Tolra, libraire-éditeur (1p. 24-42).


II.

UNE VENGEANCE INDIENNE



Monsieur de Vorcel avait quarante ans à peine. C’était un fier gentilhomme de haute mine, issu d’une famille originaire du Beaujolais. Deux ans avant l’époque où commence cette histoire, le roi l’avait envoyé au Canada, pour remplacer le colonel du régiment de Royal-Marine, tué dans un combat.

À peine débarqué à Québec, il avait fait construire, à cinq lieues de la ville, une charmante villa pour la comtesse, sa fille Marthe, âgée de seize ans, et son fils Louis, de deux ans plus jeune que sa sœur.

Marthe de Vorcel était bien la plus ravissante enfant que l’on pût voir : blonde comme les blés ; son visage, d’un ovale parfait, était d’une blancheur nacrée légèrement rosée, et éclairé par des yeux d’un bleu de saphir d’une douceur angélique.

Quant à Louis, c’était un jeune espiègle, grand, brun, dont la turbulence n’était pas toujours très agréable au colonel, lorsque les exigences de son service lui permettaient de venir passer deux ou trois jours à la villa, au milieu de sa famille. Mais si les espiègleries de son fils le lassaient parfois, il n’en était pas de même de la grâce ingénue de sa fille, pour laquelle il éprouvait une véritable adoration. Aussi, on comprendra facilement la douleur qu’il avait ressentie en apprenant que cette douce et mignonne enfant avait disparu, enlevée probablement par les Iroquois, peuplade féroce pour qui rien n’était sacré.

Cette disparition et la mort affreuse de la comtesse lui avaient tordu le cœur en une souffrance inexprimable.

Tout en galopant dans la nuit, il évoquait en son esprit l’image de ces deux êtres si chers, dont l’un était couché sanglant, et l’autre parti pour toujours peut-être.

À cette pensée, un flot de sang lui montait au cerveau comme une bouffée de folie et il se tournait du côté de Sans-Peur pour lui parler, mais les paroles se figeaient sur ses lèvres.

L’aube commençait à paraître quand les deux cavaliers arrivèrent en vue de la villa, autour de laquelle étaient campés les Hurons.

D’un bond, le colonel sauta à terre ; mais l’énergie farouche qui l’avait soutenu jusque-là sembla tout à coup l’abandonner, et ce fut d’un pas chancelant qu’il pénétra dans la maison.

Après avoir gravi péniblement l’escalier, il se dirigea vers la chambre de la comtesse. Arrivé sur le seuil de la porte, il s’arrêta et les larmes jaillirent enfin de ses yeux.

Le jeune Louis était agenouillé devant le lit et pleurait en tenant dans ses mains une des mains de la morte.

À ce spectacle navrant, le colonel cacha son visage dans ses mains en sanglotant douloureusement :

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !…

Il resta plusieurs minutes ainsi, la poitrine soulevée par des hoquets convulsifs ; puis, par un effort de volonté surhumain, il marcha vers le lit et déposa un long baiser sur le front glacé de la comtesse, qu’il contempla ensuite longuement, pendant que des larmes coulaient silencieusement sur ses joues pâles.

— Louis, dit-il enfin, embrasse-moi, mon enfant.

Le jeune homme se releva et se jeta dans les bras de son père, qui le serra nerveusement contre sa poitrine.

Sans-Peur et Taréas qui, par discrétion, s’étaient tenus en dehors de la chambre, entrèrent, graves et recueillis.

— Mon colonel, dit le chasseur, pardonnez-moi de venir troubler votre douleur, mais il faut songer à votre fille.

— Vous avez raison, mon ami, dit M. de Vorcel en se dégageant des bras de son fils ; peut-être pourrons-nous la sauver.

— J’en ai la certitude, dit Sans-Peur d’une voix ferme.

— Oh ! si vous faisiez cela !…

— Je le ferai, mon colonel, n’en doutez pas. Mais il faut d’abord que vous interrogiez le domestique que les Iroquois ont, je ne sais pourquoi, consenti à épargner.

— Ne l’avez-vous point interrogé ?

— Si fait, mais ses réponses sont pour moi une énigme.

— Où est-il ?

