Le chien d’or/II/51
CHAPITRE LI.
une partie nulle.
I.
Angélique, depuis la veille de la St. Michel, avait été ballottée péniblement par mille émotions diverses.
Mille fois elle était passée de l’espoir à la terreur et de la crainte d’être trahie à la confiance.
Elle aurait bien voulu savoir ce que pensait Bigot de la mort de Caroline, et sur qui pesaient ses soupçons ; mais Bigot s’était enfermé dans un impénétrable silence, et nul ne pouvait deviner les sentiments qui l’agitaient.
Elle maudissait la Corriveau qui s’était inutilement servi du poignard et n’avait pas laissé à sa victime le masque trompeur d’une mort calme et naturelle.
II.
Elle osa, un jour, parler de nouveau des lettres de cachet et demander encore l’éloignement de sa rivale.
Bigot lui lança un regard foudroyant et lui répondit que sa rivale avait quitté Beaumanoir pour toujours.
Angélique soutint son regard hardiment et ne trahit pas la moindre émotion.
— Je vous remercie bien, dit-elle, d’avoir si bien tenu votre promesse.
— Vous ne me devez pas tant de reconnaissance, reprit Bigot, car ce n’est pas moi qui l’ai envoyée. Elle a disparu je ne sais comment ; elle est partie, envolée ! Je donnerais la moitié de ma fortune pour savoir qui l’a aidée à s’enfuir…
Angélique s’attendait à une explosion de rage, à un débordement de plaintes, et rien de tout cela ! De l’indignation, mais une froide indignation ; une grande douleur peut-être ; mais une douleur calculée !
Et c’est ainsi qu’en face l’un de l’autre, ils restaient deux énigmes indéchiffrables. Ils se surveillaient, s’épiaient et se trompaient sans cesse. Dignes adversaires ou vaillante paire d’amis, également faux, également rusés, également dissimulés, ils causaient avec un charmant abandon, semblait-il, de tendresse et de dévoûment, d’amour et de fidélité.
Cependant, Bigot ne parlait point de mariage, et Angélique se demandait s’il nourrissait des soupçons contre elle, ou si elle avait perdu quelque chose de sa beauté.
Elle avait si aisément mis à ses genoux les hommes dont elle ne voulait point ! comment se faisait-il qu’elle ne pouvait vaincre le seul qu’elle voulut épouser ?
III.
Elle songeait parfois à Le Gardeur et le tableau riant d’une vie calme et pure se déroulait devant ses yeux. Alors, elle se prenait à maudire sa destinée et son ambition. Elle maudissait la Corriveau, cette sorcière infâme qui l’avait aidée de ses conseils et s’était faite son instrument.
Pauvre Le Gardeur ! il courait vite à sa perte… Cette pensée du déshonneur et de la ruine de l’homme qu’elle aimait lui faisait mal. Pourquoi ne pas l’arrêter, lui le bien-aimé, sur le bord de l’abîme ? pourquoi ne pas l’arracher à ses ennemis, à la honte, à l’ignominie ? et pourquoi ne pas s’envoler avec lui, vers les splendeurs de la félicité, comme des oiseaux qui s’échappent des filets du chasseur pour prendre leur essor dans les espaces radieux… Ah ! pourquoi !…
IV.
De Péan galopait, sans faire attention aux regards de mépris que lui lançaient les honnêtes gens.
Quand il arriva chez le chevalier Des Meloises, il vit à la porte un valet qui tenait un cheval par la bride. Il reconnut le cheval de l’Intendant.
Il entendit un rire argentin et leva les yeux vers la fenêtre d’où ce rire s’envolait. Bigot et Angélique étaient à demi-cachés dans les soyeux rideaux.
— Ne les dérangeons pas, pensa-t-il… nous aurons notre tour.
Il continua à galoper du côté de la grande allée.
Il savait qu’Angélique n’aimait pas l’Intendant et que l’Intendant ne l’épouserait jamais, cette belle coquette.
La Pompadour lui réservait une femme de son choix.
