Tolra, libraire-éditeur (1p. 104-117).


VIII.

LA FAMILLE DUFOUR.



Il était environ, quatre heures de l’après-midi. Les rayons obliques du soleil commençaient à allonger dans la plaine l’ombre des arbres gigantesques dont elle était parsemée çà et là.

Soudain des bruits confus s’élevèrent ; et bientôt une caravane s’avança à travers les hautes herbes qui ondulaient gracieusement sous le souffle d’une brise légère et tout imprégnée d’odorantes et âcres senteurs. En tête de la caravane venait un homme paraissant âgé de cinquante ans environ. Ses traits énergiques et brunis par le soleil, étaient empreints d’une loyauté et d’une bonté extrêmes.

Derrière lui venaient cinq chariots traînés chacun par quatre bœufs et contenant des objets mobiliers, des instruments aratoires, des vivres et des munitions.

Joseph Dufour, tel était le nom du chef de cette caravane, se retournait de temps en temps pour s’assurer que la marche continuait en bon ordre.

Chaque fois, son regard se fixait tendrement sur quatre cavaliers qui escortaient les chariots.


Saisissant les pagaies, il rama si rapidement…

Ces cavaliers, dont le plus jeune pouvait avoir dix-huit ans et le plus âgé vingt-cinq, étaient les fils de Joseph Dufour. À chaque regard de leur père, ils répondaient par un affectueux sourire.

Soudain, Joseph Dufour s’arrêta et fit signe à ses fils d’arrêter la caravane.

Aussitôt, une femme de quarante-cinq ans environ, qui se tenait assise dans le premier chariot, se leva.

— Eh bien, Joseph, dit-elle doucement, pourquoi nous arrêtons-nous ?

— Parce que nulle part nous ne trouverons un plus magnifique emplacement.

La femme promena autour d’elle un regard investigateur.

— En effet, dit-elle au bout de quelques minutes, cette situation est merveilleuse.

Puis, poussant un cri de joyeuse surprise.

— Vois donc, Joseph, dit-elle, cette belle rivière !

— C’est la rivière des Cèdres, ma chère Louise ; et c’est justement pour cette raison que nous n’irons pas plus loin. La végétation qui nous entoure prouve que cette terre est riche et convient à un défrichement.

Les quatre cavaliers s’approchèrent de leur père.

— Ainsi, dit le plus jeune, nous allons nous fixer ici ?

— Mon Dieu ! oui.

— Pourquoi ne pas nous enfoncer plus avant dans les terres ?

— Parce que cela me semble inutile.

Le jeune homme fit la moue.

— Charles n’est jamais content, dit en riant l’aîné, robuste gaillard qui répondait au nom harmonieux de Gabriel.

— J’avoue que j’eusse préféré aller plus loin, car les solitudes que nous parcourons en ce moment sont vraiment admirables ! Je suis certain que Jules et Henri sont de mon avis, ajouta-t-il en se tournant vers ses deux autres frères, qui écoutaient silencieusement.

— Tu te trompes, Charles, dit l’un ; c’est justement parce que ces parages sont superbes que nous aurions tort de pousser plus loin. D’ailleurs, nous venons ici non pour admirer le paysage, mais pour travailler.

Les parents avaient écouté en souriant cette petite discussion. Mais en entendant la réponse de Jules, le père s’écria joyeusement :

— Bien parlé, garçon ! Comme tu l’as dit, nous ne sommes venus au désert que pour gagner notre vie, et non pour admirer les fleurs ou les arbres. Du reste, si Charles l’a oublié, voilà qui va lui rafraîchir la mémoire.

Et de la main il désigna une troupe qui paraissait au loin.

Cette troupe se composait d’une vingtaine de serviteurs à cheval, conduisant des mules dont le pas était ralenti par un lourd chargement.

Une demi-heure plus tard, les domestiques avaient rejoint leurs maîtres.

Les bœufs furent dételés et placés, ainsi que les chevaux, dans un vaste cercle formé par les chariots. Puis les tentes furent dressées rapidement.

— Père, dit Gabriel, voulez-vous que j’aille abattre deux ou trois pièces de gibier pour le souper ?

— Va, mon garçon, dit Joseph Dufour, mais ne t’éloigne pas trop ; nous ne savons encore quels sont nos voisins. Si ce sont des Hurons, tant mieux ; mais si ce sont des Sioux ou des Iroquois, nous ne devrons pas négliger les précautions.

