Le chemin de fer du lac Saint-Jean/IV.

Léger Brousseau, imprimeur-éditeur (p. 13-17).


IV


Aucune barrière naturelle ne nous séparait de ce fragment de territoire, assez vaste en lui-même pour faire un État moyen d’Europe, si ce n’est la modeste et facile chaîne des Laurentides, chaîne incapable d’opposer la moindre résistance aux plus discrètes tentatives de pénétration, et dont les brèches et les passes, largement ouvertes, comme des routes ménagées d’avance à la marée toujours montante des migrations futures, s’offrent d’elles-mêmes aux allées et venues d’une circulation illimitée.

Mais les temps n’étaient pas encore arrivés de porter les yeux jusque-là. Dans un pays comme le nôtre, qui était encore alors à l’enfance de toutes choses, les préoccupations d’avenir ne prenaient pas grand’place dans la pensée même des hommes les plus éclairés, et il n’y avait que le besoin immédiat qui pût déterminer un effort sérieux et suivi dans une direction ou dans une autre.


ORIGNAUX, CARIBOUS, CASTORS,


Il était convenu (encore un peu même on était convaincu) que tout le pays s’étendant entre St-Raymond et le bassin du lac Saint-Jean était non seulement inhabité, mais encore inhabitable, réservé uniquement aux chasseurs du fier orignal, quadrupède géant des forêts, qui porte lui-même une forêt sur sa tête, dont l’encolure est celle du lion, la force et la rapidité égales, les jambes comme des flèches rasant le sol et le sabot aussi dur aussi meurtrier qu’un boulet de canon ; aux chasseurs du noble caribou, ce dandy des montagnes, svelte, élégant, gracieux, qui court dans les clairières des bois, le long des lacs et des précipices avec le souci de l’art et la correction du gymnaste, qui ne se laisse jamais prendre qu’avec des précautions infinies et une astuce raffinée, qui, lorsqu’il est blessé, se défend avec fureur, et dont l’ouïe est si délicate que les coureurs de bois sont obligés, pour arriver jusqu’à lui, d’ôter leurs raquettes et de se traîner presque à plat ventre sur la neige, en se dissimulant comme une « motion de non-confiance » ; aux chasseurs du castor enfin, le plus précieux des quadrupèdes, modèle vivant de l’industrie et de la sagacité, qui enseignerait aux hommes à construire des barrages et des écluses, si l’homme n’était pas un être si parfait en lui-même et d’une science si consommée, sans rien apprendre, animal enfin, précieux par dessus tous, pour les trappeurs indiens dans leurs longues courses d’hiver à travers les forêts, lorsqu’ils sont menacés d’inanition.


PAYS DE CHASSE, MAIS NON DE COLONISATION


Toute cette région était bien en effet le domaine des fauves majestueux, des moyens et petits animaux à fourrures, dont la dépouille nous permet d’affronter l’inexorable hiver ; c’était bien un incomparable et un inestimable pays de chasse qui ferait éternellement la fortune d’une de nos industries nationales, mais quels établissements irait-on fonder dans cette contrée d’une physionomie si farouche, d’une charpente si osseuse et si rocailleuse qu’elle excluait toute idée, non seulement de colonisation, mais encore de campement tant soit peu prolongé ? On savait bien qu’il y avait quelques postes échelonnés le long d’un chemin imaginaire conduisant jusqu’au Lac Saint-Jean. On avait bien entendu un jour annoncer à son de trompe que, désormais, les habitants des paroisses du Lac allaient avoir une communication régulière, dans toutes les saisons, avec la capitale, mais on ne croyait guère à ce chemin, qui avait donné lieu à toute sorte d’histoires fabuleuses, ni aux postes, que l’on regardait comme des essais de leurre public. On se rappelait trop bien l’aventure cruelle d’un pauvre colon de Saint-Jérôme du Lac, qui s’était risqué dans ce prétendu chemin, l’hiver, avec des bestiaux qu’il voulait conduire au marché. Le malheureux avait perdu ses bêtes et failli périr lui-même, et n’avait pu atteindre Beauport qu’au bout d’une dizaine de jours, exténué, aux trois quarts gelé, presque mourant.

Du reste, dans le cas actuel, tout le monde avait raison d’être incrédule. Le chemin de colonisation de Québec au Lac Saint-Jean, eût-il été ouvert, qu’il n’en fût pas moins resté impraticable, faute d’habitations sur son parcours et, par suite, d’hommes pour le tenir en état. Et quand à ce « tout le monde », incrédule avec tant de raison, on vint chuchoter un beau jour qu’on allait peut-être construire un chemin de fer là où l’on n’avait pas même pu ouvrir une route pour les charrettes et les bestiaux, jugez un peu des exclamations et des vociférations qui retentirent ! On ne voulut rien entendre ; et comme nos estimables nationaux sont toujours prêts, dans n’importe quelle entreprise, à supposer à ses auteurs toute espèce de motifs, excepté ceux d’intérêt public, on supposa qu’il n’y avait là qu’une spéculation de capitalistes voulant exploiter, aux dépens de ce cher public, les bois qui s’étendaient au delà des paroisses établies, sur le versant opposé des Laurentides.