— Dans le jardin, où il aide les Indiens à enterrer ses camarades.

— Allons l’interroger ; peut-être nous apprendra-t-il quelque chose qui nous permette de voir clair dans cette sanglante tragédie.

Les trois hommes sortirent de la chambre mortuaire et descendirent rapidement l’escalier, se rendant au jardin.

À la vue de son maître, le domestique s’approcha en s’inclinant respectueusement.

— Pierre, lui dit M. de Vorcel, raconte-moi ce qui s’est passé.

— Ce ne sera pas long.

— Parle, et n’omets aucun détail.

— Il était environ sept heures du soir ; Mme la comtesse venait de se mettre à table, quand une nuée de Peaux-Rouges a bondi par-dessus la haie du jardin en poussant des hurlements épouvantables et brandissant des couteaux. Comme mes camarades et moi étions dispersés dans la maison, il nous fut impossible d’organiser la moindre défense. Les sauvages se répandirent dans les appartements en tirant des coups de feu et vociférant comme des démons. À leur apparition, j’avais couru au salon et je m’étais armé d’un des sabres de votre panoplie, décidé à vendre chèrement ma vie, mais au moment où, adossé au mur, je m’apprêtais à repousser l’attaque d’une dizaine de ces bandits, sur un ordre de leur chef ils se jetèrent sur moi tous à la fois et me désarmèrent, après quoi je fus solidement garrotté. Alors, le chef s’approcha de moi et me dit :

— Chien de Visage-Pâle, quand tu reverras ton maître, tu lui diras que Niocébah est un chef puissant que l’on ne fouette pas en vain.

Puis, sans ajouter une parole, il partit avec sa troupe, emmenant votre fils.

— Mais ma fille ! s’écria le colonel, qu’est-elle devenue ?

— Je ne l’ai pas vue.

— Voyons, mon colonel, dit le chasseur, comprenez-vous quelque chose aux paroles que vient de vous rapporter votre domestique ?

— Oui, dit M. de Vorcel d’une voix sombre, en laissant tomber tristement sa tête sur sa poitrine ; oui, j’ai compris. Oh ! le misérable !

Et le colonel, s’absorbant dans de pénibles pensées, revit, dans tous ses détails, une scène qui s’était passée devant la villa quelques jours auparavant, et où il avait été d’une imprudence extrême.

Profitant d’une journée de liberté, M. de Vorcel était monté à cheval au lever du soleil et s’était rendu près de sa famille. Mais en arrivant devant la villa, il avait aperçu un Indien, sale et déguenillé, qui semblait examiner attentivement l’habitation.

Le colonel, dont la douceur n’était pas la vertu dominante, poussa son cheval vers le Peau-Rouge, à qui il dit d’une voix brusque :

— Que fais-tu là ?

— Moi ? répondit l’Indien, rien.

— Alors, passe ton chemin au lieu d’espionner ainsi les gens.

— La route n’est-elle pas à tout le monde ?

— Ah ! ça, drôle, je crois que tu te permets de raisonner.

— Les Visages-Pâles sont vifs, mais les Indiens dédaignent leurs injures, dit le Peau-Rouge d’un ton si méprisant, que le colonel, furieux, lui cingla le visage d’un coup de cravache.

Prompt comme l’éclair, l’Indien porta la main à sa ceinture où était passé un long couteau ; mais à la vue de plusieurs domestiques qui accouraient en entendant la voix de leur maître, il bondit de l’autre côté de la route et disparut dans les fourrés qui la bordaient.

Or, cet Indien déguenillé, que M. de Vorcel avait pris pour un vagabond sans importance, n’était autre que Niocébah, le chef d’une puissante tribu d’Iroquois, que le général Wolf, commandant en chef de l’armée anglaise, avait chargé de se rendre compte de l’effectif des troupes françaises cantonnées autour de Québec.

Il était assez rare qu’une maison de plaisance fût élevée aussi loin de la ville ; aussi, Niocébah examinait-il minutieusement celle de M. de Vorcel, au moment où ce dernier interrompit brusquement cette opération.

