Tolra, libraire-éditeur (1p. 7-23).


I.

HURONS ET IROQUOIS



Le fleuve Saint-Laurent, appelé primitivement, par les indigènes, Hochelega, fut remonté pour la première fois par Jacques Cartier, qui lui donna le nom qu’il porte aujourd’hui.

Ce fleuve majestueux peut être considéré comme la continuation d’un immense cours d’eau qui part de la petite rivière de Saint-Louis pour aller se jeter dans l’Océan Atlantique, en passant à travers les quatre grands lacs ; il est vrai qu’il change de nom plusieurs fois, selon la région qu’il traverse ; depuis son embouchure dans le golfe Saint-Laurent, où il se jette par 46°, 52° de latitude N. ; 59°, 60° de longitude O., jusqu’à Montréal, il se nomme Saint-Laurent ; de ce point au lac Ontario ou Frontenac, Cat-ahri-kui ou rivière des Iroquois ; Niagara entre l’Ontario et l’Érié ; et enfin rivière du Détroit entre l’Érié et le lac Saint-Clair.

Au-dessus de Montréal, des rapides rendent toute navigation impossible ; seules de légères pirogues, conduites par des pilotes indigènes, peuvent se risquer dans ces parages dangereux.

Quel que soit l’endroit de ce fleuve où l’on se place, on jouit de la plus admirable perspective qui se puisse voir ; mais un des sites les plus magnifiques est sans contredit le goulet formé à quelques lieues de Québec par le lac Brûlé et le cap Tourments, à l’endroit où les eaux denses du Saint-Laurent se rencontrent avec les eaux salées du golfe.

Ce passage, redouté des marins, est hérissé de roches qui rendent la navigation extrêmement périlleuse, et encore ne s’y risquent-ils qu’à la marée haute, car, étant donné le peu de profondeur du fleuve à cet endroit, les plus petits navires n’oseraient passer dans le goulet à la marée basse, même en se servant de la sonde.

Le jour où commence cette histoire, c’est-à-dire le 30 juin 1756, vers cinq heures du soir, un homme se tenait debout, à une portée de fusil du cap Tourments ; les mains croisées sur le haut du canon de sa carabine, les yeux fixés sur le sol, il semblait réfléchir profondément.

Cet homme paraissait âgé de vingt-cinq ans environ ; sa taille haute et bien prise dénotait une force musculaire peu commune ; son visage, bronzé par le soleil et les intempéries, et éclairé par des yeux d’un bleu sombre, était orné d’une courte barbe blonde, et une épaisse chevelure rousse s’échappait de son bonnet de peau de castor. Son costume, fait de peaux de daim, était celui des chasseurs canadiens.

Louis Martel, ainsi qu’il se nommait, était né de parents normands fixés au Canada depuis une trentaine d’années. Dès l’âge de seize ans il avait été séduit par la rude vie des coureurs des bois. Cette existence, si pleine de périls de toutes sortes, plaisait à son caractère énergique et aventureux ; aussi n’avait-il pas tardé à jouir, au désert, d’une réputation d’intrépidité qui lui avait valu le surnom de Sans-Peur, sous lequel nous le désignerons désormais.

Sa présence à l’endroit où nous le présentons au lecteur prouve suffisamment qu’il était digne du nom glorieux que lui avaient donné les Indiens et les coureurs des bois. En effet, à cette époque la France soutenait désespérément une lutte inégale contre l’Angleterre, qui dépensait sans compter les hommes et les millions pour nous arracher le Canada, objet de ses plus ardentes convoitises. Pour s’aventurer ainsi seul dans ces solitudes, il fallait que Sans-Peur fût réellement doué d’un courage à toute épreuve, car les Iroquois, alliés aux Anglais comme les Hurons l’étaient aux Français parcouraient sans cesse les forêts, tuant et pillant, non pour être agréables à ceux qui les employaient, mais afin de satisfaire leur cupidité et leur rage sanguinaire. Les Anglais eux-mêmes redoutaient leurs farouches alliés.

Sans-Peur était depuis une heure absorbé par ses pensées, quand un bruit vague lui fit dresser l’oreille.

Il se pencha en avant en écoutant attentivement.

— Ah ! ah ! fit-il soudain, qu’est-ce que cela ?

Et, d’un bond, il fut abrité derrière un rocher, le doigt sur la gâchette de son fusil.

Le bruit se rapprochait de plus en plus, et le Canadien distingua bientôt les pas précipités de plusieurs hommes.

