Typographie de L’Opinion Publique (p. 43-45).

CHAPITRE VIII.

une horrible nuit.

Après une course furieuse à travers le bois, les Iroquois s’arrêtèrent sur la grève, vingt arpents à l’ouest de la rivière à Lacaille, avec leurs captifs et les deux cadavres de leurs compagnons. En un instant ils mirent leurs pirogues à l’eau, y couchèrent les deux morts ainsi que les prisonniers bien garrottés, et se mirent à remonter le fleuve à toute vitesse.

Ils ramèrent pendant près de deux heures à force de bras, jusqu’à ce qu’ils eussent un peu dépassé la Pointe de Saint-Valier.

La marée commençait alors à baisser, ce qui donnait aux rameurs beaucoup de peine à remonter le courant. Sur un ordre de Griffe-d’Ours, les canots obliquèrent à droite pour relâcher à la petite île Madame sise au milieu du fleuve, à une courte distance du pied de l’île d’Orléans.

Il pouvait être trois heures.

Les Iroquois se concertèrent entre eux après être débarqués. Puis ils prirent les deux cadavres, et poussant devant eux les captifs, s’enfoncèrent un peu dans l’intérieur de l’île.

À une couple d’arpents du rivage, ils s’arrêtèrent, et Griffe-d’Ours dit aux prisonniers après les avoir débarrassés de leurs liens :

— Si les faces pâles refusent d’obéir et font mine de se sauver, nous les tuerons tout de suite comme des chiens qu’ils sont. Les blancs vont creuser ici un trou pour y enterrer les deux guerriers qu’ils ont tués. Le corps des braves ne doit pas rester exposé à la voracité des bêtes et des oiseaux de proie.

Les Iroquois désignèrent le lieu précis et la grandeur de la fosse et firent signe à Jean de commencer à creuser.

Celui-ci se mit à l’œuvre.

Mlle de Richecourt, assise à quelques pas de distance, s’efforçait de paraître calme ; mais on voyait à l’agitation de son sein qu’elle était plus qu’émue.

Lorsque vint le tour de Mornac, les Sauvages lui firent signe de remplacer Jean.

Un éclair brilla dans l’œil du chevalier. Mais sa cousine lui fit signe de se résigner. D’ailleurs, à la vue de l’hésitation que Mornac venait de manifester, Griffe-d’Ours s’était rapproché de lui en brandissant son tomahawk. Cet argument produisit un effet immédiat, et, tout bon gentilhomme qu’il fût, Mornac dut se soumettre.

Peu habitués à ce dur travail et mal pourvus d’outils, les captifs mirent plus de deux heures à creuser la terre, et le soir était venu quand ils eurent fini.

Les Iroquois placèrent leurs deux camarades dans la fosse qu’ils eurent soin de recouvrir de grosses pierres pour empêcher les bêtes fauves de déterrer les cadavres.

Ensuite ils garrottèrent de nouveau les captifs qui voyant bien que toute résistance était inutile, se laissèrent attacher.

Les Sauvages redescendirent avec eux vers la grève, et là, hors des atteintes de la marée, ils allumèrent un grand feu près duquel ils prirent leur repas du soir.

Quand ils eurent fini, ils se parlèrent avec animation durant quelques minutes.

Les prisonniers qu’ils regardaient souvent virent bien qu’il s’agissait d’eux, quoiqu’ils ne comprissent pas un mot au langage des Iroquois.

Ceux-ci se levèrent et vinrent examiner les captifs l’un après l’autre. Après avoir regardé Mornac et Vilarme avec attention, ils finirent par s’arrêter d’un commun accord en face de Jean Couture. Leur résolution fut bien vite prise et Griffe-d’Ours dit au pauvre valet :

— Le jeune visage pâle paraît le plus faible des trois, et le moins capable de supporter les fatigues du voyage. Il va mourir cette nuit.