Comme on l’a vu plus haut, l’arrivée des domestiques avait seule empêché le chef de venger sur-le-champ la sanglante injure qui lui avait été faite ; aussi, s’était-il enfui avec, au cœur, une haine mortelle pour l’homme qui l’avait frappé au visage, et dont il se promettait bien de tirer une vengeance terrible.

Le nom de Niocébah prononcé par le domestique avait été pour le colonel un trait de lumière. L’attaque de la villa n’était pas, ainsi qu’il l’avait cru d’abord, le fait d’une bande de maraudeurs, mais bien un acte de vengeance.

Il comprenait trop tard l’imprudence qu’il avait commise en se laissant aller à la colère, car cet acte de violence avait causé la mort de sa compagne dévouée et, peut-être même, celle de sa fille ; sans compter ses malheureux serviteurs, dont la terre venait de recouvrir les cadavres horriblement mutilés.

Lorsque le colonel eut expliqué à Sans-Peur et à Taréas le sens énigmatique pour eux des paroles de son domestique, le chasseur fronça les sourcils.

— Si vous voulez me croire, mon colonel, dit-il au bout d’un instant, nous rendrons immédiatement les derniers devoirs à Mme de Vorcel, et vous retournerez à Québec, aujourd’hui même, avec votre fils, car Niocébah n’est pas homme à se contenter d’une demi-vengeance.

— Que lui faut-il donc de plus ?

— Votre vie, mon colonel.

— Ah ! qu’il vienne donc, le bandit ! s’écria M. de Vorcel avec un geste de fureur.

— Soyez tranquille, il reviendra ; mais il ne vous attaquera pas en face ; c’est pourquoi je vous engage vivement à quitter cette villa le plus tôt possible.

— Ne m’avez-vous pas dit qu’il est blessé.

— Si, mais les hommes de sa trempe ont la vie dure, et je suis certain qu’avant peu vous aurez de ses nouvelles ; d’autant plus que votre fils lui a échappé, ce qui doit redoubler encore sa fureur.

— Mais, ma fille ?…

— Ne vous en occupez point ; Taréas et moi vous la ramènerons, je vous en donne ma parole d’honneur !

— Ah ! mon ami, s’écria le colonel, si vous faisiez cela !…

— Vous avez ma parole, mon colonel.

— Et je sais ce qu’elle vaut, dit M. de Vorcel en pressant la main du chasseur. Quant à vous, ajouta-t-il en se tournant vers le chef, votre nom est synonyme de courage et loyauté, aussi, n’oublierai-je jamais le dévouement dont vous faites preuve à mon égard.

— Les Hurons sont amis des Français, dit simplement le chef ; mon frère a donc le droit de compter sur moi.

— Ainsi, dit Sans-Peur, vous suivrez mon conseil.

— Oui, mon ami, car c’est, en effet, le parti le plus sage ; d’autant plus que cette demeure, hier encore si gaie, ne me rappellerait plus que de pénibles souvenirs.

En ce moment, une dizaine de Hurons entrèrent dans le jardin.

Taréas alla vivement à leur rencontre et s’entretint longuement avec eux ; puis il revint vers le colonel qui continuait à causer avec le chasseur.

— Bonne nouvelle ! dit-il en souriant.

— Auriez-vous appris quelque chose concernant ma fille ? demanda anxieusement M. de Vorcel.

— Oui.

— Oh ! parlez, parlez vite.

— Depuis deux heures, dix de mes guerriers explorent les environs pour relever les pistes.

— Et qu’ont-ils découvert ?

— La Vierge pâle n’a pas été enlevée.

— Comment le savez-vous.

— Mes guerriers ont suivi ses traces.

— Elle serait donc partie volontairement.

— Oui.

— Dans quel but ?

— La peur donne des ailes, dit sentencieusement le chef.

— Elle se serait enfuie pour échapper aux Iroquois !

— C’est probable.

— Courons ; il faut la rejoindre.

— Mon frère oublie que la Vierge pâle est partie depuis hier.

— Ce qui veut dire ?…

Taréas baissa la tête, comme embarrassé par la réponse qu’il allait faire.

— Je comprends ce que signifie le silence du chef, dit le chasseur ; mais à un homme comme vous on doit tout dire.

— Est-ce encore un malheur !

— Peut-être.

— Voyons, expliquez-vous clairement.

