Mercier & Cie (p. 37-47).

VII

PERPLEXITÉS


Deux partis existaient alors dans la colonie : celui du gouverneur qui ralliait à lui les honnêtes gens parmi la noblesse et le peuple, et celui de l’intendant Bigot, qui comptait la nombreuse kyrielle des dilapidateurs des deniers publics, les rongeurs et les rongés, les exploitateurs et les exploités.

Bigot se savait appuyé par la cour de Louis XV, dont la toute puissance reposait alors dans la main d’une jolie femme, sortie des rangs du peuple, la fille Poisson, qui fut reine de France par la grâce de sa personne sous le nom de Marquise de Pompadour.

Madame la marquise,
Votre bras est bien fait ;
Votre taille est bien prise,
Et votre pied parfait !
J’aime sur votre joue
Ces mouches de velours,
Votre coquette moue,
Et vos piquants discours !

Mais Bigot avait compris, si roué qu’il fut, que la roche tarpéienne est bien près du Capitole, en d’autres termes que le caprice d’une jolie femme, d’une courtisane surtout, de la favorite d’un roi, est chose bien éphémère et qu’il ne faut pas trop s’y fier. Il était donc pour lui de haute politique de s’entourer le plus possible de créatures, et avant tout de créatures bien en cour et pouvant approcher de la marquise. Or, M. de Godefroy, le protégé de madame de Pompadour, M. de Godefroy, qui avait manifesté sa ferme intention de ne passer que quelques années au Canada pour refaire sa fortune, quelqu’humble qu’il pût être, n’était pas à dédaigner en raison même de ses grandes relations en France. Bigot le fit donc nommer à une charge importante qu’il pouvait rendre lucrative et l’attacha à la société de ses spéculateurs.

Prompt à juger son homme, Bigot se dit qu’il compromettrait d’abord son nouvel associé dans une des mille spéculations véreuses dont il avait le monopole, pour s’en faire ensuite une âme damnée.

M. de Godefroy ne vit pas le danger et accepta avec la plus vive reconnaissance les offres brillantes de Bigot, faveurs qu’il attribua à son seul mérite.

Ajoutons que Claire, dès sa première apparition dans le beau monde de Québec, — elle n’y avait pas paru avant la partie de chasse dont il a été parlé tantôt, — fit la plus grande sensation par sa grâce et sa beauté, ce qui lui attira les attentions de l’Intendant. Il devint bientôt le favori de la maison, au grand désespoir de la jeune fille qui ressentait pour lui une répulsion instinctive.

Claire, en entendant des pas dans l’escalier, s’était empressée de cacher la lettre de Louis Gravel dans son corsage. Un instant après, on frappa à la porte de sa chambre :

— Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, toute palpitante.

— C’est moi, mon enfant ! fit une voix joyeusement émue.

— Mon père ! s’écria la jeune fille, et elle courut ouvrir.

C’était effectivement M. de Godefroy qui avait un air préoccupé et qui ne surprit pas la rougeur de Claire. Absent depuis trois jours, il arrivait de visiter l’endroit où il venait d’être chargé d’administrer la justice.

— Chère enfant, dit-il en l’embrassant sur le front, qu’il y a longtemps que je ne t’ai vue, mon adorée, et que je suis donc heureux de revenir vers toi ! Trois jours ! Il me semble qu’il y a trois siècles que je t’ai quittée !…

— Eh ! bien ! tu ne me dis rien ?

— Mon père ! dit la jeune fille en se jetant à son cou.

— Tu es bien, mon enfant ?

— Oui, mon père. Avez-vous bien des nouvelles à me raconter ?

— Je vais te dire un mot de l’endroit que je viens de visiter et ce que j’entends faire.

— Rien de joli comme les campagnes que j’ai parcourues, rien d’hospitaliers, de respectueux comme les paysans que j’ai rencontrés. Ce qui va te faire plaisir, ma chère enfant, ce sera d’apprendre que, grâce à l’achat à Château-Richer d’une jolie villa, dans un endroit des plus pittoresques, à deux pas de l’église, je suis en mesure de te soustraire au séjour de la ville pendant les chaleurs de l’été.

