Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 21-30).


CHAPITRE XXXVII.

des flacons pleins jusqu’au bord de drogues vénéneuses.

I.

La Corriveau tira de son sein la petite boîte d’ébène et la déposa sur la table avec un geste solennel. Angélique, se signa, par distraction ou par effroi.

— Ne faites pas le signe de la croix ! exclama la sorcière d’un ton de colère ; nulle bénédiction ne peut descendre ici ! Avec ce qu’il y a dans cette petite boîte, je puis anéantir toute la population de la Nouvelle-France.

Angélique porta sur le coffret un regard avide, anxieux, comme si elle eut voulu pénétrer le mystère de destruction qu’il gardait, puis elle le toucha d’une main caressante, mais effrayée, brûlant de l’ouvrir et n’osant pas.

— Ouvrez-le, lui dit la Corriveau, pesez sur le ressort et vous allez voir apparaître un écrin digne d’une reine.

C’était le cadeau de noce de Béatrice Spara. Il a appartenu à la famille Borgia. Lucrèce Borgia le reçut d’un horrible parent, qui l’avait eu du prince des démons.

Angélique pressa le ressort, le couvercle se leva et une lueur éclatante s’échappa tout à coup. Angélique tout éblouie, tout effrayée, repoussa le coffret et fit quelques pas en arrière. Elle avait cru aspirer l’odeur d’un mortel parfum.

— Je n’ose pas m’approcher de ce coffret, dit-elle, son éclat m’épouvante, son odeur me fait mal.

— Bah ! riposta la Corriveau, l’effet d’une imagination malade, et d’une conscience timorée ! Il faut que vous vous débarrassiez de ces deux choses-là, d’abord, si vous voulez ensuite débarrasser Beaumanoir de votre rivale. L’aqua tofana, entre des mains timides, est doublement dangereuse : elle tue aussi bien celui qui ne sait pas la verser que celui qui la boit dans sa coupe fatale.

II.

Angélique fit un effort pour vaincre sa répugnance ou dompter sa crainte, mais inutilement. Elle ne voulut plus toucher au coffret.

La Corriveau la regarda un peu curieusement, comme si elle se fut défiée de sa faiblesse. Ensuite, elle approcha le coffret et en tira une fiole dorée, couverte de symboles étranges, pas plus grosse que le petit doigt d’un enfant. Ce qu’il y avait dedans brillait comme des diamants au soleil.

Elle l’agita et des millions d’étincelles s’allumèrent soudain dans l’étrange liquide. C’était de l’aqua tofana non diluée, de l’aqua tofana que nulle pitié n’avait tempérée, foudroyante, indestructible. Une fois administrée, c’en était fait de la victime : pas plus d’espoir pour elle que pour l’âme du damné ! Une goutte sur la langue d’un Titan et le Titan serait tombé foudroyé comme par le tonnerre des dieux.

C’était le poison de la colère et de la vengeance qui n’attendent point et bravent la justice du monde. C’est avec ce poison que la Borgia tua les convives qu’elle réunit dans son palais, et que Béatrice Spara dans sa fureur, foudroya la belle Milanaise qui lui avait volé le cœur d’Antonio Exili.

Rarement cette eau formidable était employée pure. Elle servait plutôt de base à une centaine de préparations diverses qui tuaient lentement, prudemment, au gré de l’ambition, de l’avarice, de la crainte et de l’hypocrisie.

III.

Angélique, assise près de la table, la joue appuyée sur sa main et penchée vers la Corriveau, écoutait, buvait pour ainsi dire ces explications, comme le désert brûlant boit l’eau que lui verse un nuage. Elle avisa une petite fiole pleine d’un liquide aussi blanc que le lait et d’une apparence aussi inoffensive.

— Qu’est-ce que ceci ? demanda-t-elle.

— Cela ? fit la Corriveau, c’est du lait de miséricorde. Il produit la phtisie et le dépérissement, sans causer de douleurs. Il fait son œuvre dans l’espace d’une lune ou deux. On dit d’un homme alors : l’infortuné ! une consomption galopante l’emporte ! Oui ! parce que la main d’un ennemi le pousse ! Avec ce lait, l’homme fort devient un squelette, la jeune fille rose et fraîche devient blême, maigre, décharnée, et personne ne peut deviner le secret de la tombe qui se ferme ; et ni prière, ni sacrement ne sauraient empêcher le fatal résultat de se produire.

Elle sortit une autre fiole du coffret.

