Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 249-258).


CHAPITRE XVIII.

LA PRINCESSE MÉROVINGIENNE ET LA CLASSE DES LOUISE.

I.

La cathédrale paraissait comme un autre monde, quand on comparait le calme dont elle était remplie, avec le bruit et le tapage de la place du marché, en face.

Sur le quarré, le soleil tombait brûlant et radieux, mais sa lumière ardente s’adoucissait en traversant les verres de couleur des grandes fenêtres de l’église, toute pleine de recueillement. Rompant la douce et religieuse clarté, une forte colonnade au chapiteau sculpté, supportait une voûte haute où le pinceau avait dessiné le ciel ouvert avec des anges et des saints en adoration devant le Seigneur.

Comme des arcs-en-ciel au-dessus d’un trône, un baldaquin superbe, tout couvert d’or, chef d’œuvre de Le Vasseur, s’élevait au-dessus du sanctuaire. Des cierges brûlaient sur l’autel et l’encens montait en spirales odorantes vers les arceaux. Puis des anges et des saints paraissaient regarder avec amour, à travers ces nuages errants, la foule agenouillée dans l’adoration.

II.

C’était l’heure des vêpres. L’orgue solennel et le chœur en surplis répondaient à la voix du prêtre. Le vaste temple débordait d’harmonie, et, dans les instants de silence, l’on croyait entendre le murmure mystérieux du fleuve de vie qui s’échappait du trône de Dieu et de l’Agneau.

Les fidèles étaient plongés dans une méditation respectueuse. Cependant, quelques uns de ces indifférents qui semblent ne venir à l’église que pour voir et être vus, chuchotaient à l’oreille de leurs amis les rumeurs du jour. Le plaisir de se rencontrer valait bien à leurs yeux une petite prière !

Sur le perron se tenaient d’ordinaire, à l’heure des offices, quelques galants jeunes gens de la haute société. Ils présentaient l’eau bénite aux dames de leur connaissance. Cette piété mêlée d’un peu de galanterie n’est pas encore tout à fait disparue de notre temps, non plus que de ce lieu.

La porte de l’église était le lieu des assemblées, des rumeurs, des affaires, des rencontres, des annonces.

Là, les vieux amis s’arrêtaient pour se raconter les nouvelles, les marchands pour parler commerce. C’était la bourse et l’échange de Québec.

Là, le crieur public annonçait de sa voix d’airain, les proclamations royales du gouverneur, les édits de l’Intendant, les ordres de la Cour de justice, les ventes publiques et privées. Toute la vie de la cité semblait se concentrer là.

Quelques arbres majestueux, rejetons de la forêt primitive, ornaient la place du marché ; un mince filet d’eau l’arrosait en murmurant, et la croix du clocher y laissait chaque jour tomber son ombre comme une bénédiction.

III.

Deux jeunes gens fort bien mis, flânaient, cet après-midi-là, près de la porte du couvent, dans l’étroite rue qui aboutissait au marché.

Ils allaient et venaient sur un court espace, paraissaient impatients et regardaient souvent l’horloge du beffroi de la chapelle, à travers les ormes du jardin des Frères Récollets.

La porte du couvent s’ouvrit, et une demi-douzaine de jeunes filles, pensionnaires et externes, se précipitèrent dehors. Elles avaient une heure de liberté. Elles descendirent vivement les larges degrés et furent accostées aussitôt par les jeunes gens. C’étaient elles qu’ils attendaient. Après l’échange d’une poignée de mains, ils se dirigèrent ensemble en ricanant vers le marché, passèrent devant les échoppes, achetèrent des bonbons, puis se rendirent à l’église par curiosité.

Ils se mirent à genoux pour prier un instant. Alors, les jeunes filles virent s’agiter une main finement gantée. C’était le chevalier Des Meloises qui leur envoyait des saluts de l’autre côté de la nef.

Il avait récité à la hâte un ou deux Ave. Sa dévotion n’en demandait pas davantage. Il promenait ses regards autour de lui avec un air de condescendance, critiquait la musique et regardait en face les femmes qui levaient la tête. Plusieurs soutinrent bravement son examen.