— De nombreux partis d’Anglais et d’Iroquois tiennent la campagne. Or, depuis hier, Mlle Marthe peut fort bien être tombée au pouvoir de l’un d’eux. Il faut donc en finir ici au plus vite, afin que le chef et moi commencions nos recherches.

Deux heures plus tard, la comtesse était descendue, par M. de Vorcel, dans une tombe creusée au milieu d’une des pelouses du jardin.

Lorsque la terre eut comblé la fosse, M. de Vorcel et son fils s’agenouillèrent et prièrent longuement.

Au coucher du soleil, tous deux étaient prêts à monter à cheval.

N’ayant avec eux qu’un seul domestique, ils ne pouvaient emporter aucun bagage. Les objets précieux et l’argenterie furent donc enterrés dans le jardin, en attendant que le colonel pût venir les reprendre quelques jours plus tard.

Pour bien montrer qu’il se vengeait, Niocébah, contrairement à ses habitudes, n’avait pas pillé la maison. Il s’était contenté d’en briser les meubles et d’en tuer les habitants, sauf le domestique qu’il avait chargé d’instruire M. de Vorcel, et le jeune Louis qu’il avait emmené comme otage en cas de poursuite.

Au moment de partir, le colonel recommanda une dernière fois sa fille à ses amis.

— Dès que vous aurez des nouvelles, prévenez-moi, leur dit-il.

— C’est entendu, répondit le chasseur ; aussitôt que nous aurons appris quelque chose de positif, un des guerriers de Taréas vous sera envoyé.

— Merci, mes amis, et au revoir.

Le colonel et son fils partirent au galop dans la direction de Québec.

— Maintenant, dit le chasseur à Taréas, en chasse !

Ils se firent indiquer par les guerriers la piste qu’ils avaient relevée et commencèrent la poursuite, marchant courbés vers le sol, examinant avec la plus minutieuse attention chaque empreinte, chaque brin d’herbe foulé.

Après avoir marché pendant plus d’une heure à travers une immense plaine, ils atteignirent les premiers contreforts d’une forêt. Là, le chef se concerta un instant avec Sans-Peur, puis il rassembla ses guerriers autour de lui.

— Je n’ai plus besoin de mes fils, dit-il, l’Épervier restera seul avec moi et le chasseur blanc ; que les autres retournent au village, où je les rejoindrai.

Les guerriers s’inclinèrent et s’enfoncèrent dans la forêt, où ils ne tardèrent pas à disparaître.



Les trois hommes se remirent alors sur la piste, qui devenait de moins en moins visible, à cause de l’obscurité presque complète qui régnait dans la forêt ; mais lorsqu’ils eurent parcouru près d’un kilomètre, ils durent s’arrêter, car la nuit était venue et il était absolument impossible de distinguer la plus légère trace.

Sans-Peur et ses deux compagnons s’assirent sur l’herbe, au pied d’un énorme chêne, puis le chasseur tira de sa gibecière quelques provisions qu’il avait prises à la villa et les étala devant les Hurons.

— Mangeons, dit-il, ensuite nous dormirons, car, pour le moment, nous n’avons rien de mieux à faire.

Le chef et son guerrier mangèrent peu, selon la coutume des Indiens lorsqu’ils sont en expédition, mais Sans-Peur se chargea de rétablir l’équilibre en dévorant avec un superbe appétit.


Les huttes qui couvraient le sommet de la colline…

Quand le repas fut terminé, le chasseur présenta sa gourde à Taréas.

— Une gorgée de rhum, lui dit-il, il n’y a que cela pour faire digérer.

Mais le chef repoussa doucement la gourde en disant :

— Les Hurons ne boivent jamais d’eau-de-feu, qui est mauvaise pour les Indiens, car elle les rend fous.

— Vous avez peut-être raison, dit Sans-Peur, mais nous autres chasseurs, nous ne dédaignons pas d’en boire une petite rasade de temps en temps.

Et portant la gourde à ses livres, il avala quelques gorgées de la liqueur que les Peaux-Rouges ont avec tant de raison appelée eau-de-feu, après quoi il poussa un hum ! sonore et bourra sa pipe. Le chef et l’Épervier bourrèrent également leur calumet et se mirent à fumer gravement.

