Mercier & Cie (p. 55-63).

IX

LE LEVER DU GOUVERNEUR


En l’année de Notre Seigneur mil sept cent cinquante-sept, le lever du gouverneur de la Nouvelle France n’était pas ce défilé gauche et guindé qui distingue celui de nos gouverneurs d’aujourd’hui.

Tous les citoyens un peu marquants de la colonie y étaient conviés, et après la présentation — le défilé, comme disent les gazettes d’à présent — la cérémonie, qui ne commençait qu’à huit heures du soir, se terminait par un grand bal.

Plusieurs personnages distingués — nous signalerons notamment le marquis de Montcalm, le chevalier de Lévis, MM. de Bougainville et de Bourlamaque — devaient y assister.

M. de Vaudreuil avait donc tenu à donner à sa réception un éclat inaccoutumé. Aussi dès neuf heures, les salons du château St. Louis regorgeaient déjà d’un flot d’illustrations parmi lesquelles Bigot se faisait remarquer par son faste. Les plus charmants visages faisaient assaut d’éclairs et de rayons.

Nous ne dirons rien de la magnificence du château, des merveilles de l’ameublement, de la recherche inouïe des détails, ce serait nous exposer aux redites ou retomber trop aisément dans ces inventaires de tapissier et de modiste qui tiennent une si large place dans les romans.

Un peu avant dix heures, Claire fit son entrée au bras de son père. Bigot, qui la cherchait depuis quelque temps dans la foule l’ayant aperçue, son visage s’éclaira d’un sourire vainqueur et il s’empressa d’accourir auprès d’elle.

Louis Gravel était là aussi pourtant perdu, parmi les invités, et quand il vit Bigot s’avancer, quand il surprit un signe imperceptible pour tout autre que pour lui de Claire qui le conjurait de ne pas l’aborder, son cœur se serra, et il résuma dans cet instant, avec cent fois plus d’amertume et de violence, tout ce qu’il avait souffert depuis quinze jours.

Jamais Claire ne lui avait paru si belle, jamais Bigot si fat et si présomptueux. Il le voyait s’épanouir dans son triomphe, se parer de la beauté de la jeune fille, prendre des airs conquérants ou déplomatiques chaque fois qu’on le complimentait de ses succès.

Si Claire était une ravissante enfant, Bigot était aussi un élégant cavalier, beau danseur, entraînant causeur, lovelace entreprenant surtout, et ne doutant point de sa force.

Le cœur de la jeune fille était bien à Louis, mais elle avait à peine vingt ans, elle en était à son premier bal ; est-il étonnant qu’elle se laissât gagner par le plaisir de la danse ?

Vers minuit, à cette heure rapide où l’éclat d’une fête est à son apogée, où les femmes ont toute leur animation sans avoir trace de fatigue, où les cerveaux des adolescents éclatent devant ces enivrantes images, où le feu des bougies, le parfum des bouquets, le souffle des danseuses forment une atmosphère torride, étouffante, excitante, vertigineuse, il était clair pour toutes les personnes présentes qu’il n’y avait pas de plus beau couple que Bigot et Claire.

Cette dernière ne se rendait pas bien compte du rôle qu’elle jouait en acceptant ainsi les assiduités de son cavalier. Car, il y a des moments où la femme la moins dépravée, la moins coquette cède au démon qui lui fait monter à la tête des vapeurs subtiles, chargées de mystérieux poisons. Claire était dans un de ces moments là, elle s’illuminait, elle s’éblouissait elle-même de sa beauté et de son triomphe.

Suspendue au bras de Bigot, la danse l’entraînait dans ses cercles magiques, dans ses tourbillons de flamme, dignes, de faire sourire Méphistophéles en habit de bal. Elle voyait, à chaque tournoiement, mille étincelles de diamants et de perles chatoyer à travers les chaudes effluves qui brûlaient son front et sa poitrine. Les projets de son père, l’image de Louis, pâle d’angoisses à quelque pas d’elle, tout était oublié : il n’y avait plus qu’un rêve, un orgueil, une ivresse.