Cette fiole, reprit-elle, en se caressant les lèvres du bout de sa langue de vipère, et avec une évidente satisfaction, cette fiole contient un poison mordicant, qui empoigne le cœur comme le feraient les griffes d’un tigre, et fait tomber à l’heure marquée d’avance la victime désignée. Les imbéciles viennent et déclarent emphatiquement :

Mort par la visite de Dieu !

La visite de Dieu ! répéta-t-elle d’un ton de mépris, et elle cracha de nouveau, la misérable ! comme elle avait coutume de faire à ce saint nom.

Le Lion, ajouta-t-elle, dans son langage cabalistique, le Lion fait mûrir les fruits de mort du levant ; des fruits qui tuent contre la volonté de Dieu. Celui qui possède ce flacon est le maître de la vie !

Elle replaça la petite fiole avec un soin tout particulier. C’était son poison favori.

IV.

— Cette autre, continua la Corriveau, après avoir replacé celle qu’elle venait de montrer, pour en tirer une troisième, cette autre cause la paralysie ; puis celle-ci allume dans les veines la lente mais inextinguible flamme du typhus. Cette autre encore détruit toute la sève du corps humain et change le sang en eau. Celle-là, une fiole verte comme une émeraude, renferme de l’essence de mandragore, distillée quand le soleil entre dans le scorpion. Quiconque boit de cette liqueur, ajouta-t-elle, embrassant le petit flacon avec délice, quiconque boit de cette liqueur meurt dans les tourments indicibles de la lubricité.

Il y avait aussi, dans ce coffret, une petite bouteille d’un liquide noir, semblable à de l’huile.

— C’est une relique du passé, ceci, fit la sorcière ; c’est un héritage des Untori, les parfumeurs de Milan, qui répandirent avec leur huile embaumée, le deuil et la mort dans toute la grande cité.

L’histoire horrible des parfumeurs de Milan a été écrite, depuis la Corriveau, par la plume magnifique de Manzoni.

— Cela, continua-telle, c’est pour venger les chagrins, les déboires, les humiliations des malheureux dont l’amour est dédaigné ; et la mort qui frappe l’infidèle ou l’insensible, paraît si naturelle que les plus habiles médecins ne sauraient avoir de soupçons ou ne pourraient les justifier s’ils en avaient.

— C’est assez ! c’est assez ! cria Angélique, dégoûtée et prise de frayeur, car si cruels que fussent ses désirs, elle mettait toujours de la délicatesse dans ses moyens. À vous entendre, continua-t-elle, on se croirait au sabbat des sorcières. Je ne veux point de ces choses-là ; c’est indigne ! Que ma rivale meure, mais qu’elle meure comme une grande dame ! Il ne faut pas festoyer sur son cadavre comme des vampires. Vous devez avoir, dans ce coffret, des fioles d’une meilleure couleur et d’un meilleur bouquet ? Qu’est ceci ?

Elle montrait une petite bouteille rose, d’une forme singulière, cachetée et portant sur son cachet le mystique pentagone. — C’est plus beau et d’un effet aussi sûr peut-être que le lait de miséricorde, remarqua-t-elle ; qu’est-ce que c’est ? La vieille partit d’un rire sardonique et méchant.

V.

— Votre sagesse n’est que folie, Angélique Des Meloises ! répliqua-t-elle ; vous voulez tuer votre rivale et en même temps l’épargner ! C’est le parfum que la Brinvilliers avait apporté au grand bal de l’hôtel de ville. Elle en versa secrètement quelques gouttes sur le mouchoir de la belle Louise Gauthier, et quand Louise Gauthier le respira, quelques moments après, elle s’affaissa sur le parquet. On voulut la relever, elle était morte. Personne ne put deviner comment ni pourquoi ? Elle aimait Gaudin de Ste. Croix, l’amant de la Brinvilliers, comme la dame de Beaumanoir aime l’Intendant que vous aimez aussi.

— Et elle a eu sa récompense ! observa Angélique froidement. J’aurais fait comme la Brinvilliers. Avez-vous autre chose à dire de ce précieux parfum ?

— J’ai à dire qu’il est incomparable. Trois gouttes sur un bouquet de fleurs et celui qui sentira le bouquet s’évanouira pour ne se réveiller que dans l’autre monde. La victime meurt sans souffrir, le sourire sur les lèvres, comme si le baiser d’un ange recueillait son dernier soupir. N’est-ce pas que c’est un baume précieux, mademoiselle ?