Lorsque les trois hommes eurent fini de fumer, ils s’étendirent sur le sol et ne tardèrent pas à s’endormir profondément.

Comme ils avaient eu la précaution de ne pas allumer de feu de veille, ils n’avaient pas à redouter d’être surpris.

Au point du jour, Sans-Peur s’éveilla. Il se leva aussitôt et se mit à marcher de long en large en se secouant pour se réchauffer, car, dans les forêts, les nuits sont glaciales et l’humidité pénétrante.

Au premier pas qu’il fit, les deux Hurons ouvrirent les yeux.

— Ooah ! fit Taréas, mon frère est déjà levé ?

— Le jour commence à poindre et nous n’avons pas de temps à perdre.

— C’est vrai. Partons, dit Taréas en bondissant sur ses pieds, ainsi que l’Épervier.

— Un instant, fit le Canadien. Mangeons d’abord un morceau.

Et il sortit de sa gibecière le reste de ses provisions, qui furent expédiées en quelques minutes.

— Maintenant, dit le chasseur, en route !

Le jour était venu et les traces apparaissaient nettement aussi avançaient-ils rapidement.

Après une demi-heure de marche, le chef, qui tenait la tête, poussa une exclamation d’étonnement.

— Qu’y a-t-il ? donc lui demanda Sans-Peur en accourant près de lui.

— Que mon frère regarde, dit le chef en désignant le sol devant lui.

Les pas de la jeune fille faisaient plusieurs zigzags et s’arrêtaient à un endroit où l’herbe était foulée sur une longueur de plus d’un mètre.

— Je comprends ce qui s’est passé, dit le Canadien : la jeune fille s’est sauvée affolée, marchant ou plutôt courant en droite ligne ; mais, en arrivant ici, les forces lui ont manqué, elle a chancelé un instant et est tombée évanouie.

— Le chef pense comme son ami, dit Taréas.

Pour ces deux hommes, le désert était un livre dans lequel ils lisaient couramment, comme on ne tardera pas à le voir.

Sans-Peur et Taréas examinèrent alors avec une grande attention les environs de l’endroit où la jeune fille était tombée, et relevèrent les traces d’une chaussure européenne.

— Un homme est venu ici, dit le chasseur, mais il ignorait la présence de la jeune fille, car sa piste fait un crochet à quelques pas : il l’a aperçue en passant, voilà tout. Maintenant, il s’agit de savoir ce qu’il en a fait.

En examinant les nouvelles traces, Sans-Peur constata que l’inconnu était retourné sur ses pas, en emportant Marthe de Vorcel, toujours évanouie, car s’il en avait été autrement, ses pas eussent laissé des traces, et il n’y en avait aucune.

À quelques centaines de mètres plus loin, les empreintes laissées sur le sol prouvaient que l’inconnu s’était arrêté pour se reposer, car on distinguait nettement la place où il avait déposé la jeune fille.

Cette chaussure européenne dont il suivait les traces inquiétait fort Sans-Peur, qui craignait que la fille du colonel ne fût tombée au pouvoir d’un de ces maraudeurs qui infestaient les bois ; aussi avançait-il rapidement afin d’éclaircir au plus vite ce mystère.

Après avoir ainsi constaté plusieurs haltes de l’inconnu, les trois hommes arrivèrent à une clairière où ils se trouvèrent fort embarrassés. La piste qu’ils avaient suivie jusque-là se mêlait brusquement à des traces nombreuses, parmi lesquelles ils distinguaient des pas de chevaux.

Il était midi. Le soleil à son zénith déversait sur le désert ses rayons enflammés. La chaleur était accablante. Sans-Peur proposa de se reposer une heure ou deux, proposition qui fut aussitôt acceptée par ses deux compagnons.

— Ooah ! fit soudain le chef en désignant un jeune daim qui gambadait joyeusement à une portée de pistolet de la clairière.

Sans-Peur arma son fusil, visa à peine et fit feu !

Le daim tomba, la tête fracassée par la balle du chasseur.

— Ma foi ! dit ce dernier en rechargeant son fusil, c’est Dieu qui nous l’a envoyé. Je commençais à mourir littéralement de faim.

