajoutait : « Mon pauvre ami! te voilà condamné à passer quelques années de ta vie entre un tyran qui est quelquefois aimable et une victime qui ne l'est pas du tout! »