Les élèves des Ursulines sortirent avant la fin de l’office et le rencontrèrent dans le bas-côté. L’une d’elles lui dit d’un air enjoué :

— Chevalier Des Meloises, nous ne pouvons pas prier plus longtemps pour vous ! Mère Supérieure ne nous a donné qu’une heure pour entendre le salut aux vêpres et visiter quelques magasins. Nous voudrions faire une petite course dans la ville, ainsi, adieu ! Mais si vous aimiez autant notre compagnie que l’église, vous pourriez venir avec nous. Vous en escorterez deux. Vous voyez, nous sommes six pour deux messieurs.

— Je préfère aller avec vous, mademoiselle de Brouague, répondit galamment Des Meloises.

Il oubliait l’importante réunion des directeurs de la grande compagnie ; mais les affaires se réglaient bien sans lui.

Louise de Brouague n’estimait pas fort le chevalier Des Meloises, mais enfin, comme elle le disait à l’une de ses compagnes, il faisait une bonne canne quand elle ne pouvait en avoir de meilleure.

— Nous sommes sorties tout un bataillon aujourd’hui, reprit-elle, en regardant le groupe jovial de ses amies. Un magnifique échantillon de la fameuse classe des Louise ! n’est-ce pas, chevalier ?

— Magnifique ! superbe ! incomparable ! exclama le chevalier.

Et il les lorgnait avec admiration.

— Mais comment avez-vous pu obtenir cette faveur ? demanda-t-il. Une Louise suffit pour bouleverser la ville… Et six à la fois ! En vérité ! la supérieure est bien complaisante aujourd’hui.

— Oh ! si elle l’est ! Écoutez ! D’abord nous n’aurions pas obtenu la permission de sortir aujourd’hui, si nous n’avions commencé par gagner la bonne Mère des Séraphins. C’est elle qui a intercédé pour nous. Et nous voici errantes dans les rues de Québec, prêtes à toutes les aventures qu’il plaira au ciel de nous envoyer.

IV.

La jolie Louise de Brouague pouvait bien exalter la classe des Louise. Toutes les élèves de cette classe portaient ce nom, et toutes étaient remarquables par leur beauté, leur rang et leurs manières.

La plus belle de toutes était mademoiselle de Brouague. Après la cession du Canada, alors qu’elle était encore dans toute sa beauté, elle suivit en Angleterre le chevalier de Lévy, son mari, et vint à la Cour rendre hommage à son nouveau Souverain. Georges III qui était jeune encore, fut frappé de sa grâce et de sa beauté, et il lui dit galamment :

— Si les dames du Canada sont aussi belles que vous, j’ai véritablement fait une conquête !

Accompagner les jeunes pensionnaires du couvent quand elles se promenaient dans la ville, c’était pour les galants d’alors un passe-temps agréable, une amoureuse corvée.

Aujourd’hui, ces promenades furtives se pratiquent encore et les galants renaissent toujours.

Les pieuses sœurs ne soupçonnaient point les ruses mises en jeu par les jolies élèves qui voulaient aller respirer l’air de la ville. Dans tous les cas, elles fermaient charitablement les yeux sur ce qu’elles ne pouvaient empêcher. Sous leur guimpe de neige battait toujours un cœur humain.

— Pourquoi donc n’êtes vous pas à Belmont, aujourd’hui, chevalier Des Meloises, demanda tout à coup, Louise Roy, une gentille questionneuse qui ne se gênait guère. Ses longs cheveux châtains excitaient l’admiration et l’envie de toutes les femmes. Il n’y en avait pas de plus beaux. Quand elle les détachait, ils la couvraient comme d’un voile splendide, et tombaient jusqu’à ses genoux. Ses yeux gris, profonds, étaient comme des puits de sagesse. Elle avait l’éclat du lis, et seules quelques taches de rousseur pâles, comme si elles eussent été faites par le soleil, ajoutaient à ses charmes en rompant la monotonie de sa blancheur. Les religieuses l’appelaient la princesse Mérovingienne, la fille des rois chevelus, et partout elle était reine par droit de jeunesse, d’esprit et de beauté.

— Je n aurais pas eu le plaisir de vous rencontrer à Belmont, Mademoiselle Roy, répondit le chevalier Des Meloises, j’ai préféré n’y pas aller.

La question ne lui avait pas plu.

— Vous êtes toujours flatteur, toujours poli, chevalier, reprit-elle.