Tandis que l’Épervier allait ramasser le daim, Sans-Peur et Taréas allumaient un feu avec des branches sèches.

En quelques minutes, le daim fut écorché et ses cuissots rôtirent devant le brasier.

Lorsque les trois compagnons eurent pris leur repas, c’est-à-dire mangé un des cuissots, dont Sans-Peur dévora à lui seul les trois quarts, l’Épervier enveloppa l’autre dans un morceau de la peau de l’animal, afin de pouvoir dîner le soir sans être obligé de faire du feu, ce qui eût pu attirer autour d’eux quelque parti de maraudeurs ou d’Iroquois.

Après avoir fumé silencieusement leur calumet, Sans-Peur et le chef huron commencèrent l’inspection de la clairière et des environs.

Ils constatèrent bientôt que la troupe qui avait fait halte dans la clairière s’était divisée en deux groupes, dont l’un s’était dirigé vers Québec, tandis que l’autre retournait au désert.

Ce point éclairci, il s’agissait de savoir lequel de ces deux groupes avait emmené la jeune fille.

Cette question posée à tout autre qu’à ces deux hardis aventuriers eût été fort embarrassante ; en effet, comment trouver une piste qui n’existait plus, puisque celle dont ils avaient jusque-là suivi les traces avait continué sa route à cheval !

Ce problème, en apparence insoluble, fut pourtant, en moins d’une heure, résolu par le sagace et intelligent Taréas.

Parmi les empreintes laissées par les pieds des chevaux des cavaliers qui étaient retournés sur leurs pas, il avait remarqué que les sabots de l’un d’eux s’enfonçaient plus profondément dans le sol. La différence était peu sensible, mais le fin Huron en avait aussitôt déduit que ce coursier devait porter une double charge.

Cet avis étant partagé par Sans-Peur et l’Épervier, on se remit immédiatement en marche, et, bien que la piste qu’ils suivaient se mêlât de temps en temps à d’autres, leur œil exercé ne s’y trompa pas une seule fois. Ils avançaient sûrement, sans la moindre hésitation.

Enfin, le quatrième jour, un peu avant le coucher du soleil, ils se trouvèrent en vue d’une colline dont le sommet, formant un large plateau, était couvert de huttes.

Sans-Peur pousse un cri de joie.

— Elle est sauvée ! s’écria-t-il.

En effet, les huttes qui couvraient le sommet de la colline n’étaient autres qu’une Mission, fondée depuis quatre ans par un dévoué et saint missionnaire, qui, à force de persévérance, avait réussi à grouper près de cinq cents familles indiennes, qu’il avait converties au christianisme. Grâce à la parole persuasive du Père Florentin, les Indiens qu’il avait convertis s’étaient mis bravement à travailler la terre, défrichant les pentes de la colline et ensemençant une partie de la plaine qui l’entourait. Leurs instincts sauvages et sanguinaires avaient fait place à une générosité sans bornes. Tout voyageur, blanc ou rouge, qui demandait l’hospitalité à la mission, était traité avec une extraordinaire sollicitude. S’il était blessé, on le soignait et on ne le laissait s’éloigner que lorsqu’il était complètement rétabli. Si, au contraire, il ne réclamait que l’hospitalité d’un jour, il emportait, en s’en allant, des provisions suffisantes pour lui permettre de continuer son voyage au moins pendant quelques jours. Indiens, Européens, maraudeurs, chasseurs honnêtes, tous étaient accueillis par le Père Florentin, sans distinction.

Ce vénérable missionnaire avait près de cinquante ans. Plus de la moitié de sa vie s’était écoulée dans le désert, au milieu de dangers de toutes sortes. Apôtre du Christ, il puisait dans sa foi profonde les forces nécessaires à l’accomplissement de sa sublime mission. L’ascendant qu’il possédait sur les Indiens avec lesquels le hasard l’avait mis en relation était tel, que maintes fois sa parole avait suffi pour faire tomber de la main d’un Peau-Rouge le tomahawk dont il menaçait un ennemi vaincu. On comprendra aisément la joie qu’avait éprouvée Sans-Peur en constatant que celle qu’il avait promis de ramener à son père se trouvait sous la protection du Père Florentin.

