Le chevalier de Mornac/09
CHAPITRE IX.
bourreaux et victimes.
On peut se figurer le serrement de cœur qu’éprouvèrent les captifs, lorsqu’ils passèrent devant Québec. Bien que la nuit touchait à sa fin, le jour n’était pas encore assez avancé pour qu’on les pût remarquer de la ville où la plupart des habitants dormaient encore.
Griffe-d’Ours, afin de prévenir toute tentative de fuite, avait dit aux prisonniers qu’il casserait la tête au premier qui ouvrirait la bouche pour crier à l’aide. Aussi les malheureux ne purent-ils que jeter un regard d’angoisse sur cette ville qu’ils ne reverraient peut-être plus.
En longeant la rive opposée, les Iroquois passèrent inaperçus devant Sillery et le Cap-Rouge.
À part le poste des Trois-Rivières, trente lieues en amont de Québec, les deux rives du fleuve étant alors désertes et inhabitées jusqu’à l’embouchure du Richelieu, les captifs n’avaient presque plus, maintenant, aucune chance d’être délivrés.
Arrivés à l’endroit où se trouve aujourd’hui la Pointe-aux-Trembles, les Iroquois prirent terre pour se reposer, manger et tourmenter un peu leurs prisonniers.
Ils commencèrent d’abord par dépouiller Mornac et Vilarme de tous leurs habits. Mais comme il fallut délier ceux-ci pour les déshabiller, ce ne fut pas sans conteste que Mornac se laissa faire. D’un coup de poing vigoureusement asséné, le Gascon envoya rouler à cinq pas le premier Iroquois qui voulut porter la main sur lui. Celui-ci se releva furieux, au milieu des rires de ses compagnons et voulut s’élancer, le casse-tête au poing, sur le chevalier désarmé. Mornac allait être assommé lorsque les autres Sauvages s’interposèrent.
— Pour l’amour de Dieu ! mon cousin, cria Jeanne d’une voix suppliante, ne les irritez pas ! Souffrez tout par amitié pour moi. Que deviendrai-je donc, s’ils vous tuent !
Et la pauvre enfant se voila la figure de ses deux mains pour cacher son angoisse et sa honte.
Vilarme s’était déjà laissé dépouiller.
Mornac obéit à sa cousine et jeta lui-même tous ses habits aux Sauvages qui se les partagèrent ainsi que ceux de Vilarme et s’en revêtirent grotesquement. L’un avait un chapeau, l’autre un haut-de-chausse, celui-ci un pourpoint, celui-là un baudrier, le cinquième des manchettes de point. Les deux derniers auxquels les bottes à entonnoir étaient échues en partage ne purent pas les garder longtemps, car elles leur blessaient les pieds. Ils eurent soin, pourtant de ne pas les rendre aux prisonniers, d’abord pour les forcer de marcher pieds nus, et partant de les faire souffrir, et ensuite pour s’en parer eux-mêmes quand ils arriveraient triomphants à leur bourgade.
On jeta deux méchants lambeaux de peau d’orignal aux prisonniers qui s’en couvrirent le mieux qu’ils purent.
Seul Griffe-d’Ours n’avait pas pris sa part du butin et comme Mornac paraissait le remarquer, le chef iroquois s’approcha de lui et dit :
— Tu sembles t’apercevoir, chien de face pâle, que mes frères seuls se sont partagé vos vêtements. Outre que je dédaigne ces vils oripeaux des Français, la part qui me revient vaut bien mieux que vos habits et vous-mêmes. Ma prise à moi, face pâle que je hais, c’est la vierge blanche que tu aimes. Entends-tu ?
Au regard ardent que le Sauvage jeta à mademoiselle de Richecourt, Mornac pâlit et serra les poings. Ce qu’il entrevoyait était si terrible pour la pauvre enfant que le gentilhomme sentit les larmes lui monter aux yeux. Et lui, l’homme de cape et d’épée, le Gascon railleur, le bretteur, le coureur de ruelles, l’esprit fort, leva les yeux au ciel et pria Dieu de sauver la jeune fille et de prendre plutôt sa propre vie en échange.
Quand on est heureux et jeune, on peut oublier Dieu ; mais dans l’infortune, on finit toujours par recourir à celui-là qui seul peut faire avorter les desseins les plus pervers.