Tout à coup, un Indien passa comme une flèche à travers un fourré et s’embusqua derrière un rocher, à dix pas à peine du chasseur, qui avait du premier coup d’œil reconnu un guerrier huron.

— Bon ! pensa Sans-Peur, il est poursuivi par des Iroquois ; nous allons rire.

Soudain, huit Peaux-Rouges bondirent à travers les halliers et s’arrêtèrent, hésitants, à vingt pas du roc derrière lequel s’était réfugié le Huron.

Ce dernier, n’écoutant que son courage, au lieu d’attendre la décision qu’allaient prendre ses ennemis, leur envoya une balle : un Iroquois, frappé en pleine poitrine, fit un bond de tigre et retomba la face contre terre.

Les autres poussèrent un cri de rage et s’élancèrent vers le rocher sur lequel le Huron, les yeux étincelants, les attendait, le couteau à la main.

Mais au moment où ils s’élançaient, une balle tirée par Sans-Peur jeta le désordre parmi eux.

Presque aussitôt, le chasseur déchargea ses pistolets abattant encore deux guerriers, puis il se rua sur les Iroquois, le couteau au poing.

En voyant ce secours inattendu, le Huron poussa son cri de guerre, fonça sur ses ennemis, qui, épouvantés par cette attaque imprévue, s’enfuirent en laissant quatre des leurs sur le terrain.

— Ma foi ! dit joyeusement le Canadien, il était temps que je me misse de la partie !

Mais au lieu de partager la gaieté de son sauveur, le Huron le regarda fixement pendant quelques minutes, puis, posant l’index de sa main droite contre la poitrine du chasseur, il lui dit d’une voix que l’émotion faisait trembler :

— Taréas est un grand chef ! Le chasseur blanc lui a sauvé la vie, il ne l’oubliera pas.

— Bah ! fit en riant Sans-Peur, cela ne vaut pas la peine d’en parler.

— Le chasseur blanc veut-il me dire son nom ? reprit l’Indien.

— Je n’y vois pas d’inconvénient : je me nomme Sans-Peur.

L’Indien recula d’un pas et considéra le Canadien avec admiration.

— Sans-Peur ! s’écria-t-il enfin. Mon frère est ce célèbre chasseur !

— Pourquoi vous le dirais-je s’il en était autrement !

— Dans huit soleils, tous les Hurons sauront que Sans-Peur a sauvé leur chef.

Puis, détachant de son cou une amulette formée d’une griffe d’ours-gris, suspendue à un mince cordon de cuir, il la lui présenta.

— Que mon frère prenne ce Wampum, dit-il ; il n’aura qu’à le montrer aux Hurons pour qu’ils lui obéissent comme à moi-même.

Sans-Peur prit l’amulette avec un vif mouvement de joie et la passa à son cou.

Cette amulette pouvait, à un moment donné, lui être fort utile ; aussi remercia-t-il sincèrement le Huron, à qui, à son tour, il offrit son couteau.

— Merci, dit le chef, mais que mon frère prenne le mien, car un guerrier doit toujours être armé.

Puis, prenant les deux mains du chasseur dans les siennes, il le baisa sur les yeux et sur la bouche.

Ces deux hommes étaient désormais liés d’une amitié que rien ne devait briser.

Taréas n’était pas, comme le chasseur, un homme de haute stature ; mais sa taille, bien que ne dépassant pas la moyenne, semblait douée d’une vigueur peu ordinaire ; de plus, son regard noir et fier avait quelque chose de magnétique qui faisait pressentir une intelligence supérieure, et, quoiqu’il eût à peine trente ans, on n’était nullement étonné, dès qu’on le voyait, d’apprendre qu’il fût le grand chef des Hurons, cette nation courageuse qui nous rendit tant de services pendant la longue et sanglante guerre que nous eûmes à soutenir contre les Anglais.

Après un instant de silence, Sans-Peur questionna le chef.

— Comment se fait-il que je vous aie trouvé ainsi aux prises avec les Iroquois ?

— Je suivais leur piste depuis ce matin, quand le hasard nous a mis en présence ; mais avant de fuir, ajouta orgueilleusement le chef, j’en ai tué deux.

— Où avez-vous laissé vos guerriers ?

— Ils me suivaient et ne doivent pas être éloignés.

— S’ils vous suivaient, pourquoi ne vous sont-ils pas venus en aide ?

— Le pied d’un chef est agile ; un guerrier ne saurait aller aussi vite que Taréas.

— Bon ! Je comprends ; vous les aviez laissés en arrière.

