Le chevalier de Mornac/20
CHAPITRE XX.
vengeance et carnage.
Pour ne pas entendre le dernier râle de l’infortuné Mornac, nous sommes forcés de retourner dans la grotte du champ des morts où, pourtant, d’autres sanglots d’agonie nous attendent peut-être aussi.
Le premier assaut de découragement subi, les trois hommes ensevelis dans la caverne songèrent à faire l’impossible pour sortir de cet affreux tombeau.
Après de nouveaux efforts contre l’épaisse muraille dont la pierre nouvellement tombée de la voûte fermait la sortie de la caverne, après s’être bien convaincus qu’ils ne pourraient jamais renverser ce lourd quartier de roc, ils songèrent à trouver une autre issue.
— Chef, dit Joncas au Renard-Noir, appuyez-vous contre ce côté de la caverne. Je vais vous monter sur les épaules pour tâter un peu la voûte.
Le Huron s’exécuta et Joncas lui grimpa sur le dos.
Avec la crosse de son fusil le Canadien se mit à sonder le roc.
À partir du fond il frappa partout dans le toit rugueux de la caverne.
Partout retentissait un bruit mat qui témoignait de l’épaisseur de la pierre.
À mesure que le Sauvage changeait de position pour permettre à Joncas de sonder plus loin, l’espoir s’éteignait dans l’âme des trois malheureux.
Jolliet surtout faisait mal à voir.
Affaissé sur le sol, la tête baissée, il semblait tout à fait résigné à mourir, ne paraissant plus avoir aucune espérance à réaliser sur terre.
Lorsque la crosse du fusil de Joncas frappa près de l’endroit de la voûte qui s’était refermé sur l’énorme quartier de roc dont la grotte était bouchée, la pierre rendit un son plus sonore.
Joncas frappa de nouveau.
Un éclair de satisfaction illumina sa figure.
— Tenez-vous ferme sur vos jambes, dit-il au Huron.
— Y êtes-vous ?
— Oui.
Le Canadien serra fortement son arme par le canon, en appuya la crosse contre la voûte et se mit à pousser.
La résistance fut d’abord considérable.
Puis Joncas sentit que la pierre cédait, cédait.
Il redoubla d’efforts, tant qu’enfin il aperçut en levant la tête une étoile qui scintillait dans le ciel par l’étroite ouverture.
Il se laissa glisser à terre et jeta un cri de joie.
— Nous sommes sauvés, dit-il.
Jolliet le regarda ébahi.
Il n’était plus fait à l’idée de sortir vivant de la caverne.
— Aidez-moi, reprit Joncas, à entasser ici nos ballots de fourrures, afin que nous puissions nous élever dessus tous les trois et poussez cette pierre que je viens de soulever. Vite !
Les trois amis réunirent leurs forces et firent glisser une grosse pierre qui, descellée par l’éboulis que le tremblement de terre avait causé, formait comme une trappe naturelle.
L’ouverture pouvait largement laisser passer un homme.
Joncas sortit le premier et fit entendre une prudente exclamation de joie lorsqu’il s’aperçut que cette pierre pouvait se replacer et s’ôter à volonté.
— Mille tonnerres ! dit-il, tout cela va tourner, en fin de compte, à notre avantage. Et ainsi renfermés dans la caverne, jamais on ne pourra nous y trouver. Mais partons, nous sommes bien en retard !
— Arrête ! dit le Huron. Il faut faire disparaître les traces de notre passage par ici.
Il rejeta à l’intérieur quelques parcelles de pierre et de terre qu’ils avaient déplacées en soulevant la trappe. Ensuite il descendit jusqu’au pied du rocher, à l’entrée naturelle de la grotte.
Il en écarta les broussailles qui la masquaient, entra dans la gueule de la caverne, alluma une esquille de bois et se mit à effacer jusqu’à la moindre trace de leur séjour en cet endroit.
Au bout d’un quart d’heure, il grimpa sur le faîte du rocher et rejoignit ses compagnons qui l’attendaient assis sur le bord de la trappe béante.
Le Sauvage descendit dans la grotte, s’assura que les ballots de pelleteries étaient bien placés au bas de l’ouverture, afin que ses amis et lui pussent au besoin se précipiter tête baissée dans le souterrain, s’ils étaient suivis de trop près.
Toutes ces précautions prises, il remonta près de Joncas et de Jolliet et tous trois commencèrent à se glisser sans bruit vers le village.
La célébration du festin et l’heure avancée leur permirent de pénétrer sans être aperçus dans la bourgade.
Quand ils arrivèrent dans le ouigouam de Mornac, celui-ci venait de le quitter depuis quelques minutes à peine.
Ne l’y trouvant point, ils se dirigèrent guidés par le Renard-Noir, qui en connaissait la situation, vers le ouigouam de la Perdrix-Blanche.
Il entrouvrit la portière et regarda à l’intérieur.
Il se rejeta brusquement en arrière, dit quelques mots rapides à l’oreille de ses deux compagnons.
