CHAPITRE VIII

RITA À L’APOGÉE DE LA TOURMENTE REVIENT DANS SA PATRIE


Sur les champs de bataille, c’était toujours la guerre dans sa plus tragique réalité. Le sang coulait à flots et la mort continuait de jeter de tous côtés deuils et désolations. On aurait vraiment dit qu’un souffle de rage avait passé sur ces lieux, poussant chacun à s’entretuer dans une lutte sans merci. Les généraux qui s’étaient effrayés de la tournure des événements, avaient préparé une offensive qui devait assurer la paix par une victoire française. Or, comme Jean Desgrives était déjà hautement reconnu et avec justice pour ses vastes capacités, ce fut à lui que l’on confia secrètement ces plans précieux. Jean qui comprenait plus que tout autre la gravité de la situation, concentrait tout son esprit à les étudier. Voilà pourquoi complètement absorbé par ce travail, il ne s’aperçut pas, un matin, que quelqu’un à pas précipités s’approchait de son bureau. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’en relevant la tête, il vit la porte s’ouvrir pour livrer passage à Rita.

— Jean ! ne put-elle s’empêcher de s’écrier : Quel bonheur pour moi de vous revoir. Puis incapable de maîtriser son émotion, elle se sentit défaillir. Celui-ci qui n’avait pas été sans remarquer sa pâleur extrême s’était empressé de la secourir. Alors profondément bouleversé, il balbutia ces quelques mots :

— Rita ! quelle étrange chose que la vie, comme les jours d’autrefois se sont assombris, la terre maintenant semble endeuillée, on dirait que le monde agonise… Oui… tout a bien changé… Moi, qui avais rêvé d’être toujours auprès de toi, j’aurais bien ri, va, de celui qui m’aurait dit que bientôt nous serions séparés pour nous retrouver dans de telles circonstances : tu es souffrante et plus que ne le disaient tes lettres.

Oh ! pourquoi n’es-tu pas revenue plus tôt ? Si tu savais combien je souffre de te voir ainsi !… Il est urgent que je m’occupe de toi. Je ne négligerai rien pour que tu retrouves la santé, tu sais quelle place tu occupes maintenant dans ma vie…

À ces mots, Rita se sentit renaître à l’espérance, le doute sembla s’évanouir et dans un élan de son cœur amoureux, elle reprit :

— Jean, mon bien-aimé, puisque je vous retrouve, que m’importe le reste, je sais bien que ce bonheur vaut plus que la santé même… C’est là le seul remède à mes maux… Si vous saviez combien j’ai souffert loin de vous, mais enfin Dieu nous a réunis, cette fois puisse-t-il ne jamais plus nous séparer…

Jean tressaillit, mais il réprima vite cette faiblesse. Décidé plus que jamais à pousser jusqu’au bout son héroïque et noble sacrifice, il ne lui laissa rien deviner du changement qui s’était opéré dans son cœur.

Remis enfin de son émotion et ne pouvant comprendre comment Rita avait pu s’introduire ainsi dans son cabinet de travail, il se disposait à la questionner, lorsque celle-ci devinant sans doute sa pensée s’empressa de lui dire :

— Cela vous semble sans doute étrange que j’aie pu me rendre ainsi jusqu’à vous. Je vais, dès l’instant vous expliquer mon geste. Voici : comme il y avait déjà assez longtemps que je sollicitais cette entrevue, et qu’on semblait disposé à me faire attendre longtemps encore, je profitai d’une distraction du garde pour forcer la consigne et me faufiler jusqu’à vous comme une voleuse. Vous me pardonnez sans doute, Jean, puisque c’est la hâte de vous revoir qui m’a fait agir ainsi.