— Oui.

— Où comptez-vous aller ?

— Je vais rejoindre mes jeunes hommes, qui ont certainement suivi ma piste.

En ce moment, un bruit vague, indéfinissable, frappa les oreilles des deux interlocuteurs, qui restèrent silencieux pendant quelques minutes.

Enfin, Tardas releva la tête.

— Nous n’avons rien à craindre, dit-il, ce sont mes guerriers.

Une dizaine de minutes s’étaient à peine écoulées, qu’une vingtaine de Hurons arrivaient au pas de course.

En apercevant leur chef en compagnie d’un blanc, ils froncèrent les sourcils d’une manière menaçante ; mais Taréas, prenant une main du Canadien, leur dit gravement :

— Guerriers hurons, le Visage-Pâle que vous voyez a sauvé votre chef au péril de sa vie ; aimez-le et respectez-le comme moi-même.

Les Hurons s’inclinèrent respectueusement.

— Son nom, reprit Taréas, mes fils le connaissent. Il se nomme Sans-Peur.

En entendant ce nom célèbre, un frisson courut parmi les Indiens, qui contemplèrent le chasseur avec une vive admiration.

— Sans-Peur est un grand guerrier, dit alors un Huron, et puisqu’il a sauvé la vie à notre chef bien-aimé il peut compter sur nous : soit de jour, soit de nuit, nous seront prêts à accourir à son appel.

— Merci, Huron ! dit le Canadien ; je prends acte de votre promesse.

— Mon frère veut-il me dire où il allait quand je l’ai rencontré ? demanda Taréas en posant une main sur l’épaule de Sans-Peur.

— Pourquoi cette question, chef ?

— Mon frère peut garder son secret ; ma question n’avait pas d’autre but que de lui proposer de l’escorter avec mes guerriers.

— Ma foi ! vous êtes assez l’ami des Français pour que je ne vous cache pas le but de mon voyage : je me rends à Québec, près du général en chef, afin de lui rendre compte d’une mission dont il m’a chargé.

— Bon ! j’accompagnerai le chasseur blanc, car j’ai relevé des pistes d’Iroquois et je ne veux pas qu’il tombe dans une embuscade.

— Partons donc, car je devrais être déjà arrivé.

Sans-Peur jeta son fusil en bandoulière et s’enfonça sous le couvert de la forêt, suivi par Taréas et ses guerriers.

Sur ces entrefaites, le soleil s’était couché, et la nuit venait rapidement ; mais le chasseur et ses amis avançaient avec autant d’assurance que s’ils eussent marché en plein jour.

Ils étaient en route depuis près de deux heures, quand Sans-Peur s’arrêta brusquement, penchant le corps en avant ; mouvement imité aussitôt par le chef huron dont les guerriers avaient fait halte sur un signe de lui.

L’endroit où ils se trouvaient était complètement dépourvu de broussailles. Seuls, d’énormes blocs de roc s’élevaient de loin en loin ; les arbres, d’une hauteur prodigieuse, formaient un immense dôme de verdure que, pendant le jour, le soleil ne parvenait que difficilement à percer ; aussi, à cette heure avancée, l’obscurité était-elle profonde ; mais les Indiens ont ceci de particulier que leur vue perçante peut fouiller les ténèbres, à travers lesquelles ils voient distinctement des objets que les Européens n’apercevraient même pas ; de plus, ils sont doués d’une ouïe si subtile qu’ils perçoivent à de longues distances les bruits les plus légers.



Sans-Peur, à force de vivre dans les bois, avait fini par acquérir ces deux facultés si précieuses au désert.

Après avoir écouté pendant quelques secondes, il étendit le bras vers un chaos de rochers s’élevant à quelques pas, et, bondissant comme un élan, il disparut derrière les rochers, suivi de Taréas dont les guerriers s’étaient blottis derrière les quartiers de rocs qui accidentaient le terrain.

À peine dix minutes s’étaient-elles écoulées depuis que Sans-Peur et les Hurons s’étaient cachés, qu’ils virent apparaître à travers les arbres les formes encore indistinctes d’une trentaine d’indiens qui avançaient, non pas en file indienne, c’est-à-dire les uns derrière les autres, mais en ligne, les fusils en avant : c’étaient des Iroquois.

Taréas se pencha vers Sans-Peur et lui souffla à l’oreille :

— Niocébah !

Sans-Peur tressaillit.

Niocébah était un chef iroquois dont l’audace, le courage et la cruauté avaient rendu le nom redoutable à tous les colons de la Nouvelle-France.

