Le chemin de fer du lac Saint-Jean/VI.

Léger Brousseau, imprimeur-éditeur (p. 21-28).


VI


Nous étions parvenus alors à l’année 1878. Rien ne semblait devoir désormais troubler l’action de la Compagnie, mais de nouveaux nuages s’étaient formés subitement à l’horizon et, grossissant toujours, allaient fondre sur l’entreprise en paralysant encore une fois ses mouvements à peine rendus à leur liberté et à leur vigueur.

Une compagnie rivale s’était formée et avait obtenu de l’Assemblée Législative un acte l’incorporant sous le nom de « Compagnie du chemin de fer du Saint-Laurent, des Basses Laurentides et du Saguenay. » Elle avait pour objet principal l’exploitation des forêts entre les vallées du Saint-Maurice, de la Batiscan et du lac Saint-Jean, et voulait construire une ligne qui, partant du Lac, aboutirait à un point quelconque entre Batiscan et Trois-Rivières.


CONCURRENCE INATTENDUE


Cette compagnie se présentait sous des dehors alléchants, comme il convient de le faire lorsqu’on parle au nom de la colonisation. Elle offrait des avantages incontestables, entre autres une grande économie dans le coût de l’entreprise, puisqu’elle proposait d’utiliser tout le parcours navigable du Saint-Maurice, entre les Piles et LaTuque. Elle tenta de tous les moyens imaginables pour engager la compagnie de Québec et du Lac Saint-Jean à abandonner ses projets, et, n’y pouvant réussir, elle présentait au gouvernement, pendant la session de 1879, une pétition en apparence parfaitement motivée, dans laquelle elle alléguait « que la construction du chemin de fer projeté par elle était destiné à relier les établissements de la vallée du lac Saint-Jean aux anciennes paroisses du Saint-Laurent, par la seule voie reconnue comme possible, celle qu’offrent les vallées de la Batiscan et de la Ouiatchouane ; que ce dernier serait de nature à développer rapidement la colonisation dans cette partie du pays, tandis que, sans l’établissement d’une voie ferrée dans ces cantons, la colonisation serait toujours très lente et rencontrerait des obstacles insurmontables, et elle concluait enfin à ce que le gouvernement lui accordât une subvention de vingt mille acres de terre par mille de chemin à construire. » Le prix des terres vierges de cette région étant de vingt centins l’acre, la subvention demandée équivalait par conséquent à un subside de quatre mille dollars par mille, montant accordé en moyenne par le gouvernement aux entreprises de chemin de fer de la rive sud du Saint-Laurent.


Malgré l’activité déployée par la compagnie nouvelle, il ne fut pas donné suite à la pétition qu’elle venait de présenter. Tous les moyens de persuasion mis en œuvre par elle le furent, en pure perte. Les directeurs de la Compagnie de Québec et, du Lac Saint-Jean, bien différents en cela du trésor provincial, ne purent être entamés.

Quelques-uns d’entre eux même sacrifièrent à leur patriotique entreprise tout ce qu’ils possédaient, et si les travaux purent être continués à cette époque, ce fut à force d’économie, de détermination et, particulièrement, grâce à la présence, au milieu des directeurs, d’un millionnaire qui a avancé tous les fonds nécessaires pendant un bon nombre d’années.

Mise en éveil par le danger dont la menaçait une rivale improvisée, la Compagnie poussa vigoureusement ses travaux dans la direction de Saint-Raymond, afin de pouvoir compléter au moins la première section de sa ligne ; elle dépensait en travaux plus de trois cent mille dollars, donnait de l’ouvrage à cinq cents hommes, à part les artisans spéciaux de la construction, faisait l’acquisition d’un matériel roulant considérable et pouvait enfin livrer au public le premier tronçon de sa ligne le 1er décembre 1880.


RIVALITÉ IMPUISSANTE


Cependant la compagnie des Basses-Laurentides et du Saguenay était revenue à la charge. La session de 1880 était à peine commencée qu’elle renouvelait ses tentatives avec plus d’âpreté que jamais et dressait des batteries formidables, afin de faire échouer devant la Chambre une demande de subsides faite par la Compagnie du Lac Saint-Jean. Ses porte-paroles dans la Législature prétendirent que celle-ci avait perdu sa charte, vu qu’elle n’avait pas fait exécuter les travaux dans le temps prescrit et qu’elle avait pris sur elle de donner à sa ligne une direction différente de celle qui avait été originairement arrêtée et consentie par le gouvernement.


DÉFENSEURS DE LA COMPAGNIE DANS L’ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE


La situation était délicate. Il s’agissait pour la Compagnie du Lac Saint-Jean de faire régulariser le fait accompli et modifier sa charte de façon à ce qu’elle pût continuer à suivre le nouveau tracé jusqu’au parachèvement de la ligne. M. Elysée Beaudet, le représentant du Saguenay et l’un des directeurs de la Compagnie, se leva alors en Chambre et présenta un projet de loi visant particulièrement à faire reconnaître qu’une extension des pouvoirs de la Compagnie était devenue aussi nécessaire qu’une modification à sa charte, qu’elle devait être autorisée à adopter le tracé qu’elle trouverait être le plus avantageux pour le public, et que le délai pour compléter sa ligne jusqu’au lac Saint-Jean devait être prolongé jusqu’au 31 décembre 1885, l’obligation pour elle de conduire ses trains jusqu’à l’extrémité de l’île du lac Édouard, le 31 décembre 1882, étant stipulée formellement par la Chambre.