Tandis que l’on garrottait de nouveau Mornac et Vilarme, Griffe-d’Ours s’approcha de Mlle de Richecourt et lui dit :
— La vierge pâle a-t-elle entendu ? Elle m’appartient et sera la femme du chef.
Jeanne de Richecourt qu’on avait toujours laissée libre de ses mouvements se leva droite, fière et belle comme Jeanne-d’Arc devant ses juges, et d’un mouvement prompt comme la pensée, tirant de son corsage le poignard qui ne la quittait jamais, elle en dirigea la pointe vers son cœur et s’écria :
— Écoute-moi bien, monstre ! Au premier geste que tu fais pour me toucher, je me tue !
Griffe-d’Ours recula, étonné, stupéfait ! Les femmes qu’il avait vues jusqu’à ce jour ressemblaient si peu à cette noble et superbe créature, qu’il en fut tout ébloui. Et le farouche homme des bois subit aussitôt la domination que la femme du grand monde exerce sur tous ceux qui l’entourent.
Honteux du charme invincible et mystérieux qui étreignait et paralysait sa volonté, il baissa la tête et alla s’asseoir à quelque distance.
Jeanne s’affaissa de nouveau sur le sol en revoilant son visage de ses belles mains et resta plongée dans un silencieux abattement.
Les Sauvages prirent leur repas qui consistait en sagamité et en poisson fumé.
Tant que leur faim ne fut pas satisfaite, ils ne donnèrent rien à manger aux prisonniers, excepté à Jeanne. Griffe-d’Ours lui porta quelque nourriture qu’elle refusa malgré qu’elle n’eût rien pris depuis la veille.
Quand les Iroquois se furent rassasiés, ils s’approchèrent de Mornac et de Vilarme avec les restes du repas.
Les Sauvages se sentaient en belle humeur, et ce fut un prétexte pour tourmenter les captifs. Comme ceux-ci n’avaient pas l’usage de leurs mains, il fallait qu’on leur donnât leur nourriture. Au lieu de la leur mettre à la bouche, les Iroquois la laissaient tomber à terre et leur jetaient à la place des charbons enflammés qui brûlèrent affreusement les lèvres des deux malheureux.
Au premier contact du feu, Vilarme poussa un hurlement.
Mornac ne dit rien. La seule idée qu’il se trouvait en présence d’une femme lui aurait fait souffrir mille morts plutôt que de desserrer les dents.
On continua de les tourmenter pendant plus d’une heure. Ceux-ci leur tiraient les cheveux, ceux-là la barbe. Les uns les piquaient avec des bâtons pointus, d’autres les brûlaient avec des tisons ardents ou des pierres rougies au feu.
Ils arrachèrent deux ongles des doigts de la main gauche à Mornac avec leurs dents et lui brûlèrent dans le fourneau d’une pipe les extrémités des doigts ainsi affreusement endolories.
Bien que le chevalier souffrit d’une manière atroce, il ne poussa pas une plainte.
Les lamentations de Vilarme redoublaient au contraire à mesure que les tourments devenaient de plus en plus forts. Aussi les bourreaux s’acharnèrent-ils d’avantage contre lui. Ils lui mutilèrent toute la main gauche dont ils lui coupèrent la première phalange des cinq doigts.
Quand les Sauvages mirent fin à leur jeu barbare, afin de se rembarquer, Mornac, qui s’était contenu jusque là, lâcha la plus belle bordée de jurons qui soit jamais sortie de la bouche d’un enfant de la Gascogne.
— Sandious ! tonnerre de Dieu ! Mille millions de tonnerres ! s’écria-t-il. Puisse le diable éventrer ces maudits, et les étrangler, mordious ! avec leurs propres boyaux.
Puis s’arrêtant, il se tourna vers Mlle de Richecourt et lui dit :
— Pardonnez-moi, ma cousine, car cela me soulage vraiment. Voyez-vous, je me sens les nerfs agacés et j’éprouve un impérieux besoin d’exhaler ma mauvaise humeur d’une façon un peu plus virile que M. de Vilarme.
Celui-ci, malgré les souffrances qu’il endurait encore, ressentit cette injure et répondit :
— Ah ! chevalier de malheur ! nous aurons à causer un peu dès que nous serons libres !