— Ô flacon béni ! s’écria Angélique en le portant à ses lèvres, ô flacon béni ! tu seras l’ange qui prendra dans un baiser le dernier soupir de ma rivale ! Elle s’endormira sur des roses !… La Corriveau, préparez sa couche !

— C’est une mort douce, et qui convient à celle qui meurt d’amour ou par la main d’une rivale généreuse, murmura la sorcière ; mais moi, je préfère les breuvages plus amers et aussi infaillibles.

VI.

La dame de Beaumanoir ne sera pas plus malaisée à tuer que Louise Gauthier, répliqua Angélique en faisant rayonner la petite fiole à la lumière de la lampe ; les serviteurs du château ne la connaissent même pas, et l’Intendant n’osera pas plus faire connaître sa mort que sa vie.

— Êtes-vous bien sûre, mademoiselle, que l’Intendant n’osera pas faire connaître sa mort ? demanda la Corriveau fort sérieusement.

C’était fine considération importante cela, la maille principale de la chaîne qu’elle longeait.

— Si j’en suis sûre ? Oui, bien sûre ! répondit Angélique avec un air de triomphe. Il n’a même pas voulu l’exiler lorsque je l’en suppliais, de crainte que l’on connût son séjour à Beaumanoir. Nous pouvons en toute sûreté courir le risque de lui déplaire ; c’est le seul risque, car il me soupçonnera peut-être d’avoir tranché ce nœud qu’il ne sait pas comment défaire.

— Vous êtes hardie ! exclama la Corriveau dans son admiration, vous êtes digne de porter la couronne de Cléopâtre, la reine de toutes les magiciennes, de toutes les enchanteresses ! Je redoute moins vos ordres, maintenant ; et j’y obéirai avec moins de regret, car l’esprit qui vous anime est fort.

— C’est bien ! la Corriveau ! que le parfum de la Brinvilliers m’apporte la fortune et le bonheur que j’ambitionne et je vous verserai de l’or à pleines mains !… Des roses, la Corriveau ! Prenez des roses ! que la dame de Beaumanoir meure en respirant des roses !

— Oui, mais où trouver des roses maintenant ? elles ont fini de fleurir.

La Corriveau n’aimait pas cette disposition à la clémence et soulevait l’objection avec plaisir.

— Les roses n’ont pas fini de fleurir pour elle, repartit Angélique, et le destin est moins cruel que vous.

Et, tirant un large rideau de pourpre, elle découvrit, dans un enfoncement de la pièce, une foule de vases remplis de fleurs de toutes sortes.

— Les roses fleurissent toujours ici, ajouta-t-elle ; vous pourrez en faire un bouquet pour la dame de Beaumanoir.

— Vous êtes d’une rare prévoyance, mademoiselle, et Satan n’a plus rien à vous apprendre, en ruses comme en amour.

— En amour ! repartit Angélique avec vivacité, ne prononcez pas ce mot ! non ! Il y a longtemps que je l’ai sacrifié, l’amour !… Si je ne l’avais fait, je ne consulterais point la Corriveau aujourd’hui…

VII.

Angélique eut une pensée de regret pour Le Gardeur en disant cela.

— Non ! ce n’est pas l’amour qui arme mon bras, reprit-elle, mais c’est la duplicité d’un homme devant qui je me suis humiliée ! c’est la vengeance que j’ai jurée à une femme pour l’amour de laquelle je suis bafouée ! Voilà ce qui me pousse au mal ! Mais qu’importe ? fermez votre coffret, la Corriveau, nous allons arrêter les détails de l’affaire maintenant.

La Corriveau ferma le coffret, laissant de côté, sur la table, la petite fiole de la Brinvilliers, avec un poison rose qui scintillait comme un rubis sous les rayons de la lampe. Ensuite, elle vint s’asseoir près d’Angélique, et toutes deux, tête contre tête, d’une voix basse, et avec une mutuelle et lugubre sympathie, elles se mirent à discuter la disposition du château. L’une et l’autre avaient adroitement fait parler Fanchon Dodier, et connaissaient toutes les habitudes de Caroline, les chambres qu’elle occupait, ses heures de repos et de travail.

Angélique savait que l’Intendant serait absent de la ville pendant quelques jours, en conséquence des nouvelles qui venaient d’être reçues de France. L’infortunée Caroline serait donc privée, pendant ce temps-là, de sa vigilante protection.