Nous avons dit que la Mission était ouverte à tout venant. Sans-Peur et ses deux compagnons n’eurent donc qu’à se présenter pour qu’on les laissât entrer.

— Que désirent mes frères ? leur demanda un Peau-Rouge en souriant d’un air affable.

— Le Père Florentin est-il ici ? répondit le chasseur, frappé des manières douces de l’Indien.

— Le chef de la prière est dans sa hutte, si mes frères veulent bien me suivre, je les conduirai près de lui.

— Un instant, dit Taréas.

Puis, posant une main sur le bras de l’Indien, il lui demanda :

— Mon frère n’est-il pas un chef sioux ?

— Je l’étais, répondit doucement l’Indien.

— Mon frère ne s’appelle-t-il pas le Vautour-Noir ?

— C’est en effet le nom que m’avaient autrefois donné les guerriers de ma tribu ; mais, maintenant, je me nomme Pierre.

— Mon frère était un guerrier renommé ; j’ai même combattu contre lui.

— En changeant de nom, le Vautour-Noir a enterré la hache de guerre ; il n’a plus d’ennemis ; tous les hommes sont ses frères.

— Le Dieu du chef de la prière est donc bien puissant, pour changer ainsi un tigre en agneau ?

Le Peau-Rouge sourit sans répondre.

— Allons, Pierre, dit Sans-Peur, conduisez-nous près du Père Florentin.

— Que mes frères me suivent, dit l’ex-chef des Sioux.

Après avoir marché pendant près de dix minutes, l’Indien fit arrêter les visiteurs devant une hutte que rien ne distinguait des autres ; sauf une petite croix placée au-dessus de la porte.

— Que mes frères entrent, dit le guide en s’effaçant. Sans-Peur et ses compagnons pénétrèrent dans la hutte.

L’ameublement en était rustique, mais d’une propreté extrême, contrairement à ce que sont habituellement les intérieurs indiens.

Devant une table de chêne, un homme était assis lisant un bréviaire. C’était le Père Florentin.

Au bruit que firent les visiteurs en entrant, le missionnaire se leva et salua gracieusement.

— Soyez les bienvenus dans ma pauvre demeure, dit-il en indiquant, de la main, des escabeaux.

Les trois hommes saluèrent et s’assirent.

— Mon Père, dit le chasseur, nous sommes à la recherche d’une jeune fille qui, si je ne me trompe, se trouve en ce moment à la Mission.

Le Père Florentin fixa sur Sans-Peur un regard scrutateur.

— Monsieur, lui dit-il, j’ai en effet recueilli une jeune fille que j’ai trouvée évanouie dans le désert ; mais, bien que je ne mette point en doute la pureté de vos intentions, vous me permettrez, avant de vous la remettre, de vous adresser quelques questions.

— Cette prudence de votre part est extrêmement juste ; je dirai même plus, elle me rassure pour le cas où d’autres que nous, c’est-à-dire des ennemis, viendraient vous réclamer cette personne, car, à moins que ce ne soit son père, ce ne pourrait être que les misérables auxquels elle a si miraculeusement échappé.

— Qu’est-il donc arrivé ? questionna vivement le missionnaire.

— Vous l’ignorez ?

— Comment le saurais-je ? la jeune fille que j’ai trouvée dans la forêt était dans un tel état de prostration que j’ai cru prudent de ne lui faire subir aucun interrogatoire, qui eût pu, en réveillant ses souvenirs, aggraver son mal.

— Vous avez sagement agi. Sachez donc que cette jeune fille se nomme Marthe de Vorcel et est l’enfant du colonel de Royal-Marine, actuellement à Québec, où se trouve le quartier général du marquis de Montcalm.

— Il se pourrait ?…

— Je vous en donne ma parole d’honneur.

— Le chasseur blanc n’a pas la langue fourchue, ajouta Taréas ; ce qu’il dit est vrai.

— Je vous crois, mes amis, je vous crois, dit le Père Florentin ; mais ce que vous m’apprenez est si extraordinaire !…

— Moins que vous ne le supposez.

— Expliquez-vous.