Et un vif mouvement de ses lèvres mignonnes simula la moquerie. Je ne comprends pas, continua-t-elle, qu’on refuse d’y aller. Toute la ville y est, j’en suis certaine, car je ne rencontre personne dans les rues.

Elle s’empara coquettement d’un lorgnon et se mit à regarder partout :

— Personne ! je ne vois personne.

Ses compagnes prétendirent, plus tard, qu’elle regardait le chevalier en disant cela.

Elle rit aux éclats et avoua que c’était possible.

V.

— Avez-vous entendu parler de la fête de Belmont, au couvent, mademoiselle Roy ? demanda le chevalier en faisant tourner sa canne.

— Nous n’avons entendu parler, et nous n’avons parlé que de cela depuis huit jours. Nos maîtresses ont eu de la besogne, car nous causions toujours, au lieu d’étudier nos leçons comme des filles sages, pour mériter des points de bonne conduite. La fête, le bal, les toilettes, la compagnie, tout cela remplissait nos cœurs et nos têtes ! si bien, chevalier, que Louise de Beaujeu que voici,… devinez ce qu’elle a dit. La maîtresse de classe lui demandait comment se traduit ciel en latin. Vous ne le devinez point ? Elle a répondu : Belmont !

— Pas de ces contes, mademoiselle Roy ! riposta Louise de Beaujeu avec un éclair de joie dans les paupières. Gardons pour nous nos histoires de couvent. Après tout, la traduction n’était pas mauvaise. Une superbe méprise, par exemple ! continua-t-elle, c’est la réponse de cette demoiselle de la classe de grec, à qui la maîtresse demandait le véritable nom de l’Ajax Andron, le roi des hommes de l’Iliade…

Louise Roy regarda son amie avec défiance et malice.

— Continue ! continue ! fit-elle ;

— Vous ne le devineriez jamais, chevalier, reprit mademoiselle de Beaujeu ; autant vous le dire tout de suite. L’élève répondit gravement : « c’est Pierre Philibert ! »

Mère Sainte Christine poussa un formidable soupir, mais Louise fut condamnée à baiser la terre deux fois, pour avoir prononcé avec tant d’onction et si mal à propos le nom d’un gentilhomme.

— Si je me suis rendue coupable de cette distraction, Louise de Beaujeau, riposta mademoiselle Roy, vous savez que j’en ai subi la peine bruyamment et volontiers. J’aurais bien préféré cependant embrasser l’objet de ma distraction ; mais je n’avais pas le choix.

— Et c’est encore ce qu’elle dit. Pas de pénitence qui la fasse changer d’opinion ! jamais ! Elle s’en tient à sa traduction malgré tous les lexicon grecs, affirma Louise de Brouague.

— C’est vrai ! je le maintiens. Pierre Philibert est le roi des hommes de la Nouvelle-France !… demande à Amélie de Repentigny.

— Oh ! elle en jurera toujours ! Inutile de le taire, chevalier Des Meloises ! continua Louise de Brouague, toutes les élèves raffolent de lui depuis qu’il est en amour avec une de nos compagnes. Il est le prince Camaralzaman de nos contes de fée.

— Quel est ce nom ? fit Des Meloises froidement.

Il était passablement ennuyé de cet enthousiasme pour Philibert.

— Je ne suis pas pour vous en raconter plus long ; mais je vous assure que si les Louise de notre classe avaient des ailes, elles s’abattraient sur Belmont comme une volée de colombes.

Louise de Brouague s’apercevait bien que le chevalier était froissé ; elle se plaisait à le taquiner et à blesser sa vanité, car elle ne l’aimait pas.

Il en avait assez de ces compliments à l’adresse de Philibert. Il se souvint alors qu’il devait se rendre au palais et s’excusa de ne pouvoir passer tout entière, avec les aimables hellénistes des Ursulines, l’heure de récréation accordée par la gracieuse supérieure.

VI.

— Mademoiselle Angélique est allée à Belmont, sans doute, chevalier, si des affaires pressantes vous retiennent au palais ? demanda Louise Roy. Comme ce doit être ennuyeux d’être accablé de besogne, quand on sent le besoin de jouir de la vie !

Le chevalier se retourna à cette apostrophe de la jeune fille, et répliqua brièvement.

