Le chemin de fer du lac Saint-Jean/VII.

Léger Brousseau, imprimeur-éditeur (p. 28-31).
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VII


La Compagnie semblait maintenant toucher presque au terme de sa longue et difficile entreprise. Mais quelle somme effroyable de labeur il avait fallu accomplir pour arriver jusque là ! Aujourd’hui l’on s’étonnerait qu’une compagnie mît un temps si long et eût tant de difficulté à construire une ligne de cent quatre-vingt milles seulement. Mais qu’on se reporte aux jours où cette entreprise fut commencée. À cette époque-là on en était encore aux premiers rudiments de la construction des voies ferrées ; tout était à créer à la fois et l’on manquait des moyens les plus élémentaires, les capitaux ne s’étaient pas encore exercés à la construction de chemins de fer purement provinciaux, et l’on avait à vaincre des obstacles bien autrement formidables que la chaîne des Laurentides ; c’étaient les montagnes de préjugés et de défiances qu’il

scierie au lac bouchette, lac st-jean.
fallait franchir ou du moins, contenir, avant seulement de

pouvoir se mettre en marche. Que de notions absurdes, indignes, ne se plaisait-on pas à répandre ! Que d’accusations pour flétrir le projet et ses auteurs ! Que de démarches pour le faire avorter ! Quoi ! l’histoire des origines et du développement du chemin de fer dont nous suivons les étapes serait une odyssée, je dirais presque douloureuse, s’il était permis d’appliquer une pareille épithète à une matière de ce genre, et si je ne craignais d’attirer des larmes sur le sort de capitalistes, chose qui ne s’est jamais, vue !

Les insinuations malveillantes débordaient donc de tous côtés comme des éjaculations fétides ; elles provenaient surtout, on le conçoit aisément, des endroits et des gens à qui le chemin de fer allait être le plus profitable. On ne pouvait admettre qu’un sentiment patriotique, une vision claire de l’avenir, en dehors d’un intérêt parfaitement légitime, eussent inspiré avant tout les directeurs de la Compagnie dans leur admirable entreprise, et l’on était d’autant plus défiant que l’on se croyait davantage indiqué pour être un objet d’exploitation.


COMMENT L’ENTREPRISE FUT CONDUITE


Généralement, dans ce pays-ci, quand on construit un petit embranchement de dix à douze milles de longueur, il se fait un tapage infernal. Toute la députation est assaillie à la fois et l’on met le couteau sur la gorge à chacun des ministres. Les directeurs de la Compagnie du Lac Saint-Jean procédaient, eux, comme entourés d’une sorte de mystère. On eût dit des conspirateurs. Ils ne donnaient signe de vie que de loin en loin, quand la ligne avait franchi une étape nouvelle, et ces étapes n’étaient jamais moins de vingt-cinq à trente milles. Ils connaissaient l’espèce humaine ; ils savaient qu’il faut souvent encore bien plus se dissimuler pour faire le bien que pour faire le mal. Les hommes ne pardonnent pas en effet qu’on leur fasse du bien dont ils ont commencé par médire, et, comme on l’a vu, la médisance et les fausses imputations avaient été distribuées à torrents par ce bon public que l’on dotait d’un chemin de fer malgré lui et presque à son insu.


On peut dire que la construction du chemin de fer de Québec au lac Saint-Jean a été une merveille de persévérance, de ténacité et de prévision. Les promoteurs de l’entreprise avaient vu clairement au fond des choses et devant eux, et pendant que tout le monde, ou à peu près, les accusait de vouloir uniquement atteindre, pour les exploiter, les riches forêts qui enveloppent chaque versant des Laurentides, eux, tranquillement, sourds aux commérages, avançaient toujours en tournant les montagnes, traversaient bientôt la chaîne entière, cette chaîne tumultueuse dont on peut contempler de la capitale l’énorme marée de monts et de caps s’échafauder et s’exhausser indéfiniment vers l’horizon lointain. Bientôt même, et pour ainsi dire silencieusement, ils avaient laissé loin, bien loin derrière eux, les derniers contreforts de la chaîne, et, toujours comme en se glissant, ils avaient atteint le lac Édouard, plus d’à moitié chemin entre Québec et le lac fameux qui, jusqu’alors, n’avait été qu’une légende. Un an plus tard, la « légende » elle-même était atteinte, et les rives silencieuses, les rives encore si sauvages, si désertes du lac Saint-Jean entendaient le cri triomphant de la locomotive.

Et maintenant, cette locomotive, avec les wagons qu’elle traîne à sa suite, comme des captifs enchaînés les uns aux autres, fait retentir ses bruyants appels jusqu’au port de Chicoutimi, à soixante milles à l’est du lac Saint-Jean, en attendant qu’elle les fasse entendre du côté ouest, jusqu’à la rivière Mistassini, et plus tard à la Péribonca, embrassant ainsi, dans un vaste circuit, toute la région du nord qui s’étend jusqu’à cent cinquante milles en arrière des Laurentides.