— Sandis ! à vos ordres, mon brave, repartit Mornac et j’espère avoir avant longtemps la satisfaction de vous enfoncer six pouces de fer entre les côtes.
Les Iroquois mirent fin à cette altercation en transportant les prisonniers dans les canots qui recommencèrent à remonter le courant du fleuve.
La partie du Saint-Laurent sur laquelle les captifs voyageaient alors différait beaucoup de celle qu’ils avaient parcourue en descendant de Québec à la Pointe-à-Lacaille. Le grand fleuve qui, en bas de l’île d’Orléans, prend aussitôt des airs d’Océan, se rétrécit tout à coup vis-à-vis de Québec où il n’a guère qu’un tiers de lieue de large. Bien que sa largeur augmente ensuite au-dessus de la ville, elle ne dépasse plus une lieue et demie, en exceptant les lacs formés par son cours.
Au lieu des hautes Laurentides qui, en bas de la capitale dominent majestueusement les grandes eaux du fleuve, les captifs n’apercevaient plus que les bords peu escarpés et assez rapprochés, montant et s’abaissant à droite et à gauche.
Si la scène y perdait en grandeur, elle y gagnait certainement au point de vue pittoresque.
Tourmenté dans son cours, le fleuve allait se tordant en sinuosités capricieuses, en arrière et en avant des voyageurs. Là, ils croyaient le voir se terminer brusquement en cul-de-sac, coupé par une muraille de rochers grisâtres ; ici ses eaux calmes s’en allaient mourir, comme celle d’un lac, sur des grèves sablonneuses dans l’enfoncement desquelles on apercevait les hauts arbres de la forêt silencieuse. Ailleurs, les rives s’arrondissaient en coteaux pour s’aplanir plus loin en immenses prairies jaunissantes sous le soleil d’automne. Çà et là, des rivières et des ruisseaux entrecoupaient la ligne onduleuse des deux rives. Ils venaient verser dans le fleuve, sombre et profond, leurs eaux babillardes dont le joyeux murmure résonnait à l’ombre des noyers sur les troncs moussus desquels des vignes sauvages grimpaient en festons.
Partout sur ces paysages sévères ou riants régnait la grande solitude des forêts vierges dont les bruits sauvages ne parvenaient même pas à l’oreille des voyageurs qui tenaient le milieu du fleuve et ne pouvaient entendre ni les cris des bêtes fauves ni le chant des oiseaux.
Je ne saurais m’astreindre à décrire chacun des incidents qui marqua le voyage depuis la Pointe-aux-Trembles jusqu’aux Trois-Rivières devant lesquelles ils passèrent inaperçus, le quatrième soir, pour entrer bientôt dans les eaux calmes du lac Saint-Pierre.
Après avoir parcouru ce lac dans sa plus grande longueur qui est de sept à huit lieues, les Sauvages s’arrêtèrent dans l’une des premières îles du Richelieu et y passèrent la nuit dont une bonne partie fut employée à caresser les prisonniers Mornac et Vilarme. Un nouveau supplice auquel les Iroquois s’arrêtèrent cette nuit-là fut de faire marcher les deux captifs pieds nus sur des cendres chaudes sous lesquelles des bâtons pointus avaient été plantés en terre.
Mornac, toujours fier et railleur, supporta ce genre de tourment avec un calme stoïque et à Vilarme qui ne cessait de geindre il recommanda la patience, lui disant que c’était un excellent remède contre les cors aux pieds.
On s’engagea le lendemain dans l’archipel du Richelieu. Malgré leurs inquiétudes et leurs souffrances, les captifs ne purent s’empêcher d’admirer les ravissants paysages qui se déroulaient sous leurs yeux et changeaient d’aspect à chaque instant.
Séparées par une infinie variété de canaux, ces îles de différente grandeur s’étendaient aussi loin que la vue pouvait porter. Elles formaient une continuelle succession de prairies couvertes de pruniers rouges et de fruits sauvages, et puis d’îlots ombragés par de grands arbres autour desquels des vignes s’enroulaient amoureusement. Ici un rocher noirâtre opposait au courant son front de pierre et sortait de l’eau sa tête limoneuse comme celle d’un amphibie. Tout à côté une petite île étalait à la surface de l’eau un parterre émaillé de fleurs les plus charmantes. Plus loin c’était comme une large table couverte de baies de toutes sortes : bluets, framboises, mûres, groseilles rouges, blanches et bleues, au-dessus desquels se balançaient de petits arbres chargés de merises, et de poires sauvages. Quelques-unes de ces îles étaient si rapprochées que les voyageurs passaient entre elles sous un berceau formé par la cime des arbres qui se tendaient fraternellement la main au-dessus de l’eau bleue du fleuve.
