Le chevalier de Mornac/19
CHAPITRE XIX.
terreurs mortelles.
En proie aux angoisses les plus poignantes, Mlle de Richecourt avait passé la journée auprès du grabat de la Perdrix-Blanche.
Terrifiée par la promesse que Griffe-d’Ours lui avait faite de la prendre pour femme le soir même, elle avait alternativement prié et pleuré tout le jour. Le moment de la fuite se trouvait si rapproché de l’heure terrible dont le chef iroquois l’avait menacée, les chances d’une évasion si précaires et si hasardées qu’elle avait fait d’avance le sacrifice de sa vie, bien décidée de prévenir le déshonneur par une mort volontaire.
À force de songer aux probabilités de sa fin prochaine, elle en était arrivée, vers le soir, à une tranquillité relative qui se pouvait expliquer moins par la force de la volonté que par un affaissement nerveux amené par l’excitation extrême qu’elle avait ressentie la veille et le jour même.
Pendant le festin, auquel nous venons d’assister, elle était donc là, près du galetas de la Perdrix-Blanche endormie. Elle, assise, immobile, sa figure pâlie appuyée sur sa main gauche, le regard triste et vague, les lèvres décolorées, mais contractées et portant l’expression d’une décision irrévocable.
Ainsi pâle et sans mouvement, à peine éclairée par les lueurs ternes du feu qui allait s’éteignant au milieu de la cabane, la demoiselle de Richecourt ressemblait à ces blanches statues de marbre, assises éplorées sur les tombeaux des châtelaines, ses aïeules, qui reposaient dans la chapelle funéraire du château de Kergalec.
À mesure que l’heure fatale approchait, la conscience semblait lui revenir et des frissons nerveux passaient par tout son être au moindre bruit, tout comme la calme surface d’un lac frémit au plus petit souffle de vent.
Il est si bon de vivre, après tout, lorsque l’on n’a que vingt ans à peine et qu’on est doué par Dieu de la richesse et de tous les dons personnels qui semblent promettre un prochain avenir de félicité ! Comment ne pas sentir des regrets amers de quitter une vie toute parsemée d’illusions dorées et de séduisantes promesses dont on n’a pas pu constater encore la cruelle inanité. Sentir circuler dans ses veines un sang jeune et généreux et se dire : Dans une heure, en moins de temps peut-être, mon cœur fait pour aimer et pour battre sur une âme amie arrêtera soudain ses pulsations vivifiantes. Cette exubérance de vie que je sens bouillonner en moi, se calmera subitement pour se geler sous le souffle de glace de l’éternelle immobilité ! Oh ! les malheureux qui ont éprouvé ces atroces tourments ont dû bien souffrir et Dieu qui juge tout, leur aura su pardonner peut-être un désespoir inspiré par une destinée aussi cruelle.
Jeanne était donc froide en apparence, mais le cœur plein d’émotion, prêtant l’oreille aux mille bruissements nocturnes, elle se demandait s’il était bien vrai que la mort fût proche ou s’il lui restait encore une espérance de salut.
Des pas furtifs, qui se rapprochaient évidemment du ouigouam, vinrent tout à coup répondre à son cœur comme un choc dont les vibrations vont frapper sur un endroit sonore.
Elle se redressa, la gorge palpitante, ses lèvres sèches entrouvertes et le regard plein d’une anxiété terrible.
— Oh ! si c’était mes amis ! pensa-t-elle.
À mesure que les pas devenaient plus distincts, les palpitations de son cœur se faisaient plus pressées et frappaient comme des coups de marteau dans sa tête.
Celui qui s’approchait allait entrer.
Qui allait-elle voir apparaître ?
Question de vie ou de mort.
Ses deux mains se croisèrent sur sa poitrine qui bondissait convulsivement.
À la porte une main se montra.
La portière s’agita, s’ouvrit.
Jeanne poussa un cri de terreur.
C’était Vilarme.
Souriant il s’avança vers la jeune fille épouvantée.
Elle avait été tellement absorbée par la seule pensée du terrible Griffe-d’Ours, qu’elle avait oublié les dangereuses poursuites du baron. Au lieu du péril prévu, un autre inattendu, mais aussi terrible, se dressait tout à coup devant elle, sans empêcher en aucune sorte, les approches aussi périlleuses, du premier.
— Vous me paraissez bien émue, Mademoiselle, dit l’affreux homme.
Furtivement, Jeanne glissa sa main droite dans les plis de sa robe, et ne répondit pas.
— Vous me haïssez donc beaucoup ! continua-t-il d’un ton douloureux et peiné.
— Vous vous trompez un peu, Monsieur, répondit Jeanne en s’efforçant de raffermir sa voix. C’est plus que de la haine que je ressens pour vous, c’est de l’horreur !
Vilarme pâlit.
— Et le chef iroquois, reprit-il, trouve donc un peu plus grâce devant vous ?
À son tour Jeanne pâlit encore, malgré que cela eût paru d’abord impossible.
— Il est rumeur qu’il vous doit épouser cette nuit.
Mlle de Richecourt ne répondit pas.
Malgré la position périlleuse où elle se trouvait, elle semblait prêter l’oreille à quelque bruit du dehors.
Elle avait cru entendre un nouveau bruissement de pas.
