CHAPITRE IX

TERRIBLES RÉVÉLATIONS. Le DERNIER CONCERT DE RITA


De tous côtés, on était venu entendre Rita. Son nom déjà illustre avait produit un effet magique. Pas une place n’était libre dans la spacieuse salle du château de la Roche-Brune. À cet instant, on aurait vraiment dit que tous les auditeurs étaient venus là essayer d’oublier les horreurs de cette épouvantable guerre.

Rita, dont les talents extraordinaires attiraient cette foule, complétait à ce moment les derniers préparatifs pour son entrée en scène lorsque son attention fut attirée par des voix qui semblaient venir des pièces voisines. Tout d’abord, elle n’y prêta qu’une indifférente attention, mais lorsqu’elle reconnut que ces voix n’étaient autres que celles de la baronne et de Jean, une violente émotion s’empara d’elle, et sans crainte d’être indiscrète, elle se dirigea vers la porte qu’elle entrouvrit. Là, dissimulée sous les épaisses portières de velours, elle ne perdit pas un mot de l’entretien que voici :

— Jean, disait la baronne, je suis très heureuse que vous rehaussiez, par votre présence l’éclat de cette fête ; vraiment j’aurais été désolée au plus haut point de vous voir décliner l’invitation qu’à la hâte j’ai dû vous faire.

— Je dois vous avouer, Lucia, qu’en effet mon temps est excessivement précieux ; mais en me rendant à votre invitation, je veux simplement prouver que le château de la Roche-Brune exerce sur moi un attrait auquel je ne puis résister.

— Je comprends fort bien, répondit la baronne qui voulait à tout prix connaître le fond de sa pensée, son site est si enchanteur… Je regrette beaucoup que la lune qui s’obstine à rester cachée sous les épais nuages vous empêche de jouir de son magnifique panorama… Je suis tout de même très heureuse de votre appréciation, je vous en remercie… Vous n’ignorez pas sans doute, qu’il est toujours agréable pour une femme d’entendre vanter par un gentilhomme tel que vous, les charmes de sa demeure… Aussi vous ririez sans doute de bon cœur si je vous affirmais qu’un jour, une femme fut Jalouse de son château, l’accusant d’exercer plus de charmes et d’attrait qu’elle même…

— Lucia, je rirais vraiment de bon cœur, si je ne comprenais pas l’ironie de vos paroles, mais devinant dans quel but vous les prononcez je me vois forcé de me taire… Il est dans mon cœur un secret qui m’y autorise…

— Sachant, que je suis comprise, il serait malséant pour moi d’insister davantage, je devine à mon tour toute l’importance de votre secret. Puisse-t-il semer avec autant de libéralité les consolations, qu’il sème le désespoir…

— Ah ! taisez-vous, Lucia, taisez-vous ! Faut-il vraiment que, de tous côtés.je sois accablé ? n’y a-t-il pas une limite à ma douleur ?… Oui je souffre… je souffre à tel point que j’ai peur que mon bras affaibli par cette souffrance ne puisse brandir avec autant d’efficacité qu’autrefois, l’épée destinée à défendre la France… Oui, Lucia, il y a dans mon cœur un tel abîme de désolation que je voudrais, après avoir réussi à libérer la France de ses oppresseurs, être mortellement frappé d’une balle, afin de ne pas avoir à supporter plus longtemps l’affreux supplice auquel je ne puis me soustraire…

— Jean, à mon tour je vous prie de vous taire ; vraiment vos paroles me remplissent d’une terreur indescriptible… N’y a-t-il aucun espoir que je connaisse votre secret ? En toute franchise, il me semble que vous paraissez en exagérer les conséquences et qu’il est impossible que l’avenir soit pour vous aussi sombre.

— Hélas ! je n’exagère rien ; si ma conscience ne m’empêchait pas de vous dévoiler mon secret, vous verriez jusqu’à quel point la vie peut être cruelle pour moi… Ces paroles pourront peut-être un jour vous faire deviner ce que je suis forcé de vous cacher en ce moment : permettez-moi, Lucia, de n’en laisser rien paraitre, afin de ne pas augmenter le poids de mon lourd sacrifice.