Et cependant Louis était là, résumant, comme nous l’avons dit, tout ce qu’il avait souffert, tout ce qu’il souffrait depuis le commencement de la soirée.

Bigot s’était emparé de l’éventail de Claire, et dans les entr’actes de la contredanse, il jouait avec ce frêle talisman comme s’il eût voulu en faire l’interprète des hardiesses de son amour. Louis, à cet irritant spectacle, portait la main à sa poitrine pour en arrêter les battements furieux. L’épreuve était trop cruelle, et peut-être allait-il éclater, quand un laquais s’approcha de Bigot et lui parla à l’oreille. Celui-ci s’excusa et quitta la salle avec empressement. Claire sembla s’éveiller d’un rêve, et après avoir parcouru d’un regard distrait la foule, elle se dirigea vers un petit salon masqué par un massif de verdure, se laissa tomber sur un fauteuil, en lançant un soupir de soulagement.

Combien de temps resta-t-elle ainsi rêveuse ? Noue ne saurions le dire ; Un bruit léger lui fît lever la tête : Louis Gravel, pâle, les yeux rougis par la fièvre, était debout devant elle.

La jeune fille ne put étouffer entièrement un cri. Était-ce de joie ? était-ce de surprise ? Probablement des deux à la fois.

— Rassurez-vous, Mademoiselle, lui dit Louis d’un air triste, je ne vous veux pas de mal, je vais me retirer puisque ma vue vous importune et vous effraie.

— M’effraie ! m’importuna ! oh ! vous ne le pensez pas, car ce serait me croire bien ingrate, bien méchante.

— Oh ! Mademoiselle….

— Me croyez-vous assez oublieuse, assez peu reconnaissante pour ne pas me souvenir que mon père vous doit la vie de son enfant ?

— Vous vous exagérez la valeur de mon action.

— Vous en parlez bien à votre aise. Et si vous n’aviez pas été là ? Si vous aviez hésité à vous jeter dans le péril ?

— Un des messieurs qui vous accompagnaient aurait sans doute pris ma place et aurait été assez…..

— Permettez-moi d’en douter, car ces messieurs, comme vous dites, ne me semblent pas avoir mis un grand empressement à venir à mon secours.

— Mademoiselle………

— Et maintenant daignez me croire ; j’ai bien prié la Vierge et ma mère qu’elles vous obtiennent le bonheur.

— Il n’est plus de bonheur possible, pour moi maintenant, dit Louis Gravel.

— Que dites-vous, monsieur, vous n’êtes qu’au seuil de la vie, et déjà vous désespérez ! À votre âge vous vous laisseriez vaincre par un grand chagrin qui n’existe sans doute que dans votre imagination.

— Mademoiselle, fit le jeune homme, semblant prendre une résolution extrême, aussi bien vaut-il mieux vous dire tout de suite ce que je ressens au fond de mon cœur, car c’est peut-être la seule fois que j’aurai le bonheur de vous approcher. Vous savez que je vous aime à en mourir, et cependant l’on ne parle ce soir, dans ce bal, que de votre prochains mariage avec l’intendant Bigot.

Pour la première fois, depuis quinze jours, je retrouve mon cœur, je retrouve mon âme, car je ne vivais plus que par le souvenir ; depuis quinze jours, j’ai compté les heures, les minutes, les secondes qui ont été pour moi autant de siècles. Je savais que vous viendriez ce soir et que je pourrais vous rencontrer ; contre mon habitude, j’ai accepté avec reconnaissance une invitation de M. de Vaudreuil, qui me veut du bien, et je suis venu ici pour apprendre que vous allez appartenir à un autre……

— Et qui vous dit que je l’aime, cet homme ? reprit Claire. Qui vous assure que je vais l’épouser ?