— Écoutez ! Mademoiselle, continua Vilarme qui se rapprocha de la jeune fille. Le temps presse, les instants sont précieux ; chaque seconde vaut une année. Vous êtes menacée du plus effroyable sort qui peut atteindre une femme de votre caste. Vous, la femme d’un brutal Iroquois. Il y a de quoi vous glacer le sang dans les veines. Encore une fois veuillez m’écouter. N’oubliez pas que si je tuai votre mère, ce fut, après tout, par amour. Je vous aime comme je l’ai aimée, avec passion, rage et furie ! Voulez-vous être ma femme ? Nous allons fuir ensemble……
Le regard que Mademoiselle de Richecourt laissa tomber sur l’infâme était tellement chargé de dégoût et d’horreur qu’il comprit quelle immense répulsion il causait à Jeanne.
Mais cet homme qui avait, innée en lui, la furie du crime, s’écria :
— Eh bien, tu l’auras voulu !
Et il s’élança pour saisir la jeune fille qui sauta par dessus le corps de la Perdrix-Blanche. Celle-ci réveillée se mit sur son séant. Vilarme allait franchir à son tour ce frêle obstacle lorsque la portière s’écarta soudain.
Un homme bondit à l’intérieur.
Le casse-tête qu’il brandissait tournoya en sifflant et s’abattit sur la tête de Vilarme.
Le crâne du misérable vola en éclat par la cabane avec des lambeaux sanglants de cervelle qui jaillirent jusque sur la robe de Jeanne.
Sans un cri, Vilarme s’abattit sur le sol, la tête fracassée, vide, ruisselant de sang, hideux.
Il était mort.
— Griffe-d’Ours ! s’écria Jeanne avec une angoisse inexprimable.
Le chef iroquois se pencha sur le cadavre de Vilarme qu’il poussa du pied.
— Le chef a bien fait, dit-il, de venir chercher sa femme que ce chien convoitait. Il était temps ! La vierge blanche est-elle prête ? Mes guerriers m’attendent pour assister à notre mariage.
Pour toute réponse Jeanne brandit le stylet qui ne l’avait point quittée, afin de s’en frapper au cœur.
Mais en appuyant sur sa jambe droite et en avançant sa poitrine pour donner plus de force au coup qu’elle se voulait porter, son pied glissa sur un fragment encore chaud de la cervelle de Vilarme et la pauvre Jeanne tomba à la renverse en laissant échapper son arme.
Griffe-d’Ours bondit sur elle et lui enserra les poignets de ses mains puissantes.
— Mon Dieu, je suis perdue ! cria-t-elle.
Griffe-d’Ours repoussa brusquement de sa main gauche la Perdrix-Blanche qui voulait s’interposer entre lui et Jeanne qu’il releva de sa main droite.
Au même instant Mornac s’élançait à son tour dans le ouigouam.
À l’apparition subite de ce nouvel ennemi, Griffe-d’Ours lâcha la jeune fille, ressaisit son tomahawk qu’il avait laissé tomber, et courut au devant du chevalier.
Tous deux, l’arme haute, s’arrêtèrent à trois pas de distance.
Ils se brûlaient du regard.
— Chiens de faces pâles ! vous voulez donc tous mourir par ma main ce soir ! gronda Griffe-d’Ours.
Son terrible casse-tête se leva, tournoya de nouveau pour tuer.
Mornac fit un écart, évita le coup, lança sa hache d’armes de toutes ses forces sur la poitrine nue du sauvage.
Celui-ci avait aussi deviné l’attaque et diminua l’intensité du choc en se détournant un peu.
Néanmoins le sauvage chancela, car la massue de Mornac lui avait déchiré, broyé fort avant les chairs de la poitrine.
Le chevalier tira son long couteau de chasse et s’avança pour en percer son ennemi qui le prévint en lui saisissant le bras d’une main et la gorge de l’autre.
Il y eut un instant de crispation terrible dans les muscles du corps de ces deux hommes.
Doué d’une force physique supérieure à celle du chevalier, Griffe-d’Ours lui tordit le bras si violemment que Mornac dut laisser tomber son couteau.
Le Sauvage enserra de ses deux mains le cou du pauvre chevalier qu’il renversa sous lui.
Mornac voulut enfoncer aussi ses doigts crispés dans la gorge de l’Iroquois.
Celui-ci, qui était tombé à genoux sur la poitrine du jeune homme, fit un bond qui le débarrassa de cette étreinte ; et puis appuyant ses deux genoux sur chacun des bras de Mornac pour paralyser ses mouvements, il resserra lui-même l’étau d’acier de ses cinq doigts.
Mornac réduit à l’impuissance et à la merci de son ennemi voulut crier.
Il râla.
Sa figure empourprée bleuit. Ses yeux injectés de sang lui sortirent presque de leur orbite.
Jeanne vit qu’il allait être étouffé, ramassa son stylet, et accourut pour en frapper Griffe-d’Ours.
La Perdrix-Blanche à la vue de son frère en danger, se jeta au devant de Jeanne, et, plus forte qu’elle, l’empêcha d’avancer.
Épuisé, étranglé, suffoqué, Mornac sentit peu à peu sa vie s’en aller.
Il fit un dernier et immense effort pour se débarrasser de Griffe-d’Ours.
Deux fois son corps se roidit, sauta en soulevant le Sauvage cramponné à son cou.
Deux fois il retomba sur le sol avec un bruit mat et désespérant.
Alors ce pauvre Mornac s’aperçut qu’il allait mourir.
Il ne vit plus que des éclairs serpenter devant ses yeux. Ses oreilles furent ébranlées comme si tout un carillon de cloches lui eût sonné dans la tête.
Il lui sembla que sa poitrine allait éclater.
Un frémissement suprême courut par tout son corps.
Et puis il ne bougea plus…