Tolra, libraire-éditeur (1p. 118-132).


VIII.

UN EXCELLENT REMÈDE.



Sans-Peur et le chef huron n’avaient pas eu besoin de faire appel à leur sagacité habituelle pour suivre la piste des bandits, car ils s’étaient éloignés de la Mission avec tant de précipitation, qu’ils avaient laissé des traces qu’un enfant eût pu suivre avec la plus grande facilité. Aussi, grâce à leur activité, arrivèrent-ils à la grotte quelques heures seulement après que Péters et Fritz, rappelés par James, l’eurent quittée.

En constatant que, là, la troupe s’était divisée en trois corps, ils craignirent des complications qui pouvaient leur faire perdre un temps précieux. Mais après un court examen, ils découvrirent les empreintes laissées par les pas de Louis de Vorcel.

Ce fut donc sur cette piste qu’ils se lancèrent. Ils arrivèrent, sans dévier d’une ligne, jusqu’au bord de la rivière des Cèdres, où la pirogue avait été mise à l’eau, Mais, là, leur embarras fut extrême en apercevant sur le sable les traces laissées par les pirates. Ces empreintes dénotaient de la part de ceux à qui elles appartenaient, une agitation peu ordinaire.

— Que s’est-il passé ici ? fit Sans-Peur d’un ton soucieux, et comme se parlant à soi-même. Taréas n’était pas moins embarrassé que son ami. Les trépignements qu’il croyait remarquer sur le bord du fleuve lui faisait craindre qu’une lutte se fût engagée en cet endroit.

— Que pensez-vous de tout cela ? dit le chasseur en regardant fixement le Huron.

— Je pense comme mon frère, répondit Taréas : il s’est passé ici quelque chose d’extraordinaire.

— Oui. Mais quoi ?

Les deux hommes se courbèrent vers le sol et se livrèrent à de minutieuses investigations.

En suivant les traces des pas de James, Sans-Peur atteignit le pied d’un arbre qu’il examina avec la plus scrupuleuse attention.

— Oh ! oh ! fit-il tout à coup.

— Mon frère a-t-il découvert quelque chose ? dit Taréas en accourant.

— Regardez cet arbre.

— Eh bien ?…

— Ne voyez-vous pas que l’écorce est entamée par place ?

— C’est vrai.

— Comprenez-vous, maintenant ?

— Non. Que mon frère s’explique.

— Les bandits avaient caché une pirogue dans cet arbre.

— Mon frère en est sûr ?

— Oui.

— En ce cas cela doit être.

— Vous pouvez vous en assurer. Regardez les branches, là haut ; elles ont été écartées violemment ; plusieurs même sont cassées. De plus, il y a, au pied de cet arbre, des feuilles qui ne sont pas tombées seules, car elles sont encore vertes.

— Mon frère parle bien, dit le chef avec une certaine admiration. Les paroles que souffle sa poitrine lui sont dictées par le Wacondah.

— Je vous remercie du compliment, chef, mais ce que je viens de découvrir complique singulièrement la situation. Le chef garda le silence, attendant que son ami s’expliquât plus clairement.

— Évidemment, reprit le chasseur, notre jeune homme a pris place dans une pirogue, puisque sa piste s’arrête ici ; mais pourquoi s’est-il éloigné seul ? Les bandits qui l’ont enlevé n’ont pu pousser la complaisance jusqu’à lui fournir les moyens de leur fausser compagnie. Pourtant, je le répète, il est parti seul, car son empreinte est la seule qui manque.

Les deux amis se concertèrent quelques minutes, puis ils s’éloignèrent en suivant les traces laissées par James et ses compagnons.

À minuit, ils étaient à une portée de fusil de la caverne du jaguar, que tous deux connaissaient bien.

— Ils sont là, dit Sans-Peur en désignant la caverne.

— Je le crois comme mon frère, répondit le chef d’un accent convaincu.

— Il serait imprudent de nous approcher plus près. Retournons donc un peu en arrière, afin de tenir conseil, car la situation commence à devenir difficile.

Sans-Peur et Taréas retournèrent sur leurs pas.

Après une demi-heure de marche, ils firent halte dans une petite clairière entourée d’épais fourrés.

Les deux hommes s’accroupirent à terre, placèrent leur fusil à portée de la main, bourrèrent leur calumet et se mirent à fumer.

Au bout d’un instant, Sans-Peur rompit brusquement le silence.

— Selon vous, que devons-nous faire ? demanda-t-il à Taréas. Le Huron tira quelques bouffées de fumée, puis il dit d’une voix gutturale :

— Que mon frère ouvre ses oreilles, un chef va parler.

