Le chemin de fer du lac Saint-Jean/XVII. Parry Sound

Léger Brousseau, imprimeur-éditeur (p. 72-79).


Parry Sound

XVII


Maintenant, qu’est-ce que c’est que cette ligne du « Parry Sound », dont le nom vient de paraître pour la première fois dans le cours de cet écrit. ? Il est nécessaire ici, pour l’intelligence du lecteur, de faire un exposé et d’entrer dans certains développements qui paraîtront d’abord étrangers à notre sujet et qui y sont néanmoins intimement liés désormais.

Tout le monde sait ce qu’est le lac Huron, le plus grand, après le lac Supérieur, des cinq lacs immenses qui forment les mers intérieures du continent nord-américain. Il a deux cent soixante-dix milles de longueur et une largeur moyenne de soixante-dix ; celle-ci s’étend parfois jusqu’à cent cinq. Sa superficie est de 23000 milles carrés, y compris la baie Géorgienne qui n’est autre chose qu’un énorme bras du lac Huron s’enfonçant profondément dans le nord-ouest de la province d’Ontario. À elle seule, la baie Géorgienne a une longueur de cent trente milles sur une largeur moyenne de cinquante ; elle a la même profondeur et la même altitude que le lac proprement dit. Au fond d’une de ces larges échancrures de la baie, sortes de bras de mer qui s’étendent parfois jusqu’à une distance considérable dans les terres et que les anglais appellent des « Sounds », se trouve un port de premier ordre auquel on a donné le nom de Parry Sound, et qui est situé à peu près en face du passage par où les bateaux propulseurs des lacs et les autres cabotiers débouchent dans le lac Huron, en venant de Chicago et de Duluth.


Parry Sound s’élève sur le littoral de l’immense territoire du Muskoka qui, avec celui du Nipissing, forme une admirable région agricole et forestière au nord de la province d’Ontario. Cette région, à elle seule, comme celle qui entoure notre lac Saint-Jean, suffirait à former une province et ses richesses naturelles sont incalculables.


Le Territoire de Muskoka


Le district de Muskoka occupe la partie la plus élevée (les highlands) d’Ontario et renferme quantité de lacs, dont bon nombre sont à quatre cents pieds au-dessus du lac Supérieur ; il contient, déduction faite de l’espace occupé par les eaux, six millions au moins de bonne terre arable, pouvant donner la subsistance à une population de cinq cent mille âmes. Il fait aussi partie de l’immense territoire, au nord et au nord-est d’Ontario, que le gouvernement de cette province a choisi pour y faire l’essai de la colonisation gratuite. En un quart de siècle on y a vu s’élever nombre de cités et de hameaux, et des colonies s’y fonder aussi rapidement que dans les États de l’Ouest. Les chemins de fer le traversent dans toute son étendue et des bateaux à vapeur sillonnent les plus grands de ses lacs. Dans toutes les directions les communications se sont établies.

La colonisation du district de Muskoka ne date que de 1868, pas même encore trente ans ! C’est en effet à cette date que fut passée par la législature d’Ontario l’acte intitulé " Free grands and Homestead Act", qui ouvrait gratuitement aux colons toutes les terres non encore concédées du nord de la Province, comprenant, outre le district de Muskoka, ceux d’Algoma et de Nipissing et toute la partie septentrionale des comtés de Renfrew, Frontenac, Addington, Hastings, Peterborough, Victoria et Simcoe, une étendue en quelque sorte illimitée.

Grâce à la libéralité intelligente du gouvernement d’Ontario, la région des " Free grants " qui, en 1868, n’était qu’une immense forêt, coupée de lacs innombrables et de quelques chaînons de montagnes ne dépassant pas une hauteur de mille à douze cents pieds, qui ne renfermait pas encore une seule habitation, qui avait le désavantage d’un climat très froid, l’hiver, puisque le thermomètre y est descendu jusqu’à quarante degrés centigrades, s’est néanmoins transformée au point de renfermer aujourd’hui une population de soixante-dix mille âmes et plus de cent vingt cantons, distribués entre la baie Géorgienne et les rivages du haut Outaouais.



De Parry Sound à Québec


Entre Parry Sound et Ottawa il y a une immense étendue de forêts de pin, encore intacte, dont on ne peut faire transporter les produits, une fois abattus, par aucune rivière ou cours d’eau quelconque, et qui fournira nécessairement un énorme trafic à la voie ferrée future du Parry Sound. Tout le long de son parcours, en effet, cette ligne contrôlera rigoureusement l’exploitation prodigieuse de madriers et de bois scié que peuvent fournir des scieries telles que celles de Renfrew, d’Arnprior, d’Ottawa et de Hawkesbury.

Si l’on se rappelle un instant que la moitié au moins du bois fait par les marchands de Québec est expédiée par eux du port de Montréal, on comprendra de quelle importance majeure sera pour la capitale provinciale l’établissement de la ligne du Parry Sound, d’autant plus que le « Canada Atlantic » a fait des conventions très définies et très explicites par lesquelles il s’engage, vis-à-vis la compagnie du Lac Saint-Jean, advenant la construction de cette ligne, à abaisser tellement les taux du fret qu’il faudra absolument que le bois reprenne la route de Québec, et qu’ainsi la vieille cité reprendra la position prépondérante qu’elle occupait jadis comme port de chargement de ce produit, le plus abondant et le plus rémunérateur de tous ceux que nous expédions à l’étranger.