Le malheureux garçon se jette aux genoux du chef qu’il embrasse en le suppliant de lui faire grâce. Ses gémissements lamentables n’émeuvent nullement l’Iroquois qui repousse l’infortuné d’un coup de pied et répond froidement :

— J’ai dit.

— Jean est encore à genoux quand l’un des Sauvages s’approche de lui par derrière, saisit le valet par les cheveux, appuie l’un de ses genoux sur le dos de la victime, tire de sa gaine un couteau à scalper dont il lui enfonce dans la tête la pointe tranchante qui décrit un cercle rapide autour du crâne. Puis le Sauvage retient entre ses lèvres le couteau d’où le sang dégoutte, saisit à pleines mains la chevelure du malheureux, que d’un seul effort il arrache violemment avec la peau.

L’infortuné pousse un hurlement de douleur et reste étendu sans remuer sur le sol.

Jeanne jette un cri d’horreur et perd connaissance.

Oubliant que ses pieds sont attachés, Mornac veut s’élancer sur les bourreaux. Mais il tombe tout de son long par terre ; ce qui fait rire les Sauvages aux larmes.

Après avoir relevé Mornac et l’avoir placé de manière à ce qu’il ne perdit rien de ce qu’il allait advenir, les Iroquois ramassèrent la victime évanouie qu’ils ranimèrent en lui jetant de l’eau froide à la figure. Puis il l’adossèrent contre un petit arbre auquel il fut solidement attaché.

Ces préparatifs terminés, l’un des Sauvages saisit des charbons ardents au milieu du brasier et les déposa avec beaucoup de soin sur le crâne sanglant et dénudé du jeune homme. Celui-ci, tout en recommandant son âme à Dieu, se mit à pousser des cris pitoyables qui ne devaient finir qu’avec sa vie.

Ce qui précède n’était qu’un prélude, et alors commença une de ces scènes épouvantables, dont l’atroce barbarie ne serait point croyable aujourd’hui, si nos annales n’en étaient pas remplies avec l’attestation des témoins les plus véridiques.

Tandis que deux Iroquois, accroupis sur le sol, coupaient avec leurs couteaux les orteils de la victime, d’autres lui arrachaient les ongles des doigts de la main, mais lentement, afin que le supplicié sentît bien chaque nouvelle souffrance.

Quand les pieds et les mains du jeune homme ne furent plus qu’une plaie vive, Griffe-d’Ours écarta ses compagnons. D’un tour rapide de son couteau, il cerna le pouce du misérable, vers la première jointure ; puis, le tordant, il l’arracha de force avec le muscle qui se rompit au coude, tant la violence du coup était grande.

Et tandis que le pauvre garçon jetait d’horribles clameurs, le chef, avec un sourire de satisfaction, suspendit à l’oreille du patient ce pouce ainsi tiré avec le nerf, en guise de pendant d’oreille.

Il continua de lui arracher ainsi tous les doigts l’un après l’autre, pendant que ses camarades enfonçaient à mesure, dans ces plaies, des esquilles de bois qui devaient lui faire éprouver des tortures de plus en plus atroces ; car ses cris redoublèrent encore.[1]

Satisfait de la dextérité qu’il avait montrée Griffe-d’Ours céda sa place à un autre.

Celui-ci s’approcha doucement et coupa, tour à tour, le nez, les lèvres et les joues de sa victime. Puis avec un raffinement de démon, il lui arracha les deux yeux, les laissa pendre sur la figure ensanglantée et plaça dans chaque orbite vide un tison ardent.

Animés par la vue du sang, tous ces barbares voulurent avoir leur part de jouissances, et chacun se mit à cribler le captif de coups de couteau.

Quand son corps ne fut plus qu’une masse de chairs saignantes, quand leur imagination diabolique fut à bout d’expédients de tortures, ils entassèrent des branches mortes aux pieds du supplicié, y mirent le feu et, se tenant tous par la main, se mirent à danser en rond avec des cris de joie.

C’était une horrible scène.