— Je vous écoute, dit Sans-Peur en s’accoudant sur l’herbe.

— Au point du jour, mon frère et moi partirons dans deux directions différentes, mais en décrivant une grande courbe


Ils sont là, dit Sans-Peur, en désignant la caverne…

afin de nous rejoindre au coucher du soleil. Si, d’ici-là, nous n’avons pu retrouver la piste du jeune homme pâle, nous descendrons les bords du fleuve, chacun d’un côté, jusqu’à ce que l’un de nous ait découvert l’endroit où il a atterri. J’ai dit.

— Votre raisonnement est plein de sens. Pourtant, je crois que nous ferions bien de commencer par explorer les bords de la rivière.

— Cela peut nous éloigner beaucoup d’ici. Voilà pourquoi j’ai proposé à mon frère de ne suivre le fleuve qu’à la dernière extrémité. Le fils du chef des guerriers blancs a dû s’enfuir. Comme il doit être sans vivres, il a certainement, pris terre peu après son embarquement.

— Faisons donc comme il vous plaira. Mais où nous retrouverons-nous ?

— Dans cette clairière.

— C’est entendu. Surtout, n’oubliez pas que nous avons affaire à des brigands de la pire espèce.

— Que veut dire mon frère ?

— Je veux dire que si vous en apercevez un, il ne faudra pas vous laisser emporter par votre tempérament belliqueux. L’appât d’une chevelure pourrait avoir pour vous de graves conséquences.

Le chef sourit.

— Que mon frère se rassure, dit-il doucement : Quand il le faut, un chef huron sait avoir la finesse du renard.

— Bien. L’aube paraît, séparons-nous.

Les deux amis se levèrent et vérifièrent avec soin l’état de leurs armes, puis ils se serrèrent la main en disant simplement :

— Ici, au coucher du soleil.

Et ils disparurent dans les fourrés, par des chemins différents.

Nous laisserons aller le chef, pour suivre Sans-Peur.

Pendant quatre heures, il explora les environs en faisant de nombreux zigzags et se rapprochant du fleuve, mais sans découvrir la piste qu’il cherchait. Pourtant, il ne désespéra pas. Ainsi que l’avait dit Taréas, le jeune homme avait dû reprendre terre assez rapidement, car ses mains inhabiles à manier des pagaies n’avaient pu lui permettre d’aller loin, indépendamment du manque de provisions. Sans armes, le désert ne lui offrait guère plus de ressource que le fleuve, mais ne pouvait-il avoir espéré trouver quelques fruits ou racines sauvages qui lui permissent d’apaiser sa faim ?

Tout à coup, le chasseur s’arrêta et pencha le corps en avant, l’oreille tendue.

Il était midi. Une chaleur étouffante semblait avoir endormi la création tout entière. Le vent bruissait à peine dans les feuilles. Cependant, Sans-Peur restait immobile, écoutant toujours.

Il se trouvait à l’entrée d’une épaisse forêt que ne troublait même pas le gazouillis d’un oiseau.

Le chasseur s’étendit sur le sol et se mit à ramper comme un serpent, contournant les arbres et se glissant sans bruit à travers les buissons.

Cette marche pénible et silencieuse dura plus d’un quart d’heure.

Soudain, il s’arrêta, retenant sa respiration. À dix pas de lui, deux hommes causaient avec animation.

— Ainsi, dit l’un en se levant, tu es bien décidé ?

— Tout ce qu’il y a de plus décidé. Tu comprends bien que je ne me soucie pas d’aller donner seul dans un parti de chasseurs. Je sais bien que, tôt ou tard, je serai accroché à un de ces beaux arbres qui, en ce moment, projettent sur nos têtes leur ombre bienfaisante, mais je préfère que ce soit tard, très tard même. Que veux-tu, j’ai la faiblesse de tenir à la vie d’une manière ridicule.

— Alors, que vas-tu faire ?

— Je vais dormir tranquillement jusqu’à ce soir, et je retournerai à la caverne.

— Ne crains-tu pas les reproches de James ?

— Que pourrait-il me dire ? Si les autres ont trouvé le fugitif, il n’y aura rien d’extraordinaire à ce que je revienne sans lui. Si au contraire, ils n’ont rien découvert, nous serons tous dans le même cas.

— Soit. Je te laisse.

— Bonne chance ! fit l’homme en s’étendant sur le dos avec un soupir de béatitude.

Celui qui se tenait debout jeta son fusil sur son épaule et s’éloigna tranquillement.

Le bruit de ses pas diminua peu à peu et finit par s’éteindre complètement.

Son compagnon était resté à la même place, bien certain de n’être pas dérangé.