— Soyez tranquille, père, je serai prudent.

— Veux-tu que je t’accompagne ? dit le jeune Charles.

— Viens si tu veux, répondit le frère aîné.

Les deux jeunes gens visitèrent leurs armes, puis ils s’éloignèrent pédestrement du côté d’un bois touffu qui s’élevait à un kilomètre du campement.

En attendant leur retour, les feux furent allumés et les tentes munies de tout ce qui était nécessaire pour passer la nuit

Les serviteurs, tous Canadiens, c’est-à-dire Français, vaquaient gaiement à leurs occupations respectives. Les uns déballaient les provisions, pendant que les autres soignaient les animaux.

Joseph Dufour allait et venait, promenant sur tout et sur tous ce regard du maître soucieux du bon ordre. Mais hâtons-nous de dire que sa présence ne gênait en rien les serviteurs, qui, tous, l’aimaient et le respectaient, car il savait unir la bonté à la sévérité.

Charles et Gabriel étaient partis depuis plus de deux heures. Le soleil était couché ; le crépuscule couvrait déjà la plaine et ils ne paraissaient point.

Bientôt l’inquiétude du père devint si grande qu’il se fit seller un cheval, avec l’intention d’aller à la découverte.

Il mettait le pied à l’étrier, quand un de ses fils l’arrêta.

— Regardez, père, dit-il en étendant le bras du côté du bois.

— Que signifie cela ? murmura Joseph Dufour avec une certaine agitation.

Ce qu’il voyait était bien fait pour motiver cette émotion : ses fils avançaient lentement, portant un brancard fait de branchages, sur lequel un homme était étendu sans mouvement.

Dix minutes plus tard, Charles et Gabriel entraient au campement et déposaient doucement leur brancard sur le sol.

Leur père se pencha vivement sur l’inconnu, qui ne donnait plus signe de vie.

— C’est un jeune homme ! s’écria-t-il.

— Tu pourrais dire presque un enfant, dit la mère, qui avait, elle aussi, examiné l’étranger.

— Est-il blessé ? demanda le père.

— Non ; dit Charles. Nous l’avons visité avec soin, et son corps ne porte aucune trace de blessure.

— Alors, il est évanoui.

Tout à coup, Mme Dufour pâlit.

— Oh ! mon Dieu ! gémit-elle.

— Que veux-tu dire ? demanda vivement son mari. — Ce jeune homme meurt de faim

— Tu crois ?

— Regarde ses traits contractés et amaigris, son visage livide ; voilà la cause de son évanouissement. Vite, ajouta-t-elle en s’adressant à ses fils, préparez-lui à manger, pendant que je vais lui faire prendre un cordial.

Grâce aux soins qui lui furent prodigués, l’inconnu revint bientôt à lui.

Il essaya de se soulever, mais sa tête retomba lourdement sur le brancard. Alors il promena autour de lui un regard vague en murmurant d’une voix faible :

— Où suis-je ?

— Avec des amis, dit Mme Dufour qui, en entendant cette interrogation faite en français, comprit qu’elle avait affaire à un compatriote.

La réponse de la brave dame amena un sourire sur les lèvres pâles du jeune homme, qui referma les yeux et s’endormit.

— Laissez-le dormir, dit Mme Dufour. Quand il se réveillera, nous lui ferons prendre un peu de nourriture. Maintenant, ajouta-t-elle en s’adressant à Gabriel, raconte-nous comment vous avez trouvé ce malheureux.

— Nous étions partis depuis une demi-heure, quand nous entendîmes, à peu de distance, un bruit de pas. Ignorant à qui nous avions affaire, nous armâmes nos fusils, en nous jetant au milieu d’un épais fourré. Au bout d’un instant, nous vîmes ce jeune homme s’approcher en chancelant : puis il s’arrêta tout à coup, leva les bras vers le ciel en poussant un gémissement, tomba comme une masse. Nous courûmes vers lui afin de lui porter secours, mais il n’avait aucune blessure. Alors nous avons cassé des branches d’arbres pour en former un brancard, afin de transporter ici ce pauvre jeune homme.

— Vous avez bien fait, mes enfants, dit doucement Mme Dufour : au désert comme ailleurs on doit aide et protection à son prochain.