L’honorable M. David Ross et M. Shehyn, député de Québec-Est, se firent les avocats chaleureux du projet de loi de M. Beaudet :

Le meilleur moyen, dit le premier, de rapatrier les Canadiens émigrés aux États-Unis et d’empêcher les autres de nous quitter est d’ouvrir des cantons nouveaux et d’accorder aux colons tous les avantages possibles.

Je considère la construction du chemin de fer du Lac Saint-Jean comme une entreprise nationale et je trouve singulier, pour ne pas dire plus, que le député de Rouville fasse une pareille opposition à un projet qui mérite à tous égards l’encouragement du gouvernement, des municipalités et du public. Je puis prouver que la charte de la Compagnie n’est pas périmée. Le député de Rouville n’a aucune expérience pour juger des plans de la Compagnie ; il a fait un chemin de fer sur le papier et qui n’ira probablement jamais plus loin que le papier. Nous avons changé, il est vrai, quelque peu le tracé primitif, mais je demande si nous n’avions pas le droit de faire certains amendements à notre charte, dès lors que ces amendements ne tendaient qu’au succès de l’entreprise. On dit que nous voulons faire concurrence au chemin de fer du Nord, un chemin que nous avons cherché, par tous les moyens possibles, à faire construire, depuis plus de vingt-cinq ans. Allons donc ! cette supposition est des plus ridicules et je n’y attache aucune importance.

Comment, s’écria à son tour M. Shehyn, peut-on accuser de n’être pas sérieuse et de n’avoir en vue que la spéculation une compagnie dont les directeurs ont des intérêts dans toutes les grandes entreprises commerciales et industrielles, et qui auraient horreur de prêter leur nom à tout projet de nature à tromper le public ? La question est de savoir si la charte de la Compagnie est ou n’est pas périmée. Je ne discuterai pas le point de vue légal, il n’est pas de ma compétence : mais je présenterai des faits qui sont décisifs. D’après sa quatrième charte, la Compagnie devait commencer ses travaux entre Gosford et Saint-Raymond avant le mois de mai 1878. S’est-elle conformée à cette obligation ? D’un côté, nous avons le député de Rouville qui se prononce négativement, sans avoir aucune compétence en la matière ; de l’autre, nous avons deux ingénieurs, l’un, ingénieur-en-chef de la ligne, l’autre, nommé par le gouvernement, qui affirment positivement tous deux, dans des rapports en date du 29 avril, avoir examiné les travaux qui se poursuivaient alors à Gosford, et qui en font le détail technique. Qui devons nous croire, du député de Rouville ou des ingénieurs qui se prononcent après un examen personnel scrupuleux ? La chambre jugera.

La Compagnie, forte de l’opinion de ses ingénieurs, tous deux d’avis que la route de Jacques-Cartier à Saint-Raymond par Gosford est difficile, qu’elle offre des pentes de 300 pieds au mille, et qu’elle oblige à faire un long détour, a décidé de l’abandonner et de suivre une ligne droite. À quoi réussira le député de Rouville si son opposition au projet de loi triomphe ? Uniquement à forcer la Compagnie à dépenser plus d’argent sans raison, puisque personne autre que lui ne s’oppose à la modification de la ligne, et l’on peut être sûr que la Compagnie ne reculera pas devant cette dépense, déterminée qu’elle est à construire le chemin quand même ; il ne resterait plus alors au député de Rouville qu’à faire décider par les tribunaux si la charte de la Compagnie est valide ou non. En supposant même que la charte soit périmée, pense-t-on que la Chambre voulût en dépouiller la Compagnie pour une considération légale puérile ? Non, elle ne peut commettre une pareille injustice envers une compagnie qui a donné toutes les garanties désirables et qui a déjà fait de grandes dépenses à la poursuite de son objet. Quiconque a quelque expérience des chemins de fer sait que lorsqu’une ligne est une fois commencée, souvent on en modifie le tracé afin d’avoir un accès plus facile, aux terres les plus propres à la colonisation, et aussi afin d’éviter de trop grandes difficultés de parcours.

À la suite de ces considérations si claires et si convaincantes, présentées par les avocats de la Compagnie du Lac Saint-Jean, les députés de l’Assemblée Législative n’hésitèrent pas adopter le projet de loi de M. Beaudet et à accorder à la Compagnie toutes ses demandes. Dès lors, le triomphe de cette dernière semblait assuré et définitif, et deux de ses directeurs partaient, peu de temps après, pour l’Europe où ils allaient essayer de contracter un emprunt qui permît à la Compagnie de finir ses travaux et de livrer sa ligne complète au public, dans le cours de l’année 1885.

Mais il s’en fallait de beaucoup que la Compagnie pût trouver les moyens d’atteindre si tôt son objet. En 1885, c’est à peine si elle touchait à la rivière Batiscan, au bout de la deuxième section de la ligne ; à la fin de 1886, elle se rendait jusqu’à l’île du lac Édouard, au delà de la troisième section ; douze mois plus tard, elle arrivait au lac Bouchette, à cent soixante milles de son point de départ, et en 1888 enfin, ses trains de construction parvenaient en vue de Chambord, nom récent donné à la Pointe aux-Trembles, paroisse riveraine du lac Saint-Jean.