— Oh ! quel bonheur, mon père, moi qui aime tant à courir les champs.

— Mais ce n’est pas tout, ma chère enfant, j’ai une autre nouvelle à t’apprendre. Réjouis-toi, souris vite, car elle est bonne.

Claire était remise. D’ailleurs elle était heureuse de revoir son père qu’elle adorait.

— Qu’est-ce donc, mon père ? demanda-t-elle en s’asseyant sur ses genoux.

— Eh ! bien, fillette, tu sais que grâce à M. Bigot — que Dieu bénisse ! — j’ai été nommé juge prévôt.

— Oui, mon père.

— Mais ce n’est pas tout.

— Comment ?

— La munificence de mon illustre protecteur ne s’est pas bornée à cette seule faveur.

— Vraiment ?

— À mon retour à la ville, ma première visite, même avant de t’embrasser, devait être à M. Bigot, que je n’ai pu remercier avant mon départ parce qu’il était à son château de Beaumanoir.

— Sans doute.

— Il m’a reçu avec la plus grande courtoisie, et après m’avoir demandé de tes nouvelles, il m’a présenté un pli cacheté.

— Un pli cacheté ? répéta Claire. — Eh ! oui ! eh ! oui ! un pli cacheté, en me disant :

« Daignez en prendre de suite communication, monsieur. »

Je m’empressai d’ouvrir et je trouvai… Devine ?

— Je ne sais, reprit la jeune fille, tremblante.

— Eh ! bien ! je trouvai pour sept cent mille livres d’actions de sa compagnie ! Et cette providence de Bigot ajouta avec son sourire enchanteur : « Je ne pouvais faire moins pour un ami si chaudement recommandé, et surtout pour sa charmante fille. Ces actions tripleront de valeur dans l’année, si vous voulez bien nous seconder, et je veillerai moi-même à ce que vous soyez satisfait. »

— Oh ! mon père ! l’Intendant vous a donné cela ? c’est trop beau !

— Oui, ma fille.

— Mais c’est tout simplement magnifique. Quel bonheur pour vous, mon père !

— Et aussi pour toi qui, avec une telle dot, va trouver un bon mari, un mari distingué…

— Oh ! nous avons le temps.

— L’aimes-tu bien, ce cher M. Bigot ? dit M. de Godefroy en observant sa fille.

— Oh ! oui, mon père, répondit la jeune fille d’un air contraint, il est si bon pour vous, comment ne l’aimerais-je pas ?

— Au reste, il t’aime bien, lui, car il pense à toi, à ton avenir, et ce qu’il fait pour moi, tu peux en attribuer une large part à l’éclat de tes beaux yeux.

— Comment le savez-vous, mon père ? demanda Claire étonnée.

— Parce qu’il me l’a dit lui-même et qu’il m’a prié de te produire beaucoup dans le monde, de te faire présenter par Madame de la Gorgendière au lever du gouverneur.

— J’irai au château St-Louis ? s’écria Claire en battant des mains et en tressaillant à la pensée qu’elle y rencontrerait certainement Louis Gravel, dont elle venait d’apprendre, par Dorothée, la nomination comme deuxième secrétaire de M. de Vaudreuil.

— Oui, mon enfant, la semaine prochaine. Tu es contente ?

— Oh ! oui, bien contente et bien heureuse.

— Et quand tu verras M. Bigot, tu me promets de le remercier ?

— De tout mon cœur.

— Maintenant, ma fillette, fais-moi donner à manger, car je meurs de faim.

Ils passèrent dans la salle à manger, et quand ils furent attablés :

— Vous qui venez de la campagne, dit Claire, est-ce vrai, mon père, comme me l’a appris Dorothée, qu’on y pille les grains au nom du roi et qu’on y maltraite les pauvres paysans ?

— Que veux-tu ! Ce sont les ennemis du roi puisqu’ils ne veulent pas livrer leurs grains au munitionnaire des troupes, et il faut bien que M. Bigot sévisse, d’autant plus que la faiblesse du gouverneur les rend insolents. De là la guerre sourde qui existe entre le château et le palais de l’intendance.