Après une heure d’un profond sommeil, le jeune homme, qui n’était autre que Louis de Vorcel, rouvrit les yeux pour la seconde fois ; mais bien que sa faiblesse fût extrême, son regard était assuré.

— Merci, dit-il en tendant les mains à Joseph Dufour et à sa femme ; vous m’avez sauvé !

— Ne pariez pas, dit Mme Dufour. Vous allez prendre quelques aliments, et demain nous causerons.

Des mets furent placés sur le lit où l’on avait couché Louis. Il les dévora avec avidité.

Ce repas terminé, une légère rougeur couvrit ses joues et il poussa un soupir de bien-être en se renversant et fermant les yeux.

— Il va dormir jusqu’à demain, dit Mme Dufour. Retirons-nous afin de le laisser reposer.

La famille sortit de la tente et s’installa devant une table où était servi le dîner.

Lorsque les étoiles marquèrent dix heures, tous dormaient dans le camp, sauf deux serviteurs placés en sentinelles.

La nuit s’écoula sans incident, et quand l’aube raya l’horizon d’une ligne blanchâtre, chacun se leva et bientôt le camp fut en rumeur.

Soudain, la toile qui fermait l’entrée d’une tente fut soulevée, et Louis de Vorcel parut, promenant autour de lui un regard étonné.

Le jeune Charles s’avança vivement en souriant, lui tendant la main.

— Eh bien, monsieur, lui dit-il, comment vous sentez-vous ?

— Mais… assez bien, répondit Louis en serrant la main du jeune homme.

— Tiens ! s’écria joyeusement Joseph Dufour, voilà notre malade qui se promène. Puisqu’il en est ainsi, nous allons déjeuner ; ensuite, vous nous direz ce qui vous est arrivé.

Une table fut immédiatement dressée, et Mme Dufour servit du café noir et quelques fruits.

Ce frugal repas achevé, Joseph Dufour se renversa sur sa chaise.

— Je vous écoute, dit-il à Louis, à moins que vous ne préfériez garder le silence ; dans ce cas, dites-nous simplement ce que nous pouvons faire pour vous.

— Monsieur, dit lentement Louis, si je n’avais pas affaire à des compatriotes, peut-être hésiterais-je à vous raconter ce qui m’est arrivé, car je cours en ce moment un grand danger.

— Vraiment !

— Vous allez en juger. D’abord, permettez-moi de me faire connaître : je suis le fils du colonel de Vorcel, ami personnel du marquis de Montcalm, général en chef de l’armée française au Canada.

Joseph Dufour se leva et s’inclina en disant :

— Monsieur, le fils du brave officier sous les ordres duquel j’ai eu l’honneur de me battre a droit à tous nos égards.

— Je vous remercie, monsieur, pour mon père et pour moi, répondit Louis avec émotion. Maintenant, ajouta-t-il, écoutez-moi.

Il raconta ce qui lui était arrivé depuis que sa mère avait été massacrée par Niocébah. Quand il expliqua comment il avait échappé aux bandits, les quatre frères battirent des mains en riant comme des fous.

— Ma foi ! s’écria l’espiègle Charles, c’était bien joué !

— Oui, dit Louis avec un sourire mélancolique, mais cette fuite n’était que le prélude d’horribles souffrances.

— Pauvre enfant ! murmura Mme Dufour.

— Grâce au courant, reprit Louis, je m’éloignai assez rapidement pour ne pas craindre d’être poursuivi. D’ailleurs, les balles des bandits, en sifflant autour de moi, décuplèrent mes forces et mon énergie. Je suivis la rivière pendant plusieurs heures ; mais bientôt la faim me décida à aborder. Hélas ! sans armes, que pouvais-je faire ? Pourtant, je résolus de lutter jusqu’au bout, certain que Dieu me viendrait en aide. Je déterrai quelques racines que je mangeai avidement, puis je retournai vers la rivière, mais ma pirogue que j’avais oublié d’attacher, avait été emportée par le courant. Ce fut pour moi un nouveau coup et je me laissai tomber avec accablement sur le sol. Avec ma pirogue, j’aurais pu descendre le fleuve sans fatigue, et, tôt ou tard, j’aurais rencontré un défrichement ; au lieu de cela, j’étais obligé de parcourir à pied le désert, c’est-à-dire d’immenses solitudes peuplées de fauves et de sauvages. Je passai une nuit épouvantable. Aux premières lueurs du jour, je m’agenouillai et demandai à Dieu de guider mes pas, puis je me levai et partis au hasard, droit devant moi. Depuis, trois jours, j’étais dans cette situation, quand, soudain, mes forces me trahirent et je tombai évanoui. Vous savez le reste.