Nous l’avons dit ci-dessus, Parry Sound est situé juste en face du passage d’une partie des eaux du lac Supérieur dans le lac Michigan. En faisant à cet endroit précis le transbordement du grain expédié de Duluth en destination de Liverpool, ce grain, qui prend aujourd’hui le chemin de Buffalo et de New-York, prendrait la voie de Québec, qui est de huit cents milles plus courte.

Tout le trafic apporté par les bateaux des lacs se porte aujourd’hui vers Collingwood et vers Owen Sound, ports situés également sur la baie Géorgienne et servant de points d’aboutissement aux compagnies du Grand-Tronc et du Pacifique, respectivement.

Parry Sound est à 120 milles plus près de Montréal ou de Québec qu’aucun de ces deux derniers ports, et le pays qui s’étend en arrière de lui, sur un espace indéfini offre des facilités de terrain telles que les locomotives peuvent entraîner des convois deux fois plus considérables que les locomotives courant sur les lignes qui partent d’Owen Sound ou de Collingwood. Cet avantage assure à la ligne de Parry Sound la plus grande part du commerce des lacs provenant de Chicago et de Duluth, ce qui fera certainement de cette ligne et de celle du Grand-Nord, qui devra s’y rattacher, un ensemble de voies ferrées qui ne le cédera en importance qu’aux lignes transcontinentales, comme le Pacifique Canadien, ou aux lignes internationales, comme le Grand-Tronc.


La rade de Parry Sound a trente pieds de profondeur ; le canal du sault Sainte-Marie en a un peu plus de vingt ; la rade de Collingwood, point d’attache du Grand-Tronc sur la baie Géorgienne, en a quatorze ; celle d’Owen Sound, où se rattache la ligne du Pacifique Canadien avec les ports des grands lacs, en a quinze ; enfin, le chenal de la rivière Sainte-Claire, entre le lac Huron et le lac Érié, n’en a que seize ; en sorte que les grands steamers, qui tirent seulement vingt pieds d’eau et qui passent, à la rigueur, par le sault Sainte-Marie, ne peuvent se rendre jusqu’à Buffalo sans diminuer leur jauge d’une quantité considérable de tonneaux.

Lorsque la nouvelle voie ferrée sera construite jusqu’à Parry Sound, les mêmes steamers pourront s’y rendre avec leur chargement entier, ce qui aura pour résultat de réduire de beaucoup les frais de transport, comparativement avec les routes suivies jusqu’à présent, le coût du fret étant d’autant moins élevé que le vaisseau est plus grand. Ajoutons que les bateaux des grands lacs augmentent sensiblement de volume tous les ans et que bon nombre d’entre eux ont déjà atteint les dimensions des steamers océaniques ; ils ont même atteint jusqu’à leur vitesse extrême, qui n’est pas de moins de vingt milles à l’heure.

Commerce des Grands Lacs


D’année en année la région propre à la culture des céréales s’étend de plus en plus vers le nord. Le Dakota, le Minnesota, le Nebraska et le Manitoba produisent aujourd’hui d’immenses quantités de blé pour lesquelles le débouché le plus voisin est Duluth, à la tête du lac Supérieur. Entre Duluth et Parry Sound il y a six cent cinquante milles de navigation lacustre, pour des vaisseaux d’un tonnage beaucoup plus considérable que ceux qui vont à Buffalo ou qui passent par le canal Welland.

De ce seul chef les frais de transport se trouvent être de beaucoup moins élevés que par voie ferrée continue, ou par eau et voie ferrée alternativement, comme sur la route de Buffalo et de New-York, la distance se trouvant abrégée considérablement et le tonnage des vaisseaux maintenu à son maximum.

Le commerce qui se fait sur le lac Supérieur atteint déjà des proportions colossales. On a fait un relevé officiel de près de dix millions de tonnes passant par le sault Sainte-Marie, ce qui équivaut à dix fois tout le tonnage océanique du port de Montréal. Si à ce chiffre énorme nous ajoutons le tonnage qui passe par le lac Michigan, par Chicago et par Milwaukee, et qui est deux fois plus élevé que celui du lac Supérieur, nous verrons que si la nouvelle route de Parry Sound, si courte et si économique comparativement, pouvait faire prendre à une fraction seulement de ce prodigieux trafic une direction nouvelle, elle apporterait à la voie du Saint-Laurent un tel développement commercial que tout le mouvement d’expédition, des deux ports de Québec et de Montréal réunis, ne serait rien en comparaison de ce que l’on verrait alors sur notre grand fleuve.[1]

Ramenons maintenant nos regards sur le théâtre des opérations qui nous intéressent le plus particulièrement, sur celui qui est à proximité de nous, le plus à notre portée, et nous allons voir là encore combien de progrès accomplis et quelles espérances on peut, sans s’exalter, concevoir pour l’avenir de la ligne du Grand-Nord.

  1. Pris dans son ensemble, le commerce qui se fait sur les cinq grands lacs réunis du continent nord-américain est de deux à trois fois plus grand que celui de tous les ports maritimes des États-Unis, et dépasse de trois millions de tonnes celui des ports de Londres et de Liverpool.