Soudain, il vit un homme bondir d’un taillis, sauter à genoux sur lui, et il sentit deux mains nerveuses lui serrer la gorge.

Le bandit était Espagnol, par conséquent enclin aux idées superstitieuses ; aussi ne fut-il pas éloigné de croire à l’apparition d’un démon, tant cette attaque avait été brusque.

Mais une voix railleuse le rappela au sentiment de la réalité.

— Eh bien, cher ami, dit Sans-Peur en ricanant, on fait donc sa petite sieste ?

Cette voix fit tressaillir le bandit. Cependant, il n’en laissa rien paraître, et ce fut avec un calme apparent qu’il répondit ;

— Que faire de mieux par cette chaleur ?

— C’est vrai ; et comment vous portez-vous ?

— Si vous tenez à le savoir, desserrez un peu les mains, car vous m’étranglez littéralement.

Sans-Peur obtempéra au désir du bandit.

— Vous avez la poigne un peu dure, fit ce dernier.

— Vous trouvez ?

— Vous serait-il égal de retirer votre genou qui m’écrase la poitrine.

— Bah ! vous êtes trop douillet.

— Et si vous m’enfoncez une côte ?…

— Si ce n’est que cela qui vous inquiète, rassurez-vous, je me charge de vous guérir.

— Vous avez donc un remède pour les côtes enfoncées ?

— Mon remède guérit toutes les maladies. Du reste, vous serez à même d’en juger, car je compte vous l’administrer dans un instant.

— Pourrais-je savoir quel est cette panacée universelle ?

— Mon Dieu ! c’est tout simplement un bon coup de couteau dans la gorge.

Le bandit frissonna. Pourtant, ce fut en essayant de sourire qu’il reprit :

— Et vous croyez à l’efficacité de ce remède ?

— Il est infaillible.

— C’est étrange ; mais je ne partage pas votre avis.

— Vous avez tort, car c’est extrêmement sérieux.

— Tenez-vous à m’administrer immédiatement ce remède ?

— Pourquoi cette question ?

— Parce qu’il en est peut-être un moins violent.

— Le connaissez-vous ?

— Oui.

— Ah ! ah ! et quel est-il ?

— Une petite conversation à voix basse ; car, au désert, les arbres ont des yeux et les feuilles des oreilles.

Le chasseur sembla réfléchir pendant quelques secondes, puis il dit tranquillement :

— Au fait, peut-être avez-vous raison. Seulement, vous me permettrez de prendre quelques précautions.

Et il enleva prestement le couteau et les pistolets passés dans la ceinture du bandit, dont il prit également le fusil placé à terre. Puis s’asseyant à deux ou trois pas, il lui dit :

— Redressez-vous, cher ami, mais restez assis, afin que nous soyons à notre aise pour causer.

Le bandit se redressa sur son séant, sans répondre.

Le ton narquois de son interlocuteur qu’il connaissait de longue date ne le rassurait que médiocrement.

— J’oubliais de vous faire une petite recommandation, dit Sans-Peur.

— Laquelle ?

— C’est de ne faire aucun mouvement qui ressemble à une tentative de fuite. Si je vous dis cela, c’est pour n’être pas obligé de vous envoyer une balle dans le corps ; ce dont je serais vraiment désolé, car cela priverait le désert d’un de ses plus beaux ornements. Les voyageurs m’en sauraient probablement gré, mais vos amis ne me le pardonneraient jamais.

— Moi non plus !

— Ainsi donc, causons comme de vieilles connaissances que nous sommes et faites en sorte que vos paroles soient intéressantes pour moi ; car je n’ai pas de temps à perdre.

— Vous serez satisfait, je vous en réponds.

— Je l’espère pour vous. Parlez donc, je vous écoute.

— Vous cherchez le fils du colonel, n’est-ce pas ?

— Oui. Après.

— Que désirez-vous savoir ?

— Où il est en ce moment.

— Je ne puis vous le dire.

— Ah ! ah ! fit le chasseur en fronçant les sourcils voilà les réticences qui commencent.

— Pas le moins du monde. Je vous connais trop bien pour ruser avec vous. Je vous ai dit que je ne pouvais vous renseigner sur l’endroit où se trouve en ce moment le jeune homme que vous cherchez, c’est la vérité, car il nous a faussé compagnie hier.

— Comment cela est-il arrivé ?