— Monsieur, dit gravement Joseph Dufour, c’est évidemment Dieu qui, ainsi que vous le lui avez demandé, a guidé vos pas, puisque vous avez été recueilli par des amis qui sont tout à votre disposition.

— Hélas ! tout dépend de la direction que vous suivez.

— Je ne vous comprends pas. Expliquez-vous.

— Votre installation me prouve que vous voyagez. Or, vous tournez probablement le dos à Québec, où se trouve mon père.

— Notre installation n’est encore qu’un campement, c’est vrai, mais notre voyage est terminé. Hier, j’ai décidé de me fixer ici.

— Vous m’avez dit connaître mon père, n’est-il pas vrai ?

— C’est exact. J’ai fait partie de la milice canadienne, et j’étais sous les ordres du colonel de Vorcel lors de la prise du fort Ontario.

— Voulez-vous me permettre une question ?

— Dix, vingt si vous voulez.

— Pourquoi avez-vous quitté les habitations ?

Le front de Joseph Dufour se rembrunit. Mais, après un instant de silence, il répondit d’une voix sourde :

— Je me suis retiré dans le désert parce que les Anglais et leurs féroces alliés, les Iroquois, ont dévasté et brûlé ma ferme. Si j’étais seul, je serais resté là-bas pour faire payer aux ennemis le mal qu’ils m’ont fait ; mais suis époux et père ; j’ai dû songer à assurer l’avenir de ma famille, désormais ruinée. Ici, loin des passions humaines, sous le regard de Dieu, je vais reprendre ma vie de labeur.

— Votre histoire est triste, dit Louis, ému par tant d’infortune.

— Bien triste, en effet, dit Mme Dufour, car nous avons perdu le fruit de vingt années de travail ; mais s’il plaît à Dieu, nous sortirons victorieux de cette épreuve.

— C’est égal, dit Joseph Dufour, avec un rire nerveux, les Anglais pourront prendre le Canada, ils n’auront jamais le cœur des Canadiens. À mesure que les choses se gâtent pour le roi de France, l’émigration augmente. Si cela continue, Québec et les autres villes deviendront aussi solitaires que le désert.

Ces paroles jetèrent une teinte de tristesse sur les visages. Mais Joseph Dufour reprit bientôt sur un ton enjoué.

— Maintenant que la connaissance est faite, dit-il à Louis, que comptez-vous faire ?

— Je ne sais. Conseillez-moi. D’abord, à quelle distance sommes-nous de Québec ?

— En voyageant à cheval, il faut au moins dix jours pour s’y rendre ; mais fallût-il moins de temps encore, qu’il vous serait impossible d’y retourner seul, car vous ne connaissez pas la route.

— C’est vrai, fit Louis avec abattement.

— Voici donc ce que j’ai à vous proposer : vous resterez ici quelques jours pour vous remettre complètement. D’ici là, nous recevrons bien la visite d’un de ces braves et honnêtes chasseurs qui sillonnent les bois. Dès que nous en verrons un, je m’entendrai avec lui pour qu’il vous conduise près de votre père.

— Ce moyen est en effet le meilleur.

— Alors, vous consentez ?

— Absolument ; en vous priant, toutefois d’accepter à l’avance mes remerciements pour votre généreuse hospitalité.

— Bah ! dit gaiement le Canadien, ne doit-on pas s’entr’aider les uns les autres ?

— C’est une maxime évangélique que vous pratiquez noblement.

— Ainsi donc, c’est entendu : vous restez avec nous.

Après avoir fait de la main un signe amical, le chef de famille se leva et alla donner ses instructions à ses serviteurs, en vue d’une installation définitive.

En moins de huit jours, la plaine fut changée du tout au tout, grâce à cette merveilleuse activité que les pionniers américains possèdent à un si haut degré.

Un moulin à eau était installé sur le bord de la rivière. Des arbres énormes, transportés là, étaient aussitôt débités en planches et poutres, avec lesquelles on construisait les bâtiments d’habitation. Déjà les laboureurs traçaient dans la plaine les sillons qui devaient servir de berceau à la moisson blonde.