Jetez sur tous ces feuillages les couleurs les plus vives que l’automne, ce grand artiste, ait sur sa palette, depuis le vert pâle et foncé, le jaune clair et brillant, jusqu’au rouge-feu ; peuplez ces mystérieuses retraites de castors et de loutres au riche pelage et qui fendent rapidement le fil de l’eau pour se sauver d’une île à l’autre ; embusquez derrière l’énorme pin sombre la tête curieuse d’un orignal qui regarde un moment passer la flottille et bondit soudain au plus épais du fourré qu’il écarte d’un coup de sa ramure ; suspendez sur toutes ces branches d’arbres des nids d’oiseaux de toute espèce, et d’où s’échappe un concert de chants multiples qui se croisent et se mêlent au doux bruissement des feuilles, et vous aurez une vision de ce spectacle enchanteur qui ravissait même des captifs s’acheminant vers le poteau de mort.
Après une autre station faite à l’endroit où M. de Sorel devait, un an ou deux plus tard, rebâtir le fort de Richelieu élevé par M. de Montmagny en 1642 et alors abandonné, Griffe-d’Ours et ses guerriers quittèrent le fleuve pour s’engager dans la rivière des Iroquois ou Richelieu.
Au bout de deux jours de navigation, ils s’arrêtèrent au-dessous de rapides qu’il était impossible de remonter en canots. Les Sauvages cachèrent leurs pirogues sous des arbres renversés et des broussailles, au lieu même où M. de Chambly devait bientôt construire le fort Saint-Louis.
Les Iroquois chargèrent ensuite les deux prisonniers de tout le bagage qu’ils pouvaient porter, et eux-mêmes prenant le reste, la petite caravane s’enfonça dans les bois.
Alors commença pour les captifs la plus rude épreuve de leur voyage. Bien que la rivière soit navigable trois lieues au-dessus des rapides de Saint-Jean, les Sauvages qui avaient laissé, en venant d’autres pirogues à l’embouchure du lac Champlain, préféraient se rendre à pied jusque là. C’était une marche de six grandes journées. À l’exception de Mlle de Richecourt que l’autorité de Griffe-d’Ours avait empêché d’être maltraitée et dépouillée de ses vêtements, les captifs, blessés, faibles, mal nourris, presque nus, chargés en outre de plus de bagage qu’ils n’en pouvaient porter, devaient se frayer un passage à travers la forêt, par des chemins non battus, parmi les pierres, les ronces, les fondrières, l’eau et tous les embarras imaginables que connaissent ceux-là seuls qui ont un peu couru les bois.
Privés de leurs chaussures, les pieds nus et encore endoloris par les brûlures qu’ils avaient subies, Mornac et Vilarme souffrirent des tortures atroces dans les premières heures de marche. Qu’on se figure de malheureux gentilshommes dont la plante des pieds n’a jamais foulé nue le sol, et obligés de marcher forcément, au pas gymnastique, en pleine forêt vierge, sur les cailloux et les branches sèches, lorsque leurs pieds saignaient encore des blessures infligées deux ou trois jours auparavant par les Sauvages.
Au milieu de la première journée, Vilarme épuisé s’abattit sur le sol où il resta étendu sans connaissance. Les Iroquois tombèrent sur lui à grands coups de bâtons, le rappelèrent à la vie et le forcèrent à continuer de marcher ainsi jusqu’au soir.
Plutôt que de se faire rosser de la sorte, Mornac se dit qu’il mourrait debout et en marchant !
Le soir vint enfin. Tandis que Mlle de Richecourt se jetait épuisée, mourante de fatigue, sur un tas de feuilles sèches, Mornac et Vilarme furent chargés d’aller chercher le bois et l’eau et de faire la cuisine.