Le vent s’était élevé et soufflait fortement du large avec la marée montante.

Ses sifflements se mêlaient au grand bruit des vagues qui se brisaient sur les rochers de l’île avec de rauques clameurs ; tandis que des cris sinistres de huards s’élevaient au loin dans la nuit orageuse, comme l’écho des affreuses lamentations de la victime.

Pleinement éclairés par la lueur du feu, huit démons nus dansaient une ronde effrénée autour de l’arbre qui retenait le pauvre Jean. Souvent renouvelés dans ses orbites, les tisons ardents jetaient une sanglante lueur sur la face mutilée du supplicié dont les yeux pendaient sinistrement à la place des joues, tandis que les dents, découvertes par suite de l’absence des lèvres, grimaçaient un rire effroyable.

En ce moment Jeanne de Richecourt reprit connaissance et ses yeux égarés s’arrêtèrent sur ce spectacle infernal. Ce qu’elle vit était tellement horrible qu’elle s’évanouit de nouveau ; et, si courte que fût cette vision, elle était tellement épouvantable qu’elle se grava pour toujours dans sa mémoire.

En lâche qu’il était, Vilarme, la figure d’un jaune livide, tremblait de tous ses membres.

Quant à Mornac, on voyait la violente crispation de ses mâchoires sous ses joues pâlies ; et les muscles de ses bras, fortement tendus sous les liens qui le retenaient attaché, témoignaient des vains efforts qu’il faisait pour s’élancer sur les bourreaux.

À mesure que le feu, après avoir consumé les jambes, montait en rongeant les parties plus vitales du corps, les cris du martyr diminuaient d’intensité. Il ne proféra plus bientôt que des gémissements douloureux qui semblaient être la lugubre symphonie à laquelle le grand bruit triste au vent et des vagues servaient d’accompagnement.

La vie du jeune homme dura pourtant longtemps encore ; et, pendant longtemps la ronde satanique tournoya rapide et hurlante autour de la victime.

Mornac épuisé par les efforts considérables qu’il avait faits pour rompre ses liens, était tombé dans une espèce d’engourdissement qui ressemblait au sommeil. À travers les brumes de cette somnolence, il entrevoyait le cercle horrible qui tournait, tournait infatigable ; et au centre cette effrayante figure penchée sur un corps entrouvert, d’où pendaient les entrailles et fléchissant à moitié sur les longs os des jambes dépouillées de leurs chairs.

C’était un indicible cauchemar.

Enfin, la flamme ayant gagné le dessous des bras, les liens d’écorce, qui retenaient encore le supplicié debout, prirent feu, se rompirent, et le corps s’affaissa dans le brasier avec un dernier sanglot d’agonie…

Il était deux heures du matin, et les Iroquois rassasiés dans leur cruauté songèrent au départ. Le vent tombait et bien que la mer fut un peu grosse, ils voulaient profiter de la marée montante pour passer devant Québec à la faveur des ténèbres.

Jeanne, toujours évanouie, fut placée au fond d’un canot. Quant à Mornac et à Vilarme, on les coucha, tout garrottés en d’autres pirogues, après leur avoir bien recommandé de ne point bouger. Comme il leur était impossible de nager, ils seraient noyés du coup, leur dit Griffe-d’Ours, si les canots venaient à chavirer.

En quelques instants, tout fut prêt pour le départ, et la petite flottille quitta l’île Madame.

La tête relevée et appuyée sur la pince d’avant du canot de Griffe-d’Ours, Mornac entrevit pendant quelque temps le brasier qui projetait sur l’îlot ses lueurs mourantes. Au milieu des charbons ardents qui pétillaient sous la brise, on distinguait le corps noir et informe du pauvre Jean Couture.

Peu à peu, à mesure que les canots remontaient le fleuve, en route pour le pays des Iroquois, le feu s’éteignit ou disparut dans l’éloignement.


  1. Ce fait est rapporté dans les Relations des Jésuites, de 1660.