Le centre du défrichement, c’est-à-dire les bâtiments, les écuries et les cours, était entourés d’un solide retranchement protégé par un fossé large et profond, que l’on franchissait à l’aide d’un pont-levis relevé chaque soir.

Deux sentinelles, relevées toutes les heures, veillaient, pendant la nuit, au salut commun.

Louis était complètement remis de ses fatigues. N’eût été le souvenir de son père et la pensée des angoisses qui devaient étreindre son cœur, il se fût trouvé parfaitement heureux. La famille Dufour le traitait comme s’il eût été de la famille, et cela avec des attentions d’une délicatesse inouïe, évitant avec soin toute allusion à ses souffrances passées.

Cependant, le temps s’écoulait, et rien ne faisait prévoir qu’il dût bientôt retourner à Québec. Le brave Dufour avait compté sur la rencontre fortuite d’un chasseur qui se chargerait de reconduire le jeune homme près de son père, mais il avait vainement attendu. C’était à croire que le désert était abandonné de ses hôtes habituels.

Enfin, un soir, un coureur des bois se présenta devant le pont-levis, relevé depuis quelques minutes seulement.

Le fermier, prévenu par ses serviteurs, se rendit sur le retranchement.

— Que désirez-vous ? demanda-t-il à l’inconnu dont la silhouette se profilait en sombre sur le bord du fossé.

— Je désire ce que l’on ne refuse jamais au désert : l’hospitalité pour une nuit.

— Je suis prêt à vous accorder ce que vous demandez, mais après que vous m’aurez fait connaître les motifs de votre arrivée ici, à une heure aussi avancée.

— Votre demande est extrêmement juste : je suis un chasseur traqué par des bandits. Quant à mon nom, bien qu’il vous soit probablement inconnu, je n’en fais pas mystère. Je me nomme Sans-Peur.

— Sans-Peur ! s’écria le fermier d’une voix tonnante. C’est Dieu qui vous envoie !

Deux minutes plus tard, Sans-Peur franchissait le pont-levis.

Le Canadien lui tendit amicalement la main.

— Joseph Dufour ! s’écria le chasseur, qui n’en croyait pas ses yeux. Que diable faites-vous ici ?

— Vous le voyez, dit en riant le fermier, je vous tends la main.

— Pardonnez-moi, dit vivement Sans-Peur en serrant la main loyale de son interlocuteur, mais la surprise !…

— Vous n’êtes pas au bout.

— Hein ! Que voulez-vous dire ?

— Suivez-moi et vous le saurez.

— Hâtez-vous, car au désert les surprises agréable sont assez rares pour qu’on soit pressé de les connaître.

Joseph Dufour sourit sans répondre, et, passant son bras sous celui du chasseur, il l’entraîna rapidement du côté de la maison, qui était terminée depuis la veille seulement.



Arrivé devant l’habitation, il ouvrit la porte et s’effaça en disant à son hôte.

— Entrez, cher ami.

Le chasseur fit deux pas dans l’intérieur.

Aussitôt deux cris retentirent, et Louis se précipita dans les bras de Sans-Peur, qui le pressa contre sa large poitrine en disant d’une voix émue :

— Oh ! je vous retrouve donc enfin !

— Grâce à l’affectueux dévouement de ces nobles amis, dit le jeune homme en désignant la famille Dufour. Sans ces braves cœurs, je serais mort depuis longtemps.

— Combien votre père va être heureux !

— Le reverrai-je bientôt ?

— Dans quelques jours. Taréas est allé le chercher.

— Pauvre père ! fit le jeune homme, dont les yeux se mouillèrent de larmes, comme il doit souffrir !

— Dame ! le coup a été rude. Mais tout est bien qui finit bien.

Au moment où la sentinelle avait signalé l’arrivée de Sans-Peur, la famille Dufour se disposait à se mettre à table. On ajouta donc un couvert, et Sans-Peur, selon sa coutume, attaqua vigoureusement le souper.

Après le repas, on plaça sur la table des pipes et du tabac, et bientôt un épais nuage de fumée nimba les convives.

— Voyons, dit alors Sans-Peur au jeune homme, racontez-moi comment il se fait que je vous retrouve au sein d’une honnête famille, alors que je vous croyais entre les mains d’une bande de pirates.


Séparateur