Sans-Peur fit alors le récit de ce qui s’était passé et expliqua comment, selon lui, Marthe de Vorcel avait échappé à la mort.

— Vous devez avoir raison, dit le missionnaire ; cette jeune fille a dû fuir dans un moment d’affolement, épouvantée par l’apparition soudaine des Iroquois.

— Comment est-elle, maintenant ?

— Mieux ; le calme rentre en elle, et dans quelques jours elle sera complètement rétablie.

— Peut-être serait-il prudent de la laisser dans l’ignorance des malheurs survenus.

— C’est indispensable, car elle n’est pas encore remise de la secousse nerveuse qu’elle a éprouvée

— C’est véritablement Dieu qui vous a envoyé sur sa route.

— Je le crois comme vous, car je me rendais à Québec pour faire divers achats, et je remettais ce voyage depuis plusieurs jours, lorsque je me suis décidé tout à coup. Mais, ce qu’il y a d’étrange, c’est que, après avoir fait arrêter les Indiens qui m’accompagnaient, afin qu’ils préparassent le repas du soir, je me suis écarté du campement, poussé par un besoin de solitude dont je ne me rendais pas compte. Après avoir erré sans but, mes regards furent attirés par une forme blanche étendue sur l’herbe à quelques pas de moi, et je constatai avec stupéfaction que c’était une femme privée de sentiments. Je la pris dans mes bras et l’emportai au campement, où elle ne tarda pas à rouvrir les yeux. Ma présence ayant paru la rassurer, je l’engageai à prendre un peu de repos, et je l’amenai ici le lendemain, pendant que quelques-uns de mes Indiens continuaient leur route vers Québec afin de se procurer les objets que je comptais acheter moi-même.

Sans-Peur et Taréas échangèrent un regard de satisfaction mêlé d’une pointe d’orgueil : leurs déductions avaient été justes.

Sans-Peur se leva ; ses compagnons l’imitèrent.

— Où allez-vous ? dit le Père Florentin.

— Nous retournons à Québec, dit le chasseur. M. de Vorcel doit être dans des transes mortelles.

— La nuit va bientôt venir, attendez à demain ; vous partirez au point du jour.

Le chasseur interrogea Taréas du regard…

— Le chef de la prière a raison, dit le Huron. Nous passerons la nuit ici.

— En attendant l’heure du souper, voulez-vous visiter la Mission ? dit le Père Florentin.

— Avec plaisir, répondit vivement le chasseur, que tout ce qu’il avait vu intriguait extrêmement.

Le missionnaire sortit de la hutte avec ses hôtes et les promena autour des habitations de ses indiens.

Partout régnait la plus grande activité. Les femmes préparaient le repas de leurs époux, qui revenaient de la plaine par groupes, riant et causant entre eux. Pas un cri, pas un bruit discordant ne se faisaient entendre. C’était le bonheur calme, la vie champêtre dans toute sa patriarcale grandeur.

— Ces hommes semblent bien heureux, dit Sans-Peur au bout d’un instant.

— Ils le sont, en effet, répondit le Père Florentin.

— Que ne vous doivent-ils pas ?…

— Je leur dois plus encore, car si je leur ai donné les douceurs calmes de la vie matérielle, ils m’ont donné, eux, la suprême félicité du devoir enfin accompli. Grâce à eux, mon passage sur cette terre n’aura pas été inutile, puisque j’ai pu les faire renoncer à leurs sanglantes coutumes et ouvrir leur cœur à l’amour du prochain, qu’ils propagent à leur tour lorsque par hasard ils se trouvent en contact avec leurs anciens frères ; et quand je paraîtrai devant Dieu, j’aurai, pour me faire escorte, les âmes de ceux d’entre eux qui m’auront précédé dans la vie éternelle.

En parlant ainsi, le Père Florentin semblait transfiguré. Ses traits étaient empreints d’une joie céleste qui frappa Taréas.

— Père, lui dit-il, je reviendrai vous voir et vous me parlerez de votre Dieu.

— C’est cela, chef, venez me voir de temps en temps, dit en souriant le missionnaire.

Leur promenade terminée, le Père Florentin et ses hôtes retournèrent à la hutte, où, pendant leur absence, le souper avait été préparé.


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