D’un commun élan ils tombèrent tous les trois dans la cabane comme une trombe : Joncas sur Griffe-d’Ours, qui tenait encore Mornac à la gorge, et le Huron sur la Perdrix-Blanche.
En un clin d’œil Griffe-d’Ours et sa sœur étaient garrottés et bâillonnés sans avoir eu le temps de jeter un cri.
Mornac, qui pour n’être pas mort n’en aurait valu guère mieux une minute plus tard, ressentit au milieu de sa pâmoison, un soulagement extraordinaire.
— Je dois être mort ! pensa-t-il. Voilà que c’est fini de moi !
Comme il lui sembla qu’on s’agitait furieusement sur son corps :
— Cadédis ! ajouta-t-il, suis-je donc déjà dans l’enfer, que mille diables piétinent sur mon cadavre !
Quand il reprit tout à fait ses esprits, il aperçut Griffe-d’Ours et la Perdrix-Blanche ficelés dans un coin comme des momies.
Jolliet était à genoux aux pieds de Mlle de Richecourt dont les yeux, levés vers le ciel, remerciaient éloquemment Dieu de sa délivrance inespérée.
Quant à Joncas et au Renard-Noir, penchés sur Mornac étendu par terre, ils regardaient avec un affectueux intérêt la vie lui revenir.
Le Gascon s’assit, secoua la tête pour chasser le sang que la strangulation y avait fait affluer, et dit à ses amis :
— Vous pouvez vous vanter d’être arrivés à temps. Encore une minute et c’en était fait du dernier des Mornac !
— Chut ! parlez plus bas, fit Joncas. Êtes-vous blessé ?
— Heu !… non, répondit Mornac en se tâtant.
Il se remit sur pied.
— À présent il n’y a pas de temps à perdre, reprit Joncas. Allons-nous-en.
Le Renard-Noir s’approcha de la Perdrix-Blanche et lui dit à demi-voix, de manière à être entendue de Griffe-d’Ours :
— Tu vois que je tiens ma parole. Ton frère ne mourra pas encore. Mais avant longtemps il me reverra. Alors malheur à lui ! Entends-tu, Ours féroce, je vengerai sur toi la mort de Fleur-d’Étoile et de mes fils que tu as massacrés. Car je sais que c’est toi qui les as tués. J’ai dit !
Il resserra les liens de Griffe-d’Ours et de sa sœur et leur assujettit solidement dans la bouche le bâillon qui les empêchait de crier.
Comme il se relevait il aperçut un homme qui gisait, le crâne fracassé, dans l’ombre, et que ni lui ni ses compagnons n’avaient encore remarqué.
Il le traîna par les pieds jusqu’au feu. Joncas, Jolliet et lui ne purent retenir un cri de surprise et de pitié lorsqu’ils reconnurent Vilarme.
— Qui donc l’a mis dans ce triste état ? demanda Joncas.
— Le chef sauvage, répondit Mornac, il venait de l’assommer quand je suis entré. C’est une sale besogne qu’il a épargnée au bourreau.
— Il avait assez vécu ! remarqua sentencieusement le Renard-Noir.
— Baron de Vilarme, dit Mlle de Richecourt qui s’approcha du cadavre, au nom de ma mère que vous avez assassinée, je vous pardonne tout le mal que vous avez fait à ma famille ainsi qu’à moi-même. Dieu veuille vous pardonner aussi !
Ils sortirent tous furtivement de la cabane et prêtèrent l’oreille avant d’avancer.
Tout était tranquille.
Les luttes dont le ouigouam de la Perdrix-Blanche avait été le théâtre s’étaient faites si rapides et tellement par surprise, que les acteurs n’avaient pas eu le temps de jeter un cri qui pût être entendu.
— Fuyons ! dit Joncas à voix basse. Et vous, chef, montrez-nous le chemin à suivre.
Le Renard-Noir se mit à la tête des fugitifs qui traversèrent le village comme des fantômes.
Arrivé près des palissades dont Mornac avait encore eu soin d’arracher un des pieux, le Renard-Noir s’arrêta.
— Guide-les à ton tour, dit-il alors à Joncas. Tu connais maintenant le chemin comme moi.
— Vous êtes donc bien décidé, lui demanda le Canadien.
— Un chef ne change pas de résolution quand elle est bien prise. Ma vengeance n’est pas satisfaite. J’ai promis d’épargner Griffe-d’Ours mais non les autres.
— Si vous êtes surpris ?
— Ne crains rien pour moi. Pour vous autres je ne compromettrai pas votre sûreté. J’attendrai que vous ayez eu le temps d’atteindre la grotte avant de commencer mon rude travail. Si je suis surpris et poursuivi de trop près, je me laisserai prendre et tuer plutôt que d’indiquer votre cachette en fuyant vers vous. J’ai dit.
Joncas vit que la détermination du chef huron était bien arrêtée.
Il ne répliqua rien et se mit en marche suivi des autres.