Il n’était pas aimé, lui non plus… mais il comptait sur les circonstances heureuses, sur le hasard intelligent, surtout, sur son étoile qu’il appelait une bonne étoile.
Quand il revint, le cheval de l’Intendant piaffait encore à la porte de la maison, le valet le tenait toujours par la bride, et l’Intendant n’avait pas bougé de la fenêtre où s’encadrait aussi la rieuse figure d’Angélique.
Mademoiselle Des Meloises l’aperçut et se prit à rire.
— Voyez donc de Péan, dit-elle, il caresse sa bête en attendant l’heure de l’amour.
De Péan s’amusait à peigner, avec ses mains, la crinière de sa monture, en soupirant après le moment où Bigot sortirait.
Il était aussi humble et poltron avec ses maîtres qu’arrogant envers ses inférieurs. Angélique qui aimait les hommes hardis, décidés, entreprenants, se moquait de sa pusillanimité.
V.
— Garçon, demanda-t-il au groom, est-ce qu’il y a longtemps que l’Intendant est ici ?
— Depuis le midi, répondit le groom en se découvrant poliment.
— Et est-il toujours resté comme cela dans la fenêtre avec mademoiselle Angélique ?
— Je n’en sais rien, monsieur. Je n’ai pas d’yeux pour épier mes maîtres.
— Oh ! oh ! fit de Péan, et il se rangea pour n’être pas vu.
— Le chevalier de Péan s’exerce à la patience, reprit Angélique, et vous lui faites l’occasion belle, Excellence !
— Désirez-vous que je parte ? demanda Bigot en se levant
— Bah ! laissez-le faire ; il attendra là aussi longtemps que je voudrai.
— Ou bien que je resterai ici. C’est un amoureux commode, qui fera un mari plus commode encore, dit Bigot
Angélique lui darda un regard menaçant. Elle ne pouvait souffrir qu’on lui parlât d’aimer cet homme.
— Eh bien, chevalier, dit-elle, si vous êtes obligé de partir, partez !
Mais laissez-moi refaire le nœud de votre cravate.
Elle approcha ses doigts de fée de la cravate qui se défaisait
— Ce nœud est comme l’amour, reprit-elle en riant, il a besoin d’être éprouvé.
VI.
Bigot ne répondit rien. Il songeait à Caroline de St. Castin. Un jour, sur les rivages du Bassin des Minés, elle aussi avait refait de ses doigt tremblants le nœud fatal de cette cravate, et c’est alors qu’elle trahit le doux secret de son cœur.
Angélique devina ce qui se passait dans l’âme de son amoureux, et elle recula vivement. Elle avait peur d’entendre l’épouvantable accusation.
— Merci ! fit Bigot, nouer et dénouer sont pour moi des choses souvent difficiles, presque pénibles…
Angélique fit semblant de ne pas saisir le sens de cette parole.
— Je le crois bien, dit-elle, en faisant un effort pour paraître calme, et cependant c’est à peine si vous me dites un petit merci.
Avez-vous découvert le lieu où s’est cachée la fugitive ? demanda-t-elle bravement pour vaincre la peur.
Bigot allait sortir. Angélique hasarda une autre question. C’était comme le post-criptum de l’entrevue :
— Je ne crois pas qu’elle ait laissé Beaumanoir, ajouta-t-elle, ou, si elle l’a fait, vous savez où elle s’est réfugiée ! Voulez-vous jurer sur mon livre d’heures que vous ne savez pas où elle est ?
VII.
Bigot la regarda fixement une minute, cherchant à découvrir sa pensée. Elle se passa la main sur les yeux, comme si elle eut senti une trahison au fond de leur prunelle étincelante.
— Je veux bien jurer tout ce que vous voudrez, répliqua-t-il, je prendrai Dieu ou le diable à témoin ; c’est tout un pour moi. Lequel choisissez-vous ?
— L’un et l’autre ! riposta hardiment Angélique.
Ah ! vous ne savez pas, continua-t-elle, le mal que vous m’avez fait, en me forçant à repousser la main de Le Gardeur ! Comment avez-vous tenu votre promesse ?