— Non ! elle n’y est pas allée. Elle n’a pas voulu se rencontrer avec la famille des Jourdains, les alliés du bourgeois Philibert, et elle a bien fait. Elle se préparait à faire une course à cheval. C’est le temps. La ville semble toute gaie aujourd’hui, car les gens du commun sont à Belmont.

Louise de Brouague s’emporta :

— Fi ! chevalier, riposta-t-elle, avec indignation, c’est mal à vous de parler ainsi du bourgeois et de ses amis ! Comment ! le gouverneur, madame de Tilly et sa nièce, le chevalier de La Corne St. Luc, Hortense et Claude de Beauharnois, et je ne sais combien d’autres de l’élite de la société y sont allés par respect pour le colonel Philibert ! Et pas une demoiselle du couvent — Nous valons quelque chose après tout ! — pas une demoiselle du couvent qui ne consentirait à sauter par la fenêtre et à jeûner au pain et à l’eau pendant un mois ensuite, pour une heure d’amusement à ce bal ! N’est-ce pas mesdemoiselles Louise ?

Toutes approuvèrent. Les deux jeunes cavaliers qui avaient été témoins de cette passe d’armes sourirent, et Des Meloizes s’inclina profondément.

— Je suis fâché d’être obligé de me séparer de vous, mademoiselle, dit-il, mais l’État a besoin de mes services.

L’État ! L’Intendant ne saurait procéder à moins que le bureau ne soit au complet. Il faut que j’assiste au conseil et je me rends au palais.

— Oh ! vous avez parfaitement raison, chevalier, affirma Louise Roy. Que deviendrait la nation, que deviendrait le monde, que deviendraient les pensionnaires des Ursulines si les hommes d’État, les guerriers, les philosophes, comme vous et les sieurs Drouillon et La Force que voici, ne s’occupaient de temps à autre de notre bonheur et de notre sûreté ?

Le chevalier Des Meloises s’éloigna sous cette grêle de traits

Le jeune Laforce n’avait été jusque là qu’un damoiseau voltigeant par la ville ; il devait plus tard se rendre digne de son nom par son esprit et son énergie. Il répliqua :

— Mille mercis, mademoiselle Roy ! C’est rien que pour l’amour des jeunes pensionnaires que nous avons, Drouillon et moi, embrassé la profession d’hommes d’État, de guerriers, de philosophes et d’amis. Nous sommes prêts à diriger vos pas innocents à travers les périls de la ville si vous voulez aller plus loin.

— Hâtons-nous ! fit Louise Roy en ajustant son monocle, j’aperçois le père Michel au coin de la côte de Léry. Il a l’air de chercher des brebis égarées, sieur Drouillon.

VII.

Le bonhomme Michel était le gardien et le factotum du couvent. Il épiait les élèves qui sortaient. II portait des lunettes pour mieux voir, et quelque fois il voyait plus mal ; c’était quand on lui glissait une pièce blanche dans la main. Il mettait dans un vieux sac de cuir tout l’argent de la propitiation. Il aimait les expressions théologiques. Il y avait là dans ce vieux sac le prix de bien des courses au hasard dans les rues de Québec.

Les annales du couvent ne disent ni ce qu’il vit, ni ce qu’il fit cette fois. Mais comme Louise Roy l’appelait son vieux Cupidon, et savait lui mettre le bandeau sur les yeux ; on peut en conclure que les bonnes religieuses ne connurent rien de la charmante promenade des Louise ce jour-là, dans les rues de la cité.

Pauvre bonhomme Michel ! Notre récit serait incomplet si nous ne parlions de sa mort. Il expira dans le monastère à l’âge des patriarches. Avant de remettre à Dieu sa bonne vieille âme, et pour la rendre plus légère dans son vol vers le ciel, il secoua son sac de cuir, et en fit tomber les pièces de toutes sortes qu’il avait reçues des internes, pour garder le secret de leurs promenades défendues.

Les religieuses ne se montrèrent point inexorables. Elles reçurent son legs expiatoire, lui pardonnèrent de n’avoir pas toujours vu clair autant qu’il l’aurait fallu, et firent dire une messe chaque année pour le repos de son âme. La messe se disait encore, et depuis longtemps les générations nouvelles des galants et des pensionnaires qui se promenaient dans les rues de Québec, avaient perdu le souvenir de sa bonne figure de Breton !