— Non seulement, je vous excuse Rita, mais soyez assurée que je suis très touché de la marque d’affection que vous me témoignez. Cependant il est de mon devoir de vous dire que vous avez commis, là, une très grave imprudence. Vous avez oublié, sans doute, que la consigne est très sévère en temps de guerre. Pénétrer de cette manière dans le cabinet de travail d’un général pourrait peut-être plus tard, nous causer bien des ennuis. Les espions, dans ces circonstances, sont très vigilants, comme il se trouve ici un plan de bataille gigantesque qui doit même décider du sort de la France, vous seriez gravement compromise, si ces documents venaient à disparaître. Il est évident qu’advenant ceci, la justice exigerait des renseignements sur votre visite. Sans doute, vous n’auriez pas à craindre une condamnation, car vous êtes Française. Toutefois il ne serait pas moins ennuyeux pour vous d’avoir à répondre à toutes ces longues procédures. Il me plaît d’espérer que mes craintes en ce moment sont tout à fait exagérées. Comme sage mesure de prudence il est important que tout ceci reste entre nous un secret absolu. Pour cela, il vous faut à tout prix sortir en trompant de nouveau la surveillance du garde. Le moyen que je vais vous suggérer, vous permettra de fuir sans danger et sans difficulté. Voici : Il se trouve dans mes appartements un passage secret qui vous évitera toute rencontre importune, mais là encore il faut que le silence le plus strict soit gardé ; car si notre secret était découvert, je serais à mon tour dans une impasse excessivement compromettante.

— En ce cas, reprit aussitôt Rita, je ne peux accepter cette proposition ; étant la seule coupable, je ne veux pas que vous vous exposiez pour moi à d’inutiles dangers, je supporterai toute seule les responsabilités de mon imprudence.

— Pourtant la suggestion que je viens de vous faire est bien la seule qui élimine pour nous ces dangers peut-être imaginaires. Cet assaut gigantesque est sur le point de se déclencher, comme je n’ai pas le droit de laisser pénétrer personne dans mes appartements, vu les circonstances, il est donc nécessaire pour moi-même que votre visite reste inaperçue. Songez que l’efficacité de cette attaque est basée sur la rapidité de l’exécution, et vous comprendrez qu’il serait désastreux s’il me fallait, pour obéir à la consigne, subir moi-même ces longs interrogatoires. Vous vous devez donc de vous rendre à mes désirs.

— Vraiment, Jean, l’exposé clair et précis que vous venez de me donner me montre cette fuite comme un devoir. Je vous obéirai puisqu’il le faut ; mais je vous jure, que si un jour mon imprudence vous attirait quelques ennuis, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour subir seule le châtiment de cette faute.

— Je vous en prie, Rita, ne vous désolez pas ainsi pour de vagues appréhensions ; nous n’en subirons jamais aucune conséquence fâcheuse, je l’espère bien.

— Je veux également l’espérer, mais avant de vous quitter permettez-moi de vous remercier encore une fois pour tout ce que vous avez fait pour moi, et veuillez croire à mon éternelle reconnaissance.

Sans plus d’hésitation, ayant écouté les dernières recommandations de Jean Desgrives, Rita disparut par le passage secret.

Lorsqu’elle se retrouva sur la route qui conduisait au château de la Roche-Brune, de nouveau l’angoisse envahit son âme. Elle souffrait atrocement en se rendant compte que le destin l’avait faite rivale de sa protectrice. Elle aurait bien voulu ne plus avoir dans son cœur cet amour qui la brûlait, et pleine de crainte, elle franchissait de nouveau les allées de ce splendide jardin où leurs amours avaient commencé. Là à la faveur de l’obscurité de la nuit, elle put contempler l’éclat féerique de toutes ces lumières qui ornaient le château pour la réception donnée en son honneur. De nouveau heureuse et malheureuse tout à la fois, c’est avec une extrême lenteur qu’elle s’avançait, éprouvant une certaine répulsion à pénétrer dans ce château. L’éblouissement de cette fête lui donnait le vertige et vu son état d’âme, elle préférait passer inaperçue. Elle contourna donc le grand escalier de marbre et s’enfonça dans le sentier qui longeait le château pour arriver bientôt à l’entrée réservée aux domestiques. Elle sonna… Presque aussitôt la porte s’ouvrit et la vieille servante en l’apercevant, s’écria :

— Mademoiselle, mais quelles raisons vous ont forcée à choisir cette entrée obscure ? Je vous assure que la baronne en éprouvera certainement une profonde déception, c’est en votre honneur, chère enfant, que le château a pris en ce moment ce somptueux aspect de fête.