On leur jeta quelques bouchées, puis on les lia chacun à un arbre, à une telle distance du feu qu’ils ne pouvaient en ressentir la chaleur.
La pluie vint à tomber et comme on était à la fin de septembre où les nuits commencent à être froides et que les deux prisonniers étaient à peu près nus, ils passèrent la nuit à grelotter. L’immense fatigue qu’ils éprouvaient leur aurait peut-être procuré quelque sommeil, malgré le froid et l’orage ; mais on avait serré leurs liens si fort que la souffrance qu’ils en ressentaient ne leur laissait pas un seul instant de repos.
Vers le milieu de la nuit, Vilarme s’en plaignit à l’un des Sauvages. Il n’en obtint d’autre soulagement que de voir ses liens serrés davantage.
— Cadédis ! lui dit Mornac, vous n’avez pas de chance, M. de Vilarme ; et vous admettrez que ma persistance à tout endurer sans me plaindre me vaut un peu plus d’égards.
Jeanne de Richecourt, blottie, non loin de Mornac, sous des peaux que Griffe-d’Ours lui avait procurées, frissonnait de froid et de peur. Au moindre mouvement qui agitait le cercle des Sauvages couchés en rond autour du feu, elle se mettait soudain sur son séant et jetait autour d’elle des regards chargés d’angoisse. Mais, comme nous l’avons dit, elle avait subjugué Griffe-d’Ours, et quant aux autres Sauvages elle n’en avait rien à craindre.
Le lendemain, tout brisés que fussent les captifs par l’affreuse journée de marche de la veille et par l’insupportable nuit qu’ils venaient de passer, il leur fallut se remettre en route.
Dès les premiers pas qu’il fit, Mornac ne retint qu’à force d’une incroyable énergie les sanglots de douleur que ses pieds enflés, meurtris et ensanglantés, lui arrachaient presque.
Au bout de vingt pas, Vilarme tomba. On le releva à coups de bâton.
Peu à peu cependant la force du mal engourdit leurs pieds, et ils allèrent ainsi jusqu’au soir, marchant comme des automates, laissant des gouttes de leur sang à chaque buisson, à toutes les pierres et aux branches mortes qui remplissaient le sentier.
Comme la nuit approchait et qu’il n’avait rien mangé depuis le matin, Mornac sentit ses jambes se dérober sous lui et tomba en traversant un ruisseau. Il était tellement chargé, son pauvre corps était si las, l’eau si invitante et la vie tellement insupportable, que le gentilhomme eut un instant l’idée d’en finir et de se laisser aller sous l’onde.
Un dernier regard qu’il voulut jeter à sa cousine, comme un adieu suprême, lui remit le courage au cœur.
— C’est sur moi seul qu’elle peut compter pour se tirer des périls qui l’environnent, pensa-t-il en faisant un énorme effort qui l’aida à se relever.
Il en était temps, car déjà ses bourreaux saisissaient de grosses pierres pour les lui jeter.
On se demandera comment Mlle de Richecourt pouvait endurer autant de fatigue. Qu’on se rappelle d’abord qu’elle n’avait pas à marcher pieds nus comme ses compagnons d’infortune, et qu’elle n’avait pas été torturée comme eux. Ensuite elle sentait que si elle avait le malheur de rester en arrière, loin de Mornac et des autres Sauvages et seule avec Griffe-d’Ours, elle était perdue. Aussi s’était-elle dit qu’elle suivrait les autres tant qu’elle aurait un souffle de vie. Et elle allait toujours, montant, descendant, trébuchant, reprenant pied, tombant et se relevant aussitôt. Mais sa tête était en feu et la fièvre dévorait tous ses membres.
La nuit suivante, les captifs dormirent un peu ; ce qui leur rendit assez de force pour continuer leur pénible voyage. Au bout de la sixième journée, ils arrivèrent sur les bords du lac Champlain.
Les Sauvages retrouvèrent leurs canots qu’ils avaient habilement cachés sous les halliers, et les lancèrent sur le grand lac des Iroquois auquel Champlain a laissé son nom.
D’abord étroit et bordé de rives assez basses à son embouchure, le lac allait s’élargissant peu à peu devant les voyageurs, tandis que ses rives s’élevaient ainsi en le dominant plus loin de falaises escarpées.