Soudain, le chasseur fit un geste comme pour avancer, mais Taréas le retint par le bras.

Sans-Peur avait distingué, à une vingtaine de pas en arrière de la ligne formée par les Iroquois, quatre guerriers au milieu desquels marchait un blanc, qu’à sa taille peu élevée et à son visage imberbe il reconnut pour un jeune homme, presque un enfant.

Il était évident pour Sans-Peur que Niocébah, après avoir accompli un de ces actes de violence dont il était coutumier, profitait des ténèbres pour opérer sa retraite en emmenant un captif afin d’en faire un otage au cas où sa sécurité l’exigerait.

Le chasseur échangea quelques mots à voix basse avec Taréas ; le chef sourit, fit un geste d’assentiment et, se couchant sur le sol, il s’éloigna en rampant comme un serpent, sans que le plus léger bruit trahit cette manœuvre.

Cependant, les Iroquois se rapprochaient de plus en plus ; bientôt, ils ne furent plus qu’à cinquante pas des roches ; mais, sur un signe de leur chef, ils firent halte et s’embusquèrent derrière les arbres avec la rapidité de l’éclair.

Seul, Niocébah resta à découvert ; il jeta son fusil en bandoulière et, le sourire aux lèvres, fit encore quelques pas.

Sa sagacité lui avait fait pressentir la présence de ses ennemis.

Arrivé à une courte distance des rochers, il fit de la main un geste gracieux en disant :

— Mes frères sont les bienvenus ; mais pourquoi, au lieu de continuer leur chemin, se sont-ils embusqués ainsi ?

Après avoir prononcé ces paroles, le chef Iroquois se tut, attendant une réponse, mais cette réponse ne vint pas.

— Allons, reprit Niocébah, je vois que je me suis trompé ; je croyais avoir devant moi des guerriers courageux et je n’ai affaire qu’à des femmes peureuses.

Ce sanglant sarcasme n’obtint pas davantage de réponse.

— Bon ! reprit-il, ce ne sont pas même des femmes : ce sont des chiens français ; je donnerai l’ordre à mes jeunes hommes de les fouetter à coups de baguette et ils s’enfuiront en hurlant de frayeur.

Cependant, Taréas ne le perdait pas de vue. Tout en rampant sur le sol, il avait donné ses ordres à ses guerriers ; et quand Niocébah eut fini de parler, il se dressa d’un bond en disant :

— Les Iroquois sont des chiens ; ils vont mourir !

Et, d’un geste prompt comme la pensée, il épaula son fusil et tira. Si rapide qu’eût été ce mouvement, Niocébah avait eu le temps de se baisser ; mais une balle envoyée par Sans-Peur le jeta sur le sol.

Exaspérés par la mort de leur chef, les Iroquois se ruèrent sur Taréas, qui les attendait le tomahawk à la main ; mais les Hurons bondirent à leur tour et les enveloppèrent. En quelques minutes, les guerriers de Niocébah furent étendus morts ou blessés.

Sans-Peur s’était précipité vers les quatre Indiens qui entouraient le captif, et en avait abattu deux à coups de pistolets ; leurs camarades lâchèrent pied et s’enfuirent à toutes jambes.

Le chasseur courut alors au prisonnier, dont il trancha les liens ; mais il n’eut pas plutôt examiné son visage qu’il poussa un cri de surprise :

— Quoi ! c’est vous, monsieur Louis ? s’écria-t-il.


Sans-Peur tenta de le consoler…

Le jeune homme ne répondit pas. Des larmes coulaient silencieusement sur ses joues pâles.

— Que s’est-il passé ! lui demande Sans-Peur, en proie à un terrible pressentiment.

Le jeune homme fit un effort et parvint enfin à répondre.

— Ah ! Sans-Peur, dit-il, les Iroquois ont attaqué notre villa et égorgé ma mère et ma sœur.

— Que dites-vous là ? s’écria le chasseur atterré.

— La vérité, hélas !

— À quel moment cette attaque a-t-elle eu lieu ?

— Vers sept heures.

— Mais vos serviteurs ?…

— Ils se sont fait tuer courageusement en nous défendant.

— Il nous faut à peine une heure pour atteindre la villa, nous allons partir immédiatement… Peut-être ne sont-ils pas tous morts.

En ce moment, Taréas s’approcha ; son visage était sombre et ses yeux lançaient des éclairs.

— Qu’avez-vous donc, chef ? lui demanda Sans-Peur, frappé de cet air sinistre.