— Oh ! d’une manière bien simple. James avait retiré d’un arbre une pirogue qu’il y avait cachée dernièrement ; mais au moment où il y faisait monter le prisonnier, celui-ci, d’un coup de jarret, s’éloigna de la rive et se mit à pagayer comme s’il n’avait fait que cela toute sa vie. Sur le moment, nous sommes restés pétrifiés de stupéfaction, ce qui lui permit de gagner le courant. Alors, fou de colère, le capitaine fit feu sur lui, mais avec tant de précipitation, qu’il le manqua. Ensuite…

— Achevez.

— Sur l’ordre du capitaine, nous fîmes feu à notre tour…

— Misérable ! hurla le chasseur en bondissant sur ses pieds et tirant un pistolet de sa ceinture.

— Mais nous le manquâmes, se hâta d’ajouter le bandit, plus mort que vif.

— Dites-vous vrai ? fit Sans-Peur en dardant sur l’Espagnol un regard étincelant.

— Je vous le jure sur ma part de paradis ! Le chasseur reprit sa place sur l’herbe.

— Continuez, dit-il d’une voix plus calme.

— Je n’en sais pas davantage.

— Lorsque le jeune homme vous eut quitté, que fîtes-vous ?

— Nous nous rendîmes à la caverne du jaguar.

— Afin de tenir conseil, sans doute.

— Oui.

— Et que décida-t-on ?

— Ce matin, au point du jour, tout le monde partit, chacun dans une direction différente, afin de retrouver le fugitif, car, sans armes et sans vivres, il ne peut avoir été loin.

Le chasseur réfléchit longuement.

Enfin, il releva la tête et regarda le bandit bien en face.

— Écoutez, lui dit-il, je devrais vous brûler la cervelle, car vous êtes un misérable hors la loi, mais en faveur de votre franchise, je veux bien vous faire grâce de la vie.

Le bandit s’inclina en signe de remerciement.

— Vous allez donc partir, mais ne vous retrouvez jamais sur mon chemin.

— Je vous assure qu’il ne dépendra pas de moi que nous ne nous revoyions plus.

Le chasseur se leva, en faisant signe au bandit d’en faire autant.

Ce dernier ne se fit pas prier. D’un bond il fut sur ses pieds.

— Reprenez vos armes, dit Sans-Peur en lui présentant le couteau et les pistolets qu’il lui avait enlevés.

— Merci, dit le bandit en repassant ses armes à sa ceinture.

— Ramassez votre fusil.

Le bandit obéit, puis il resta immobile.

— Maintenant, dit froidement Sans-Peur, partez.

Le bandit fit un salut de la tête et s’éloigna d’un pas rapide. Mais il n’avait pas fait vingt pas qu’il se retournait et, épaulant son fusil, une balle sifflait à l’oreille du chasseur.

Ce dernier était heureusement sur ses gardes.

Il épaula son fusil et fit feu.

Le bandit tomba en poussant un cri de rage.

— Vous êtes trop imprudent, cher ami, dit Sans-Peur d’un ton goguenard, tout en rechargeant son arme, tandis que le bandit se tordait dans les convulsions de l’agonie.

Le chasseur jeta sa carabine en bandoulière et s’éloigna sans plus s’occuper du misérable qui avait tenté de l’assassiner, et qui, par un juste retour des choses d’ici-bas, était puni par où il avait péché.

Après avoir marché pendant quelque temps, il retourna à la clairière où le chef devait le rejoindre.

Explorer la plaine était inutile. Après ce qu’il venait d’apprendre, il ne restait autre chose à faire que de suivre les bords de la rivière afin de découvrir l’endroit où le jeune homme avait abordé. Une fois sur sa piste, on le retrouverait facilement, à moins qu’il ne fût tombé sous la griffe d’un fauve.

Cette pensée fit passer un frisson dans les veines du brave chasseur.

Tout à coup, une pensée non moins affreuse se présenta à son esprit.

— Les pirates sont à sa poursuite, murmura-t-il, s’il le retrouvent, que feront-ils ?…

En effet, deux hypothèses, étaient admissibles. Certains d’obtenir une riche rançon, les bandits pouvaient fort bien avoir pour leur prisonnier les plus grands égards, comme ils pouvaient aussi le sacrifier à leur fureur.

Il fut soudain tiré de ses réflexions par un bruit léger qu’il reconnut sans doute, car il ne fit aucun mouvement.

Bientôt les branches d’un fourré s’écartèrent, et un homme parut.

Cet homme, c’était Taréas.

Selon la coutume indienne, il s’assit en silence, bourra son calumet, l’alluma et se mit à fumer.

Le chasseur connaissait trop bien les habitudes des Indiens pour interrompra son ami pendant cette occupation.

Enfin, quand Taréas eut fumé son calumet, il le repassa à sa ceinture et regarda le chasseur d’un air interrogateur.