— Mais cet homme a demandé votre main à votre père et il l’a obtenue, il le dit lui-même, cette nouvelle est dans toutes les bouches.

Après tout, continua le jeune homme, donnant cours aux sentiments tumultueux qui bouillonnaient dans son âme, après tout qui suis-je auprès de ce grand seigneur, ce brillant papillon qui tourne la tête à toutes les femmes ? un niais, un provincial, un paysan, un homme gauche ; et timide, qui ne sait ni danser ni chanter, ni rien de ce que faudrait savoir le prétendant à la main d’une jeune fille noble ! S’informe-t-on seulement s’il a une intelligence et un cœur ; cet être déshérité, bon à laisser dans l’antichambre, avec les châles et les manteaux ? De quoi se plaindrait-il ? Que peut il être ? Quelle est sa place dans ce monde nouveau qui le dédaigne et ne le connaît pas ? Un débris, un atôme !

L’aimer, lui, allons donc ! Celui qu’on aime, c’est le roi des salons dont on est la reine, c’est le merveilleux roué devant qui tout, s’incline et que les femmes, se disputent en champ clos comme les paladins se disputaient autrefois l’écharpe de la dame de leurs pensées !…

Voilà celui qu’on aime ! Mais l’autre, on l’abandonne dans un coin ; et si, dans son isolement et son silence, il se débat contre d’invisibles tortures, si des larmes de douleur ou de colère montent à ses paupières, s’il entend murmurer autour de lui des paroles qui font bondir son cœur dans sa poitrine, bouillir son sang dans ses veines, eh ! qu’importe ! Comment saurait-on qu’il souffre ? On ne sait même pas s’il existe.

Le jeune homme s’était laissé emporter par le souvenir de toutes les souffrances qu’il avait endurées pendant tout le temps qu’il avait vu Claire au bras de Bigot, douleurs portées à leur paroxysme par la nouvelle de son mariage prochain. Avec ce tact, cette prescience que possède toute femme qui aime, Claire comprit de suite que Louis ne se laissait emporter ainsi que parce qu’il l’aimait sincèrement, que l’injustice de ses soupçons, la violence même de son langage en était la preuve évidente.

— Mais, mon ami, dit-elle, est-ce à moi que vous supposez de tels sentiments ? Et si c’est à moi, pourquoi me les supposer quand rien ne les motive ?

— Nierez-vous que vous soyiez fiancée à Bigot par votre père, quand il l’annonçait lui-même tout à l’heure en ma présence ?

— Est-ce à dire que j’ai souscrit à ces engagements, puisque je n’ai pas été consultée et que je n’ai pas donnée mon consentement ? Quand il s’agit de mon bonheur, il me semble que j’ai bien le droit de donner au moins mon avis !

Du reste, monsieur, je n’admets point le mariage par procuration ; car si le mariage est affaire de convenance où doivent se mêler des tiers, il est aussi affaire de tendresse, affaire mystérieuse, où il ne doit y avoir que les amoureux pour plaideurs, le cœur pour juge et Dieu pour témoin.

M. Gravel, vous m’aimez, dites-vous ? Eh ! bien alors si vous êtes sincère, si vos sentiments sont réels, ménagez mon amour-propre, et ne me prêtez donc pas de la tendresse pour cet homme, avant que je vous y donne droit.

— J’achève, monsieur, continua Claire, en voyant que Louis allait protester ; si vous m’aimez comme vous le dites, sachez donc avoir le courage d’attendre que je puisse sans remords, sans rougir, déclarer que moi aussi je vous aime et que je me suis jurée d’être votre femme un jour, ou que je ne me marierai jamais !… ».

Et la jeune fille s’enfuit laissant Louis Gravel ivre de bonheur, complètement heureux.

En vain, quelques instants après, chercha-t-il Claire parmi la foule, elle avait quitté le bal.