La petite troupe campa le soir dans l’île au Chapon et le lendemain sur celle des Vents.
Vers le midi de la troisième journée, comme ils arrivaient par le milieu du lac, qui peut avoir en cet endroit une douzaine de lieues de large, on aperçut au loin, à l’Occident et au Midi, de hautes montagnes qui élevaient là-bas, au-dessus des sombres forêts, leurs sommets presque toujours couverts de neige.
Griffe-d’Ours montra celle du Midi aux prisonniers, et leur dit que c’était par là que tendait leur voyage, et que là s’élevaient les cabanes d’Agniers où les captifs seraient brûlés.
— Ce gaillard a réellement des procédés fort délicats ! pensa Mornac.
Après avoir passé la nuit suivante sur l’île aux Cèdres et avoir couché le lendemain sur la terre ferme, à l’endroit où le fort Saint-Frédérique devait s’élever plus tard, les Iroquois naviguèrent encore une journée jusqu’à la décharge du lac Saint-Sacrement où ils firent une nouvelle halte de nuit.
Le lendemain il fallait faire un portage de cinq à six lieues pour tourner la décharge et gagner les bords du lac Saint-Sacrement, que les Sauvages appelaient Andiatarocté (lieu où le lac se ferme). Comme on allait se mettre en marche, Mlle de Richecourt se leva comme les autres. Mais son visage était empourpré. Un instant ses yeux hagards se levèrent au ciel ; puis ses jambes se dérobèrent sous le poids de son corps, et elle s’affaissa évanouie sur le sol.
— Il faut porter la vierge blanche, dit Griffe-d’Ours à Mornac et à Vilarme.
Et il fit signe aux Sauvages de se charger des effets que portaient les deux captifs.
Un brancard fut improvisé, Jeanne installée dessus, et tous, les Iroquois leur bagage et leurs canots sur l’épaule, Mornac et Vilarme chargés de leur précieux fardeau, se mirent en marche.
Retardée par le transport de la malade la petite troupe mit deux jours à faire les quelques lieues qui les séparaient du lac Saint-Sacrement.
Pendant ce temps, saisie d’une fièvre et d’un délire ardents, Jeanne se tordit sur le brancard avec des gémissements pitoyables.
Mornac qui ne pouvait rien faire pour calmer les souffrances de la jeune fille, marchait, marchait toujours, et tout en la portant jetait sur elle des regards pleins de larmes. Par moments il lui semblait être sous le coup d’un pénible cauchemar, et il se demandait si le ciel pouvait réellement permettre que des chrétiens souffrissent de semblables calamités.
Enfin le matin de la quatrième journée, on se rembarqua dans les canots qui gagnèrent en un jour l’extrémité sud-ouest du lac Saint-Sacrement. Ici se terminait le voyage par eau, mais il restait encore, sous des circonstances ordinaires, quatre longues journées de marche avant d’arriver au grand village des Agniers.
La maladie de Mlle de Richecourt allait encore prolonger le voyage, car Jeanne était de plus en plus faible et consumée par une fièvre intense.
Une fois leurs canots cachés sur le rivage de la terre ferme, les Iroquois reprirent leur bagage sur leurs épaules et s’engagèrent dans un sentier assez bien tracé qui aboutissait loin devant eux à la bourgade d’Agnier.
Vilarme ayant voulu se mettre à la tête de la civière sur laquelle Mornac et lui portaient la jeune fille, le chevalier lui dit sèchement :
— Prenez l’autre bout, monsieur.
— Et pourquoi plutôt moi que vous ?
— Parce que vous n’êtes pas digne de regarder les traits de cette pauvre enfant.
— Ah ! prenez garde s’écria Vilarme pâle de colère ; s’il est quelqu’un ici qui ne soit pas digne de regarder Mlle de Richecourt, ce doit être vous, chevalier de Mornac. Oui, vous, qui ne vous contentant pas d’être ivrogne, avez fait boire, lors de votre arrivée à Québec, ce chef iroquois qui, dans son ivresse, insulta la jeune fille qu’il apprit ainsi à convoiter et qu’il a relancée ensuite jusqu’à la Pointe-à-Lacaille ! Ce que je dis ici, je le sais pour l’avoir appris à Québec, le soir même de votre escapade.