— Ma promesse ?… Par Dieu ! j’ai pourtant continué d’être franc avec les dames et de tenir ce que je promets.
— Si vous avez oublié, je me souviens, moi ! et je pense que François Bigot ne pourrait faire pis que tromper Angélique Des Meloises !
Elle dit cette dernière parole avec une animation subite et en frappant du pied. Bigot se crut menacé et il pensa n’avoir rien de mieux à faire qu’à changer de manière.
— Pardonnez-moi, ma chère Angélique ! dit-il avec une douceur extrême, je n’ai jamais forfait à l’honneur et je sais tenir mes engagements. La dame que vous redoutez n’est plus à Beaumanoir. Venez parcourir les galeries du château et je vous jure que vous n’y entendrez que le bruissement d’aile des esprits qui nous visitent.
Angélique crut voir une allusion dans ce bruissement d’ailes des esprits.
— Comment pouvez-vous m’affirmer cela ? demanda-t-elle.
— Parce que de la Corne et Pierre Philibert sont venus faire des recherches à Beaumanoir. Ils ne se sont pas gênés pour entrer partout, mais, en revanche, ils ont cru devoir me faire des excuses quand ils se sont retirés.
— Bah ! riposta Angélique, si l’on avait chargé des femmes de cette perquisition, elles l’auraient bien trouvée la jolie captive !
— Je vous jure que je ne puis dire où elle est !
— Fort bien ! fit Angélique, en lui tendant la main.
Ils comprenaient l’un et l’autre qu’ils étaient liés par un pacte tacite, secret, et qu’ils ne devaient pas rompre la chaîne inique qui les unissait.
VIII.
Bigot se leva de nouveau pour sortir.
— Vous n’avez pas l’air heureux, aujourd’hui, Bigot, reprit Angélique, et l’on dirait que ma présence vous ennuie.
— En effet, je suis de mauvaise humeur. La disparition mystérieuse de cette jeune fille, et la provocation du bourgeois, qui nolise, pour son commerce, tous les vaisseaux en disponibilité, en voilà assez, je pense, pour chasser la gaieté. Mais ces peines me ramènent vers vous, Angélique, car vous êtes ma consolation…
Il sortit.
Pendant qu’il montait à cheval Angélique pensait :
— Il me soupçonne, c’est sûr, il me soupçonne ! Mais je le tiens ferme. Ah ! c’est heureux qu’il ne puisse avouer la présence de mademoiselle de St. Castin à Beaumanoir !… Comme il se montrerait tout autre !… Je donnerais tous mes joyaux pour savoir ce qu’il a fait de la jolie morte que la Corriveau lui a façonnée… La Corriveau ! la vieille misérable qui a gâté mon affaire avec son coup de poignard !… Je serais si facilement devenue sa femme !… Il ne m’aurait pas soupçonnée… Il fallait que le démon vint traverser ainsi mes espérances !…
IX.
De Péan entra à son tour ; Angélique s’avança toute souriante au devant de lui. Un coup de baguette et la méduse s’était transformée en une fée adorable.
Pourtant, elle le détestait, ce vaniteux coquin qui se perdait dans la foule de ses admirateurs, et elle aurait préféré le voir mourir à cause d’elle, que de le voir vivre pour lui présenter d’éternels hommages.
Un jour qu’il se battait pour elle avec le capitaine de Tours, elle dit en riant qu’il valait tout juste un moineau, et qu’il ne fallait pas gaspiller, pour le tuer, plus de poudre qu’il n’était nécessaire.
Cependant, elle n’était pas fâchée de le voir arriver, car elle avait peur d’elle même quand elle se trouvait seule ; ses pensées l’épouvantaient et elle avait besoin de distractions.
De Péan s’attarda longtemps. Il lui exposa son projet contre Philibert, lui parla d’un rassemblement, d’une bagarre, et d’un accident ! Il lui dit que Le Gardeur se trouverait là aussi, comme par hasard, et qu’il faudrait le soutenir.