— Ne pouvant rien changer du destin, il faut bien que je me résigne comme vous à souffrir… Votre secret deviendra le mien, et me deviendra sacré, puisqu’en plus de vous faire souffrir, il brise à jamais ma vie…

Il serait Inutile de chercher à décrire ce que Rita ressentit en écoutant le terrible aveu. Il n’existe pas de mots pour traduire une telle douleur… Retournant en titubant à la petite table de toilette qu’elle avait quittée, ce fut avec terreur qu’elle entendit une salve d’applaudissements retentir ; elle comprit que Jean Desgrives et Lucia venaient de prendre leur loge, que le moment était venu pour elle d’apparaître sur la scène. Elle essaya de se lever, mais ses jambes refusèrent de la supporter et lourdement elle retomba sur son siège. Comme en ce moment, la douleur était trop vive pour déclencher des sanglots, ce fut un cri de rage impuissant qui s’échappa de ses lèvres. Désespérément elle se sentit terrassée. Pendant un long moment, elle demeura ainsi accablée, mais, comme le soldat qui sent son courage s’éveiller à l’appel du clairon, son âme d’artiste lui fit retrouver comme par miracle son énergie, lorsque la foule anxieuse de l’entendre fit de nouveau éclater de frénétiques applaudissements : et tant bien que mal, elle atteignit enfin la rampe. Saluant l’auditoire qui l’acclamait à outrance, sa voix divine et enchanteresse s’éleva. Aussitôt le silence le plus profond se fit, car jamais un chant ne parût plus beau. On sentait que c’était une âme qui vibrait. Sa voix d’une puissance extraordinaire, laissait exhaler en ce moment toute l’amertume de son cœur brisé. Lorsqu’elle eut achevé sa dernière chanson, que le rideau de velours l’eut dérobée aux yeux de la foule, au comble de l’enthousiasme, Jean se retourna vers la baronne, et après avoir fait approcher un page porteur d’un magnifique bouquet de roses, il lui dit :

— Lucia, je serais très heureux que ces fleurs fussent remises à Rita qui s’est surpassée ce soir. Comme vous savez, je ne peux, de vive voix, lui transmettre tous mes hommages, me devant de quitter le château immédiatement. Voulez-vous également faire déposer dans ses appartement ce pli cacheté ?

— Évidemment, et je verrai moi à ce que vos desirs soient immédiatement accomplis.

— Laissez-moi vous remercier, vous me rendez là un réel service.

Indifférente au grand triomphe qu’elle avait remporté, Rita, à la hâte, avait regagné ses appartements. Toute à son désespoir, elle ne jeta qu’un regard distrait, sur les roses qu’on venait de lui apporter. Il lui importait peu de recevoir des hommages à cet instant. Atteinte en plein cœur, elle ne commençait vraiment qu’à ressentir sa peine. Alors, les tristes épisodes de sa vie repassaient dans sa mémoire : Elle se revoyait au chevet de sa mère mourante qui lui disait :

— Rita, ma fille chérie, je sens que bientôt il me faudra te quitter… Si tu pouvais comprendre ce que je souffre à cette pensée. Je voudrais toujours rester avec toi afin d’écarter de ton chemin les peines et les chagrins, mais que puis-je contre la mort implacable qui va bientôt me fermer les yeux. Les paroles de ce triste adieu résonnaient de nouveau, ce soir, à ses oreilles. Elle aurait tant eu besoin de cette mere pour la consoler… Enfin, épuisée, anéantie, elle finit par s’endormir d’un lourd sommeil.

Lorsque la baronne, après avoir reconduit ses invités, voulut entr’ouvrir la porte de la chambre de Rita afin de la féliciter pour son extraordinaire succès, elle fut toute surprise de la trouver endormie. Ne pouvant se douter de la peine qui troublait son cœur, attribuant ce sommeil à l’excessive fatigue de la jeune fille, elle ne voulut pas troubler son repos et discrètement, sans bruit, elle referma la porte qu’elle avait entr’ouverte.