— Je me suis déjà fait ce reproche, M. de Vilarme, répondit Mornac en baissant la tête, et je pleure chaque jour avec des larmes de sang cette étourderie qui va peut-être causer sa perte. Mais, ajouta-t-il en relevant les yeux sur Vilarme avec une fierté dédaigneuse et terrible, cette légèreté, cette folie commise par moi, m’était-il possible d’en prévoir les affreuses conséquences ? Tandis que vous, Vilarme, ne sentez-vous pas la furie des remords déchirer tout votre être en contemplant la victime que les suites de votre forfait ont réduite en ce déplorable état.
Comme Vilarme feignait d’ouvrir ses petits yeux louches, d’un air interrogateur, Mornac indigné s’écria :
— Moi aussi, je sais tout, assassin !
À ce mot terrible, Vilarme rugit et s’élança les poings fermés sur Mornac.
Mais deux vigoureux coups de bâton que l’un des Iroquois lui asséna sur le dos firent tomber sa rage, et il s’en alla prendre le pied du brancard en grinçant des dents.
Il devait y avoir un affreux secret entre ces deux hommes qui se haïssaient au point de voir leur inimitié persister jusque dans la navrante détresse où ils étaient tombés. Car l’extrême infortune a pour effet d’adoucir les animosités et de rapprocher les malheureux.
Dans la suite, lorsque Mornac aurait voulu se rappeler les incidents qui marquèrent leur pénible pèlerinage à travers la forêt qui séparait le lac Saint-Sacrement du village d’Agnier, il ne les entrevoyait plus qu’à travers un voile épais qui ne laissait à ses souvenirs que ces traits confus qui nous restent à la suite d’un rêve fatigant. Il se revoyait portant cette civière sur laquelle sa cousine gisait affaissée et mourante. Il se souvenait encore des remords qui étreignaient son cœur en songeant que sa folle inconséquence avait causé tous les tourments qui anéantissaient presque tant de jeunesse et de beauté. Il revoyait Vilarme, l’infâme Vilarme, qui portait l’avant du brancard en lui tournant le dos. En arrière et au devant d’eux, huit Sauvages, à demi-nus, les escortaient de leur surveillance active et de leur incessante cruauté. Puis les grands arbres de la forêt, dont les feuilles mortes et à demi tombées jonchaient la terre, défilaient longtemps, bien longtemps, à droite et à gauche sur les bords du sentier.
Voici pourtant un souvenir qu’il conserva vivace jusqu’à la mort, et qui jetait comme un gai rayon de soleil sur cette nuit sombre de son passé.
Après plusieurs journées de marche, des Sauvages inconnus étaient venus au-devant de la caravane en poussant de grands cris qui avaient tiré Mornac de l’espèce d’abrutissement où la fatigue et la souffrance le tenaient plongé. Ces nouveaux venus avaient accompagné quelque temps les prisonniers en poussant des hurlements féroces et les regardant avec des yeux terribles de menaces, lorsque tous débouchèrent de la forêt dans une clairière au centre de laquelle on apercevait, à distance sur les bords de la rivière Mohawk qui se jette dans l’Hudson, une grande bourgade iroquoise.
Ce village formait un long parallélogramme entouré de palissades, et de chaque côté duquel s’étendait une rangée de cabanes.
Griffe-d’Ours fit arrêter la petite troupe, donna l’ordre à Mornac et à Vilarme de déposer le brancard à terre et leur dit avec un cruel sourire :
— Avant que mes frères blancs soient brûlés, ce qui ne tardera guère, nous voulons, comme c’est notre coutume lorsque nous amenons des prisonniers à nos villages, vous donner le plaisir de bien vous sentir vivre encore une fois. Nos frères de la bourgade sont avertis de notre arrivée triomphante. Les voici qui sortent du village et qui s’avancent à notre rencontre. Ils vont se ranger sur deux lignes qui viendront finir ici. Les faces pâles entreront ainsi glorieusement dans Agnier entre deux rangs de guerriers. Seulement chacun de nous est armé d’un bâton, et mieux les hommes pâles pourront courir, moins ils recevront de coups.
On voyait s’avancer en effet toute la population de la bourgade, hommes, femmes, enfants, vieillards, tous jetant des hurlements qui faisaient trembler la forêt.