Elle acquiesça avec plaisir, et promit de se rendre sur la place du marché. Elle voyait bien que Le Gardeur était un instrument dans ce complot, et qu’il pouvait courir un certain danger. Il faudrait veiller sur lui.
X.
Le soir de ce jour-là, les associés, réunis au palais, se livraient à des regrets amers, à cause de la paix qui venait d’être annoncée, lançaient des invectives contre le traité fatal à leurs intérêts, et buvaient à la guerre prochaine.
Bigot les laissa faire quelque temps, puis, quand il eut assez joui de leur désespoir, il leur dit en souriant :
— Vous oubliez que le danger et la perte sont deux choses. Philibert va avoir le sort d’Actéon ; il sera mis en pièces par son chien.
La nouvelle fut accueillie avec des applaudissements. Cadet se pencha vers De Péan :
— Le piège est-il tendu ? demanda-t-il.
— Oui, répliqua De Péan, bien tendu. J’espère que le gibier ne nous échappera point.
— Au grand jour, en plein soleil… la foule… cris… bagarre… murmura Cadet
— Tout est prévu, soyez tranquille !
— Vous êtes rusé comme un démon, De Péan, mais prenez garde de vous prendre vous-même, cependant
— Ne craignez pas, Cadet !… Demain soir il y aura réjouissance au palais et deuil au Chien d’Or.
XI.
Le Gardeur était trop ivre pour saisir l’allusion de Bigot. Cette mort d’Actéon, dévoré par ses chiens, éveilla son attention toutefois, et il comprit qu’il se machinait quelque chose contre Philibert. Il se leva en jurant que personne, ni l’Intendant, ni les autres, ne toucherait un cheveu de la tête du bourgeois.
Bah ! repartit De Péan, il s’agit bien du bourgeois !… C’est de son chien qu’il est question. Le bourgeois, son fils et la vieille sorcière huguenote qui les dorlote, se pendront les uns les autres, quand le temps sera venu. Pour nous, nous en voulons au Chien d’Or, et c’est lui que nous allons pendre maintenant !
— C’est bon ! répliqua Le Gardeur en cherchant à rendre terrible son regard chargé de vapeurs, c’est bon ! pendez des chiens tant que vous voudrez, mais celui qui touchera au bourgeois me touchera !
Et après deux ou trois tentatives infructueuses, il réussit à tirer son épée et à la mettre sur la table.
Voyez-vous ça, De Péan, continua-t-il, c’est l’épée d’un gentilhomme, et je la passerai au travers du corps de l’insolent qui menacera le bourgeois, ou son fils, ou la sorcière huguenote, comme vous appelez dame Rochelle, une femme dont vous ne mériteriez d’être ni le fils, ni le neveu, ni le cousin !…
— Par St. Picot ! souffla Cadet, vous avez fait fausse route, De Péan ; ce n’est pas l’homme qu’il vous faut. Pourquoi, diable ! l’avez-vous choisi ?
— Je l’ai choisi, parce que c’est l’homme de la circonstance ; vous verrez ! À jeun, Le Gardeur est un grand défenseur de la morale ; gris, il tuerait le diable ; saoul, il saccagerait le ciel !… Je le connais ! je n’ai pas fait fausse route.
XII.
Bigot suivait cette petite scène avec intérêt. Il vit que Le Gardeur pouvait tout aussi bien se ruer sur ses amis que sur ses ennemis, s’il n’était adroitement dirigé et trompé.
— Venez, Le Gardeur, fit-il ; remettez l’épée au fourreau ; nous avons meilleure chasse à faire que la chasse au chien d’or… Écoutez ! les voici ! les voici les messagères bénies de la paix !… Ouvrez grandes les portes pour les recevoir !
— Les messagères de la paix ! gronda Cadet, ce sont elles qui, depuis le commencement du monde, portent la guerre en tous lieux !
Et tout l’entourage de l’Intendant se livra à qui mieux mieux au jeu, au vin, à la débauche, pour étourdir de plus en plus Le Gardeur, et le détendre contre tout retour à de nobles sentiments.