— Mes guerriers ont pris les chevelures des Iroquois, dit-il.

— Est-ce là ce qui vous préoccupe ainsi ?

— Non.

— Alors, expliquez-vous, car je ne comprends rien à votre mine lugubre.

— Niocébah a disparu, dit le chef d’une voix sourde.

— Je croyais pourtant bien l’avoir tué.

— Il n’était que blessé et il a profité du combat pour s’enfuir ; mais il n’ira pas loin, car je vais me mettre sur sa piste.

— Bah ! laissez-le aller ; nous le retrouverons.

— Un ennemi mort n’est plus à craindre, dit sentencieusement le chef.

— Je regrette qu’il vous tienne tant au cœur, car je voulais vous demander un service.

— Un service… Que mon frère parle, les oreilles d’un ami sont ouvertes.

— Je voulais vous demander de venir avec moi pour accompagner ce jeune homme.

— Mon frère le connaît donc ?

— C’est le fils du colonel de Vorcel.

— Taréas connaît le chef pâle dont parle mon frère, Il sera heureux de faire quelque chose pour son fils bien-aimé.

— Partons donc sans plus tarder ; dans une heure nous serons arrivés.

Le chef rassembla ses guerriers et suivit Sans-Peur, qui s’éloignait donnant le bras au fils du colonel.

Il était près de minuit quand ils arrivèrent à la villa, sur laquelle planait un silence funèbre.

Les portes et les fenêtres étaient brisées ; dans les corridors, les cadavres de huit domestiques étaient étendus, pâles, sanglants et rigides.

— Ah ! les démons ! rugit Sans-Peur.

Mais en entrant dans une salle du rez-de-chaussée, il ne put retenir un cri de stupéfaction.

Un domestique était étendu sur le sol, garrotté et bâillonné. Que signifiait cette mansuétude des Iroquois ?

Il s’empressa de délivrer le pauvre diable, qui roulait des yeux agrandis par l’épouvante ; mais, malgré ses questions réitérées, il ne put tirer de lui que des mots sans suite.

— Laissons-le se remettre de sa frayeur, dit le chasseur ; tout à l’heure il n’y paraîtra plus.

Et suivi du jeune homme, il monta au premier étage ; là, un spectacle horrible s’offrit à sa vue : Mme de Vorcel était étendue devant la porte de sa chambre, le crâne fracassé par une balle.

Le jeune Louis s’agenouilla près de sa mère en poussant des cris déchirants.

Le chasseur prit la morte dans ses bras et la porta sur son lit,

Le jeune homme, la poitrine soulevée par des sanglots convulsifs, se jeta à corps perdu sur le sein de sa mère.

— Oh ! maman, maman ! criait-il en couvrant de baisers frénétiques le visage de la morte.

Sans-Peur tenta de le consoler par de douces paroles, mais ce fut en vain.


Le domestique commençait à se remettre.

Enfin, épuisé par la douleur, le malheureux tomba inanimé sur le parquet.

Sans-Peur le porta sur un divan, où il ne tarda pas à reprendre ses sens ; alors ses pleurs redoublèrent.

— Les larmes soulagent, dit le chasseur à Taréas qui semblait très ému ; laissons-le seul et continuons à visiter la maison.

Une demi-heure plus tard, Sans-Peur et le chef huron étaient face à face dans une pièce du rez-de-chaussée, semblant se consulter du regard.

Malgré les plus actives recherches, ils n’avaient pu découvrir le corps de la sœur de Louis, que celui-ci prétendait avoir été tuée.

— Eh bien, chef, quel est votre avis ? dit tout à coup le chasseur.

— Le Vierge pâle n’est pas morte, répondit nettement le Huron.

— Pourtant, elle n’a pas été emmenée prisonnière ; elle eut été avec son frère.

— Taréas saura, dit le chef.

— Que voulez-vous dire ?

Le chef sourit sans répondre.

Le chasseur connaissait trop bien les Peaux-Rouges pour insister. Il comprit aussitôt que Taréas avait un plan.

Il se rendit alors près du domestique, qui commençait à se remettre de sa violente émotion, mais dont la mémoire n’était pas encore assez nette pour qu’on pût lui faire subir un interrogatoire.

— Chef, dit-il à Taréas, restez ici avec vos guerriers ; moi, je vais me rendre à Québec pour prévenir le colonel de Vercel. C’est une rude commission, mais il est Impossible de tarder davantage.

— Quand mon frère reviendra-t-il ? demanda le chef.