— Ah ! ce sont là vos usages, messieurs les Iroquois ! pensa Mornac. Eh bien ! sang de dious ! nous allons voir si le dernier des Mornac se laissera rosser impunément de la sorte !
Dans un clin d’œil, une double haie s’était formée sur une longueur de trois ou quatre arpents, et les Iroquois lançaient des cris d’impatience et demandaient qu’on leur livrât les prisonniers.
Deux des Sauvages de l’escorte étaient restés derrière les captifs pour les pousser l’un après l’autre entre les deux formidables rangées d’hommes.
Mornac était le plus jeune et le plus alerte des deux. Aussi fut-il gardé pour la fin, pour la bonne bouche, comme on dit, et l’on poussa de force Vilarme dans le terrible entonnoir. À peine y fut-il entré que les coups commencèrent à pleuvoir, de droite et de gauche, comme grêle sur tout le corps du misérable. On ne voyait qu’une nuée de bâtons qui s’élevaient, s’abaissaient, tournoyaient et tombaient, et, au milieu des deux haies grouillantes et hurlantes, Vilarme qui courait à toutes jambes. Une fois il s’abattit sur le sol : une vieille femme qui n’avait pas la force de lever son bâton, lui en avait barré les jambes. Le malheureux fut tellement roué de coups que la douleur lui rendit la force de se relever aussitôt et de s’enfuir vers l’entrée du village où Mornac le vit disparaître au milieu d’un nuage de pierres.
Sans attendre qu’on l’invitât poliment à entrer dans ce gouffre, Mornac bondit en avant.
Griffe-d’Ours qui n’avait pas voulu se priver de ce charmant plaisir de la réception, se tenait le premier sur les rangs. Tout entier au bonheur de voir maltraiter Vilarme, le Sauvage se penchait en avant pour regarder plus loin, lorsque Mornac tomba sur lui comme une trombe, lui arracha son bâton, et d’un coup de poing envoya rouler l’Iroquois à trois pas. Puis, brandissant ce gourdin en homme qui connaît toutes les ressources de l’escrime, le chevalier assomma deux autres Sauvages en un tour de main, rompit l’une des deux lignes et, rapide comme l’ouragan, prit en dehors de la haie vivante sa course dans la direction du village.
Il avait bien songé d’abord à s’enfuir vers les bois. Mais la pensée de laisser sa cousine à la merci des barbares l’avait retenu.
— Après tout, s’était-il dit avec cette confiance inébranlable que tout Gascon place en sa bonne étoile, qui sait si je ne me tirerai point d’affaire, une fois rendu sain et sauf dans le giron de cette aimable populace ?
Le brouhaha était indescriptible. Les deux haies s’étaient rompues et chacun courait sus à Mornac.
Mais celui-ci doué de la plus belle paire de jambes qui aient arpenté les terres de Gascogne, courait plus vite qu’aucun des poursuivants. Ses pieds touchaient à peine au sol. Il volait.
Lorsqu’on le serrait de trop près, le terrible bâton dont il était armé tournoyait en sifflant, et le vide se faisait aussitôt devant lui.
Les hommes se bousculaient, culbutaient et criaient, tandis que les enfants et les femmes lançaient des pierres au fugitif qui les esquivait presque toutes.
— Quel dommage que je n’aie pas le temps de m’arrêter pour rire, se disait-il. Ça doit être drôle !
En quelques secondes, il arriva sans encombre à la porte des palissades qui entouraient le village et qu’il franchit sain et sauf, grâce au merveilleux moulinet de son gourdin. Il courut toujours devant lui dans l’espèce de rue qui séparait les deux rangées de cabanes, jusqu’à ce qu’il fût arrivé au milieu de la bourgade, où il aperçut un échafaud qui s’élevait à six pieds au-dessus du sol.
Il prit son élan et sauta dessus.
Là, dominant la foule rugissante qui s’était engouffrée sur ses pas dans le village, il passa sous le bras gauche le bâton qui lui avait si bien servi, et croisant fièrement ses bras sur sa poitrine, il s’écria :
— Fils de tes nobles aïeux, tu es le premier Mornac qui a jamais fui devant l’ennemi. Mais je veux que le diable m’emporte si tu n’as pas en ce moment les honneurs de la victoire !