— Qu’est-ce que le chef veut donc faire ici ? lui demanda Mornac.
— Chut ! nous n’avons pas le temps de bavarder, dit Joncas. Je vous conterai cela quand nous serons à l’abri.
Le Renard-Noir les vit disparaître dans la nuit. Pendant un quart d’heure il resta immobile, les yeux fixés sur la plaine vers l’endroit où les fugitifs avaient disparu.
Cet espace de temps écoulé il tourna le dos à la palissade, rampa vers le ouigouam de Griffe-d’Ours où avait eu lieu le festin.
Il en écarta doucement la portière et regarda en dedans.
Le silence n’y était troublé que par des ronflements. Il est vrai qu’ils étaient sonores et sortaient de trois cents poitrines.
Tous les convives gorgés de viandes et d’eau-de-vie s’étaient endormis auprès de leurs écuelles vides.
Sous les chaudières les feux s’étaient éteints et des flambeaux qui avaient éclairé le repas il n’en restait plus qu’un seul qui brûlât encore.
Le Huron regarda fixement les convives pour en bien voir la position.
Il s’assura que son tomahawk et son couteau jouaient aisément dans leur gaine.
Hardiment il pénétra dans la cabane, marcha droit au flambeau allumé, s’en saisit, le jeta par terre et l’éteignit sous son pied.
Il écouta un instant.
— Personne n’a bougé, se dit-il. Ils dorment tous.
Alors il tira son couteau à scalper, se dirigea à tâtons, vers le premier dormeur qu’il saisit à la gorge pour l’empêcher de crier.
Froidement, à trois reprises, il lui enfonça son couteau dans le cœur jusqu’à la garde.
Le malheureux eut deux ou trois soubresauts convulsifs. Son voisin dérangé dans son lourd sommeil fit entendre quelques grognements, mais ne se réveilla pas.
Le Renard-Noir scalpa le premier en un tour de main, accrocha cette chevelure sanglante à sa ceinture et passa au second dormeur.
Comme l’autre il l’étrangla de sa main gauche et de sa droite lui perça le cœur et le scalpa en moins d’une minute.
Le troisième eut le même sort.
Alors échauffé par ce succès, emporté par l’ardeur de la vengeance, enivré par l’odeur du sang répandu, le Sauvage oublia sa prudence.
Il ne se sentait plus satisfait d’égorger aussi froidement ses victimes, son bras impatient de frapper et de rencontrer une résistance animée, s’arma du tomahawk.
Il se pencha sur un quatrième Iroquois et lui tâta la figure afin de s’assurer où était la tête. Et il lui asséna un coup terrible de sa massue en plein visage.
À demi assommé l’Iroquois poussa un cri rauque.
Mais ce fut le dernier.
D’un second coup le Huron lui broya la cervelle.
Le cinquième à moitié réveillé par le cri d’agonie de son voisin fut tout à fait tiré de son sommeil par le poids du corps du Renard-Noir qui, par mégarde, lui marcha sur la main.
Le Huron qui avait les yeux habitués à l’obscurité, le vit se mettre sur son séant.
Il le frappa en plein crâne.
L’Iroquois jeta un cri épouvantable et se jeta sur ses voisins comme pour chercher leur protection.
Le Renard-Noir voulut l’achever et redoubla ses coups. Mais il faisait trop noir pour viser sûrement. Atteint à l’épaule l’Iroquois se mit à pousser des hurlements terribles en criant à l’aide.
Réveillés par ce vacarme tous les dormeurs furent en un instant sur pied.
Le Renard-Noir se jeta par terre à côté du blessé qui se lamentait toujours.
Quelques-uns s’approchent attirés par ces cris, tandis que d’autres tisonnent les feux pour se procurer de la lumière.
On s’agite, on se croise, on se heurte en maugréant.
Enfin la lumière jaillit d’un brandon d’écorce, brille et répand ses lueurs par la cabane.
On accourt vers le blessé qui hurle toujours.
Mais à la vue du carnage, en apercevant quatre cadavres sanglants, plus un blessé, quasi-mort, les Iroquois reculent d’abord épouvantés et remplissent la cabane d’un cri commun de vengeance.
— Ce sont les visages pâles qui ont fait le coup ! Mort aux visages pâles !
— Griffe-d’Ours, notre chef, où est-il ?
— Ils ont enlevé le chef ! Courons après eux ! Et tous s’élancent hors du ouigouam.
— Massacrons la vierge pâle ! s’écrie l’un d’eux.
— Tuons-la ! Elle paiera pour les autres en attendant !
On se rue dans la cabane de la Perdrix-Blanche que l’on trouve seule, garrottée à côté de Griffe-d’Ours.
Dès que celui-ci se sent libre il pousse une exclamation de joie et de rage.
— Que chacun de mes frères s’arme ! commande-t-il, et qu’on vienne me joindre au milieu du village !
Un quart d’heure après, Griffe-d’Ours et ses guerriers sortaient de la bourgade et se lançaient, au pas de course, à la poursuite des fugitifs.