— Au lever du soleil. Québec n’est qu’à cinq lieues d’ici ; en marchant vite, c’est l’affaire de deux heures.

— Mon frère n’aura pas besoin de courir, dit en souriant Taréas.

Et de la main il assigna un cheval tout sellé qu’un guerrier amenait devant la porte.

— Tiens ! fit le chasseur, il paraît que les Iroquois n’ont pas visité l’écurie.

Et d’un bond il fut en selle.

— Ainsi, chef, je peux compter sur vous ? dit-il en tendant la main à Taréas.

— Que mon frère parte tranquille ; il me retrouvera ici avec mes guerriers.

— Merci !

Et rendant la main à son cheval, Sans-Peur sortit de la cour et partit à toute bride dans la direction de Québec, où le marquis de Montcalm avait établi son quartier général.

En entrant dans la ville, il fut arrêté par une patrouille.

— Eh ! l’ami lui cria le sergent, où donc allez-vous si vite ?

— Je me rends près du colonel de Vorcel, répondit Sans-Peur ; pouvez-vous m’indiquer la maison qu’il habite ?

— Certainement, et si c’est pour le service du roi, un de mes hommes va vous y conduire.

— Soit, mais dépêchez-vous, car je suis pressé.

— Bellerose, dit le sergent en s’adressant à un de ses soldats, conduis ce chasseur chez le colonel ; tu nous rejoindras au poste.

Dix minutes plus tard, Sans-Peur frappait à la porte d’un hôtel de somptueuse apparence, et bientôt un domestique venait ouvrir en se frottant les yeux et en grommelant :

— En voilà une idée de venir ainsi réveiller les gens en milieu de la nuit.

— Trêve de récriminations, dit sèchement le chasseur, et conduisez-moi près de votre maître.

— Dites-moi au moins votre nom, afin que je vous annonce, car mon maître ne reçoit pas ainsi le premier venu, surtout à une pareille heure.

— Dites-lui que Sans-Peur a besoin de lui parler immédiatement.

Le valet s’éloigna, mais sans inviter le chasseur à entrer.

M. de Vorcel ne fut pas peu étonné en apprenant que celui qui venait troubler son sommeil était le célèbre Sans-Peur, qu’il connaissait d’ailleurs beaucoup, car M. de Montcalm employait les chasseurs comme batteurs d’estrade ; et Sans-Peur était le préféré du général en chef, qui l’avait, quelques jours avant, chargé d’une mission importante. Comme toutes les suppositions qu’il aurait pu faire ne lui auraient pas appris le motif de cette visite nocturne, il donna l’ordre qu’il fût introduit dans sa chambre à coucher.

— Pourquoi diable venez-vous me réveiller ainsi ? lui demanda-t-il d’un ton bourru.

— Mon colonel, dit gravement Sans-Peur, un grand malheur vient d’arriver à la villa.

— Hein ! fit le colonel en pâlissant, que dites vous ?

— Je dis que vous êtes un homme et que vous devez avoir du courage.

— Mais vous me faites mourir ! s’écria M de Vorcel ; expliquez-vous clairement.

Le chasseur s’inclina et fit le récit de ce qui s’était passé.

Lorsqu’il eut terminé, le colonel était d’une pâleur livide. Pas un mot, pas un cri ne sortirent de ses lèvres blêmies.

Sans-Peur le regardait ; ému de cette douleur d’autant plus poignante qu’elle était muette.

Soudain, le colonel bondit hors de son lit et appela son domestique pour qu’il lui passât ses habits.

— Vous allez venir avec moi, n’est-ce pas ? dit-il à Sans-Peur d’une voix brève.

— Je suis à vos ordres, mon colonel ; mais j’ai à rendre compte, au général, d’une mission dont il m’a chargé.

— Nous irons ensemble.

En moins de deux minutes, le colonel fut prêt à partir.

— Venez, dit-il au chasseur.

Les deux hommes sortirent et se dirigèrent vers l’hôtel du général.

Dès que M. de Montcalm eut appris l’horrible drame qui s’était passé à la villa, il prit dans les siennes les mains glacées du colonel, et, au lieu de ces phrases banales de condoléances que certaines gens croient devoir adresser en pareil cas, il lui dit simplement :

— Partez, mon ami, et si vous retrouvez les assassins, comptez sur moi pour en tirer une vengeance éclatante !

Le colonel remercia son chef et se retira avec Sans-Peur.

À peine dehors, ils sautèrent en selle et partirent à fond de train, sans échanger une parole.

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