— Quoi de nouveau ? demanda ce dernier.

— Rien, répondit gravement Taréas.

— J’ai été plus heureux que vous.

— Que mon frère parle, mes oreilles sont ouvertes.

Sans-Peur raconta à son ami ce qu’il avait appris par le bandit.

Quand il eut achevé son récit, le chef le regarda fixement.

— Que compte faire mon frère ? dit-il.

— Ma foi ! il ne nous reste qu’une ressource : longer les rives jusqu’à ce que nous ayons trouvé l’endroit où le jeune homme a atterri.

— Et si les bandits ont retrouvé le prisonnier ?…

— Vous avez raison, le cas sera grave.

— Peut-être serait-il bon de prévenir le guerrier blanc.

— C’est une idée. Mais lequel de nous se rendra à Québec.

— Moi.

— Quand vous mettrez-vous en route ?

— De suite.

Et le chef se leva.

— Peut-être feriez-vous bien de prendre en peu de repos, dit Sans-Peur.

— Un chef n’est jamais fatigué.

— Je sais que vous êtes de fer, mais les forces humaines ont des bornes.

Taréas sourit en homme qui ne veut même pas discuter.

Le chasseur n’insista pas.

— Que dirai-je au guerrier blanc ? demanda Taréas.

— Vous lui direz de se mettre en route avec vous et une trentaine de chasseurs.

— Bien. Maintenant, où retrouverai-je mon frère ?

— Au bord de la rivière, devant l’île des Serpents. Je m’y rendrai tous les soirs, lorsque l’époque de votre retour approchera.

Les deux hommes se serrèrent la main, puis Taréas disparut à travers les buissons.

Resté seul, Sans-Peur réfléchit sur ce qu’il ferait pendant l’absence du chef, qui devait durer plusieurs jours.

Ses réflexions ne furent pas longues, car il releva bientôt la tête en homme qui a pris son parti.

Le soleil était couché depuis quelques instants.

Le chasseur tira des provisions de son bissac et se mit à manger avec le robuste appétit que nous lui connaissons.

Son repas terminé, il s’étendit sur le sol et ferma les yeux.

Cinq minutes plus tard, il dormait à poings fermés.

Aux premières lueurs du jour, il s’éveilla et se dressa d’un bond en se secouant pour rétablir la circulation du sang, arrêtée par la fraîcheur de la nuit, et quand il se sentit complétement remis, il jeta son fusil sur son épaule et quitta la clairière afin de gagner le bord du fleuve dont il se proposait d’explorer une des rives, en attendant le retour de Taréas.

Ce fut pendant cette exploration que, un soir, il aperçut les habitations de Joseph Dufour.

— Ma foi ! se dit-il gaiement, je vais aller demander l’hospitalité à ces braves gens. Il est impossible qu’ils refusent d’accueillir un honnête chasseur.



Ce qu’il avait prévu arriva. Mais ce à quoi il ne s’attendait pas, c’était à trouver là, non seulement un ancien compagnon en la personne du propriétaire, mais encore le jeune homme qu’il cherchait de tous côtés, sans découvrir sa trace.

On comprendra aisément l’attention avec laquelle il écouta le récit des aventures de Louis de Vorcel.

Quand ce dernier eut terminé sa narration, Sans-Peur ne cacha point au fermier qu’il lui faudrait veiller avec soin, car les bandits auxquels Louis avait si miraculeusement échappé étaient parfaitement capables d’attaquer la ferme pour reprendre le fugitif, s’ils se doutaient qu’il eût trouvé là un asile.

— Soyez tranquille, répondit Joseph Dufour, nous ferons bonne garde, et s’ils viennent, nous les recevrons en gens de cœur.

— Je n’en doute pas, mon ami, dit affectueusement le chasseur, aussi partirai-je sans crainte.

— Ne resterez-vous pas quelques jours ici ?

— C’est impossible, car je dois me rendre à un endroit convenu pour attendre mon ami Taréas, que j’ai envoyé à Québec chercher le colonel. Je partirai donc demain, au lever du soleil.

— Puisque vous allez au-devant de mon père, dit Louis, emmenez-moi avec vous.

— Je ne le puis, car j’ignore le jour de son arrivée, qui, pourtant, ne tardera pas. Seul, je me tirerai toujours d’affaire, tandis qu’avec vous…

— C’est vrai, ces misérables me cherchent.

— Ne vous faites donc pas de mauvais sang et attendez patiemment la fin de tout ceci.

Il était tard. On se serra la main en se souhaitant le bonsoir, et le fermier conduisit son hôte dans une petite chambre que, sur son ordre, un domestique avait préparée.