— Mais, mon père, n’est-ce pas bien de la part du gouverneur de se montrer indulgent pour ces pauvres paysans qui supportent tout le labeur du jour ?

— Ne parle pas ainsi, car tes paroles condamnent la conduite de notre protecteur. Si l’on t’entendait ! reprit M. de Godefroy d’un air inquiet.

— Mais…

— Chut ! Plus un mot sur ce sujet.

Claire baissa la tête. Elle sentit son cœur se serrer violemment.

— Que faire, mon Dieu ? se dit-elle, quand elle fut seule dans sa chambre, et un violent combat se livra dans son âme.

Elle aimait Louis, elle le sentait. Impossible de se tromper sur le sentiment nouveau, inconnu jusqu’alors pour elle, qui avait envahi tout son être et qui dominait son cœur.

Mais Louis Gravel appartenait au gouverneur, le rival sinon l’ennemi de Bigot ; Louis Gravel n’était pas gentilhomme, M. de Godefroy était imbu et fier de sa noblesse, et d’après ce qu’elle venait d’entendre, déclarer son amour pour ce jeune homme, c’était porter la crainte et la colère dans l’âme de son père.

Claire le connaissait. Elle s’était rendue compte de cette nature inquiète, timide, craintive.

Elle comprenait que cette joie qu’il ressentait depuis quelque temps était causée par la succession des honneurs dont Bigot était l’auteur prodigue et bienveillant, que cette joie qui entretenait le sourire sur cette physionomie, d’ordinaire soucieuse, rendrait plus pénible encore, plus terrible et plus grande la crainte de voir s’anéantir ce bonheur.

Elle se disait qu’il fallait, pour la tranquillité de son père qu’elle adorait, renoncer à cet amour naissant, à ce premier amour, à travers lequel elle avait entrevu, durant un instant, un horizon si beau et si poétique.

Renoncer à Louis qui l’aimait si ardemment, si noblement ! Claire sentait faiblir ses forces à cette seule pensée.

Elle était pourtant vaillante, cette jeune fille d’un père timide et irrésolu, elle avait autant d’énergie morale que celui-ci avait de faiblesse ; car Claire tenait de sa mère qui était une femme supérieure — nous l’avons déjà dit — une maîtresse femme, que l’on nous passe l’expression qui rend si bien notre pensée.

Claire possédait surtout cette qualité précieuse des grandes âmes et des grandes natures, de ne pas détourner par peur les regards de la situation, et de regarder le péril bien en face, quelque terrible qu’il fût.

Hélas ! cette fois, elle avait beau se faire forte, elle ne pouvait prendre un parti.

Elle pensait, et de grosses larmes coulaient le long de ses joues…

Elle pensait, et elle voyait son père maladie, plein d’effroi et d’inquiétude…

Elle pensait encore, et elle voyait Louis malheureux et triste…

— Que faire, mon Dieu ? se répétait toujours la pauvre enfant. Ce qu’il faut que je fasse avant tout, c’est de ne pas brusquer les événements. Donc, je dois garder ce bouquet.

Et Claire le portait à ses lèvres.

— Mais s’il ne trouve pas ce bouquet, continua-t-elle, il croira que je ne veux pas qu’il parle, que je le repousse, que je ne veux pas l’entendre… lui qui m’aime, lui qui m’a sauvé la vie au péril de la sienne…

Claire se mit à marcher à pas pressés.

— Oh ! comme il m’aime ! dit-elle.

Et son joli visage resplendissait, car cette pensée, cette certitude d’être aimée lui faisait paraître la vie si belle !

— Il m’aime ! il m’aime ! répétait-elle.

Et elle pressait sur ses lèvres le bouquet qu’elle tenait dans ses mains.

— Cependant, il ne faut pas qu’il agisse… Mon Dieu, que faire ?… lui parler… Impossible…

Et Claire courbait la tête en prenant son blanc front dans ses mains.

— Ah ! c’est cela, fit-elle tout-à-coup en se redressant.

Elle courut à un écritoire, traça les trois mots : « Attendez et merci, » plia le papier, qu’elle plaça dans le bouquet, posa celui-ci sur l’appui de sa fenêtre qu’elle referma et s’assit songeuse pour rêver à son amant.