— Vraiment, reprit Rita, toute surprise, mais, madame, je suis indigne d’un si grand honneur.

— Ne parle pas ainsi, Rita, s’écria la baronne qui, en passant par hasard, avait entendu et reconnu sa voix. Vraiment si je n’étais pas ivre du bonheur que me cause ton retour après une si longue absence, je te gronderais sûrement pour ta manière d’agir en cette circonstance, mais je suis trop heureuse, continua-t-elle en la pressant sur son cœur et l’embrassant avec tendresse.

Rita frissonna sous l’effet de ce baiser affectueux. Son âme se révoltait à la pensée qu’un jour le destin briserait peut-être à jamais cette amitié, et que forcée par son amour, elle semblerait payer d’ingratitude tous les bienfaits que lui prodiguait sa protectrice.

On comprend facilement qu’avec de tels sentiments, il était impossible à la pauvre Rita de cacher son trouble, de simuler sa gaité coutumière. La baronne s’aperçut de son malaise, mais elle crut que la maladie seule en était la cause. Elle ne s’en inquiéta donc pas davantage. Mais lorsqu’elle eut reconduit la jeune fille à ses appartements, et quelle put la contempler sous l’éclat des lumières, sa pâleur l’effraya, et, sur le ton d’un doux reproche, elle lui dit :

— Rita, ma pauvre petite, tu n’aurais pas pousser si loin ton dévouement, tu n’es plus que l’ombre de toi-même. Je m’aperçois que j’ai commis une grande erreur en organisant pour ce soir un concert que tu n’es certes pas en mesure de présider ; j’aurais dû prévoir que ta fatigue et ta maladie exigeraient, dès ton arrivée, un long repos. Mais malheureusement j’ai trop écouté les sollicitations de ceux qui étaient anxieux de t’entendre. Maintenant, ce qu’il me reste à faire pour réparer ma faute, c’est de chercher à atténuer leur déception, en leur promettant pour plus tard le régal artistique espéré. Tu me pardonneras sans doute mon manque de réflexion, pourquoi cette fois encore, c’était dans le seul but de soulager les misères de guerre, que je voulais exploiter tes talents artistiques.

— Vraiment, madame je ne voudrais pour aucune considération, vous causer à vous et à ce public indulgent, cette déception ; et plus j’en éprouve même un certain plaisir, sachant à quelle œuvre utile sont destinés les bénéfices. Vous voyez que loin de vous blâmer, je vous remercie plutôt d’avoir, par amitié pour moi, attaché tant d’importance à mes modestes talents.

— Rita, si j’étais la seule à proclamer tes qualités, tu pourrais peut-être croire que c’est mon profond attachement qui exagère à mes yeux tes mérites. Heureusement que toute la presse en est avec moi pour proclamer ton extraordinaire talent.

— Madame, je crois qu’il est de mon devoir de chanter afin de ne pas décevoir vos invités.

— Vraiment, Rita, je voudrais bien ne pas avoir à t’imposer ce surcroît de fatigue ; je ne me pardonnerai jamais, si à cause de ce concert, ton état devait s’aggraver.

— Ne craignez rien, madame, d’ailleurs, ne serai-je pas la seule responsable, puisque je suis entièrement libre d’accepter ou de refuser.

— Pour cela, il me plaît avant de te quitter de te répéter encore une fois que tu es entièrement libre d’agir comme il te plaira. Si au dernier moment tes forces te trahissent, n’hésite pas un seul instant à faire contremander ce concert. Songe que le contraire me blesserait… tu sais quel intérêt je te porte ?… »

Ayant formulé ces derniers avertissements, la baronne comprenant qu’un peu de solitude serait salutaire à la jeune fille, jugea bon de la quitter.