Le chemin de fer du lac Saint-Jean/XIX. Territoire qu’elle traverse
Territoire qu’elle traverse
XIX
L’étendue de terre arable ou exploitable par l’industrie du bois ou des mines, que la nouvelle voie ferrée devra ouvrir à la culture et au commerce, ne saurait être calculée, même approximativement aujourd’hui, faute de connaissances suffisantes sur ces parties lointaines de la province où les marchands de bois seuls avaient eu jusqu’à présent intérêt à pénétrer ; mais nous en savons assez néanmoins, par les rapports de quelques explorateurs et par les progrès de la colonisation, durant la dernière décade, pour pouvoir affirmer que cette étendue renferme plusieurs millions d’acres de terre colonisable et exploitable, et peut nourrir un nombre d’âmes égal à celui qui peuple aujourd’hui la province tout entière. Nous savons que les forêts y sont les plus belles et les plus riches du pays, que les lacs et les rivières y abondent, et avec celles-ci, les pouvoirs hydrauliques ; nous savons que les chutes de Sainte-Ursule, sur la rivière Maskinongé, peuvent, à elles seules, actionner une cinquantaine de manufactures ; nous savons que toute cette contrée, une fois les Laurentides franchies, et cela est vite fait, ne contient plus de montagnes et n’offre plus qu’une succession de collines et de plateaux, de vallées et de coteaux arrondis et luxueusement boisés où la culture se fera sans effort, à cause même de la forme et de la nature du terrain qui se compose pour la plus grande partie de marne, mélange d’argile et de pierre calcaire, remarquablement propre à la culture de toutes les céréales, du foin et des légumes également ; nous savons qu’entre la rivière Maskinongé et la rivière Rouge, près de laquelle viendra aboutir le « Grand Nord », à Grenville, il y a place pour une cinquantaine de paroisses florissantes le long de la voie ferrée, sans compter toutes celles qui se fonderont encore plus au nord où des embranchements divers iront les rejoindre. Nous savons enfin que le climat de la plus grande partie de cette région est des plus modérés et des plus salubres. Les Laurentides la protégent, contre la crudité et la violence des vents du nord-est qui, arrivant en tempête du golfe Saint-Laurent, désolent et glacent les vieilles paroisses du littoral ; nous savons tout cela, et que faut-il de plus ? Rien. Rien, si ce n’est de nous mettre résolument à l’œuvre et de seconder par tous les moyens possibles les efforts et le travail de la compagnie du « Grand Nord. »
Travaux sur la ligne
Or, ce travail s’accomplit avec toute la célérité et la vigueur qu’il est possible d’y mettre. Depuis la « Jonction de Saint-Tite », près des Grandes Piles, où aboutit le chemin de fer des Basses-Laurentides, jusqu’à Saint-Jérôme, le grand chef-lieu de la région septentrionale en arrière de Montréal, il y a une distance de 92 milles. Là-dessus, 28 milles sont actuellement construits et en pleine activité, de St-Jérôme à St-Liguori, dans le comté de Montcalm, en sorte qu’il ne reste plus que 64 milles à faire pour réunir St-Jérome au St-Maurice. À cette extrémité-ci de la ligne les travaux ont été poussés vigoureusement ; le pont est presque complété sur le Saint-Maurice et, de l’autre côté de la rivière, il n’y a pas moins de 400 hommes à l’œuvre, comme nous l’avons vu précédemment. Lorsque la ligne sera construite jusqu’à St-Jérôme, elle s’y raccordera, avec le « Pacifique Canadien » qui la mettra en communication directe avec Montréal et tout le continent américain. Restera alors à construire la section de St-Jérome à Grenville, qui n’a que 35 milles de
main au « Canada Atlantic » dont la ligne est en pleine activité depuis Hawkesbury jusqu’à Arnprior, sur la voie du Parry Sound.
Entre Arnprior et Parry Sound, le « Canada Atlantic » traverse 150 milles de la partie la plus richement boisée et, jusqu’à présent, la moins exploitée de toute la province d’Ontario.
Entre Hawkesbury et Ottawa, la distance est de 84 milles. Entre Ottawa et Parry Sound, elle est de 240 milles, mais il ne reste plus que 150 milles de voie à construire, et les travaux avançant, avec une rapidité telle qu’on espère les voir terminés dès l’automne prochain, en sorte qu’il n’y aura plus environ qu’une centaine de milles de notre « Grand Nord » à compléter pour que la voie ferrée, la plus importante peut-être et la plus féconde en résultats pour notre province, soit ouverte d’un bout à l’autre, de Québec à la baie Géorgienne.
Résultats
On verra aussitôt, dès que cette ligne aura entamé les vastes forêts de l’intérieur, on verra les marchands de bois qui ont d’importantes concessions à faire valoir, installer leurs scieries à proximité de la ligne, afin de les faire fonctionner toute l’année durant et d’en finir avec les longs, difficiles et coûteux transports sur les traîneaux, l’hiver, en plein cœur des forêts où les hommes des chantiers sont obligés de se frayer des chemins eux-mêmes. Les minéraux et d’autres produits, capital aujourd’hui immobilisé dans les entrailles du sol, en sortiront pour grossir la richesse nationale, et comme la ligne aura son terminus à Québec, il faudra bien qu’elle contribue à hâter la construction d’un pont sur le Saint-Laurent, en face de la ville, si elle veut écouler directement son fret Halifax par le chemin de fer « Intercolonial », ou dans les États de la Nouvelle-Angleterre, par le « Québec Central » et les embranchements qui s’y rattacheront dans un avenir prochain.
Comme l’a fait le « Grand Tronc » pour tout le sud de la province, depuis le fleuve jusqu’à la ligne frontière, le « Grand Nord » fera éclore à la vie un immense territoire encore inculte, il peuplera de villages et de villes une étendue déserte et l’on verra surgir, avec la rapidité de créations américaines, des centres de population et de commerce dont on peut voir déjà se dessiner la vague charpente au Témiscamingue, à Manivaki, au Nominingue, sur la Rouge, sur la Matawin et sur le Saint-Maurice. Mais la considération qui domine toutes les autres, au point de vue du trafic intercolonial, c’est que la ligne du « Parry Sound et Grand Nord » raccourcit énormément les distances ; elle mettra Québec à 1135 milles seulement de Duluth, c’est-à-dire, à trois cents milles plus près que ne l’est actuellement Duluth de New-York, par la voie de Buffalo, qui est encore aujourd’hui la plus courte pour le trafic des lacs. Enfin, et pour tout dire, par la ligne du « Parry Sound et Grand Nord », la distance entre les cinq grands lacs de l’Amérique et le premier port de mer de la Grande-Bretagne sera diminuée de 800 milles, et le commerce intercontinental augmenté dans des proportions équivalentes, ce qui pourra le doubler ou le tripler peut-être.