Elles causèrent longtemps, toujours assises l’une contre l’autre, de leur diabolique dessein. Mademoiselle Des Meloises n’avait plus maintenant le sourire dans la figure ; ses ravissantes fossettes qui rendaient les hommes fous d’amour s’étaient effacées ; ses lèvres entr’ouvertes d’ordinaire, comme un calice de fleur, pour laisser couler des paroles douces comme le miel de l’Hybla, ses lèvres se serraient laidement comme celles de la Corriveau, et paraissaient également cruelles et sans pitié.

Ses cheveux tombaient en désordre sur sa robe blanche. Ils auraient pu orner le front d’un ange ; et cependant, à ce moment-là, ils semblaient se hérisser de fureur comme les serpents sur la tête de Méduse. Les pensées mauvaises qui l’obsédaient, en la transfigurant, la faisaient ressembler à la Corriveau, et quand elles se regardaient toutes deux, en nouant leur trame infâme, chacune d’elles se reconnaissait dans la face de l’autre.

Comme pour réveiller leur conscience, l’horloge, dans le fond de la chambre, sonnait les heures fugitives. Elles n’entendaient rien ! L’aiguille marqua pour toujours chacune de leurs mauvaises pensées, chacune de leurs paroles de mort.

La Corriveau enveloppa le coffret dans son tablier, et se penchant davantage vers Angélique elle lui dit :

— Arrosez bien vos fleurs, mademoiselle, car dans trois jours je viendrai faire un bouquet, et je vous promets qu’avant trois fois trois jours il y aura des chants de tristesse à Beaumanoir.

— Que cela se fasse vite et sûrement ! répliqua Angélique d’un ton rude, et n’en parlez plus ! Votre voix est lugubre comme si elle sortait des sombres galeries qui mènent à l’enfer. Qu’il me tarde que tout soit fini ! Je pourrai alors en ensevelir la mémoire dans la tombe du silence et de l’oubli pour jamais ! oui, pour jamais ! Mais pourquoi me désolerais-je d’un acte que vous accomplissez vous-même ?

Oui, d’un acte que vous accomplissez vous-même, et non pas moi ! répéta-t-elle, comme si elle pouvait rendre vrai ce sophisme en le réaffirmant. Elle voulait oublier son crime ; elle ne songeait pas que c’est l’intention qui rend coupable, et que devant Dieu le péché existe lors même que l’acte n’est pas accompli.

Elle essayait de s’étourdir par les subtilités du raisonnement, mais elle savait bien mieux que la malheureuse qu’elle poussait au crime avec de l’or, combien grande était la faute qu’elle méditait. Hélas ! la jalousie l’aveuglait, et son ambition n’avait pas de frein.

Une chose encore l’inquiétait. Qu’allait penser l’Intendant ? Qu’allait-il dire s’il la soupçonnait du meurtre ? Elle redoutait réellement l’investigation. Cependant, elle comptait sur le pouvoir de ses charmes. Après tout, elle pouvait risquer puisque lui-même, par sa parole un peu téméraire, s’était fait son complice.

VIII.

Si en ce moment elle pensa à Le Gardeur, ce ne fut que pour étouffer impitoyablement le dernier cri de l’amour. À son souvenir, elle se révoltait comme se cambre une cavale sur le bord d’un précipice.

Elle se leva subitement et dit à la Corriveau de se retirer, de crainte qu’elle ne changeât d’idée. Il se faisait encore un combat dans son cœur.

La Corriveau se mit à rire de cette dernière lutte d’une conscience presque morte, et lui souhaita le bonsoir. II était deux heures après minuit, et elle allait demander à Fanchon de la conduire chez une vieille femme de sa connaissance qui lui donnerait un lit avec la bénédiction du diable.

Angélique, lasse et troublée, lui dit qu’elle lui souhaitait aussi le bonsoir au nom du diable, puisqu’elle préférait cela. La vieille rit encore, et d’un rire moqueur toujours, se leva et sortit.

Fauchon s’était endormie. Elle s’éveilla en sursaut, renoua vite ses idées et offrit à sa tante de l’accompagner. Elle avait l’espoir d’apprendre quelque chose de ce qui s’était passé entre elle et mademoiselle Des Meloises. Tout ce qu’elle put savoir, ce fut que les joyaux étaient retrouvés.

La Corriveau s’en alla clopin clopant dans l’obscurité et se rendit chez la vieille femme, son amie. Elle se proposait de demeurer là, jusqu’après l’exécution de ses criminels desseins.