Mercier & Cie (p. 9-15).

II

UN MOT D’HISTOIRE


Avant de suivre le père Ignace Gravel et son fils, lieutenant au régiment de Béarn, et de dire un mot des divers personnages que nous venons de mettre en scène, pour l’intelligence des événements qui vont suivre, le lecteur nous permettra d’esquisser en quelques lignes quelle était alors la position du pays.

Nous sommes au printemps de l’année 1759. Sauver la colonie était chose impossible ; le parti le plus sage était donc d’en sacrifier une partie pour sauver le reste.

À peine les glaces avaient-elles disparu, que M. de Bourlamaque s’était rendu à Carillon avec deux mille cinq cents hommes des régiments de la Reine et du Berry ; mais il reçut l’ordre d’évacuer aux approches de l’ennemi, de venir couvrir Montréal et se joindre au chevalier de Lévis à l’île aux Noix, située au bas du lac Champlain.

Cependant, dès le quinze mai, le colonel de Bougainville, envoyé à Paris l’automne précédent, était arrivé apportant quelques instructions pour M. de Montcalm, suivi quelques jours après devant Québec par la flotte du munitionnaire Cadet, conduite par le sieur Canon, lieutenant de frégate, chargée de munitions de guerre et de vivres. Cinq jours après, on apprit que l’avant-garde de la flotte anglaise, composée de douze vaisseaux de ligne, était mouillée près de l’île aux Coudres, soixante milles en bas de Québec, et qu’elle serait suivie de toute la flotte, comptant trois cents voiles avec douze mille hommes de débarquement, sous les ordres des généraux Wolfe, Monckton et Townsend, au mois de juin, ce qui arriva en effet.

M. de Vaudreuil se prépara à bien recevoir l’ennemi et donna les ordres en conséquence. M. de Ramezai, lieutenant du roi, fut chargé de commander la garnison de Québec, composée de six cents miliciens. Les places à occuper par les autres troupes leur furent assignées ; l’artillerie fut placée sous les ordres de M. le Mercier et les vivres déposés aux endroits les plus commodes. Deux frégates de la marine royale devaient rester armées, et du désarmement des autres vaisseaux, on devait, armer les bâtiments destinés à combattre en avant de la rade. À mesure que ces bâtiments deviendraient inutiles, les équipages devaient entrer dans la place pour servir aux batteries.

A. M. Vauquelin était assigné la direction de tous les bâtiments.

Le marquis de Montcalm était arrivé à Québec le 22 mai ; le gouverneur, le 25 ; le 29, le chevalier de Lévis, avec les régiments de la Sarre, Royal-Roussillon, Languedoc, Guyenne, et Béarn, les troupes de la marine. Les milices et les sauvages suivirent de près.

Tel était l’état des choses au moment où le père Gravel recevait la visite de son fils Louis, visite d’autant plus agréable qu’elle, était tout-à-fait inattendue.

Louis Gravel était un beau jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, d’une taille élevée, et dont la saillie, des muscles annonçait autant de vigueur que d’activité. Il portait l’uniforme de lieutenant au régiment de Béarn, grade qu’il avait gagné l’année précédente à Carillon, en parvenant, à la tête de quelques miliciens, à enclouer les canons d’une batterie anglaise qui massacrait à revers le troisième bataillon du Berry, sous le commandement du chevalier de Lévis.

Rien de commun dans ses traits, quoiqu’il fût né de simples paysans de la Côte de Beaupré, ce qui avait donné cours à la calomnie que certain grand personnage de la colonie n’était peut-être pas étranger à naissance. Le nez, le menton et la bouche étaient d’une pureté classique ; des favoris, aussi, noirs que l’aile d’un corbeau, couvraient ses joues décolorées ; son teint était basané par un long séjour dans les camps. Cette belle figure semblait reproduire le type d’une médaille antique ; mais elle empruntait une grâce exquise et séduisante au sourire qui l’animait par intervalles. Il n’y avait d’ailleurs rien d’efféminé dans l’extérieur du jeune homme dont les yeux noirs, la voix mâle et les membres nerveux annonçaient du courage et de la résolution.

Ignace Gravel — le père de notre héros — n’avait que ce fils. Venu du Poitou avec quelques ressources, par son travail et son énergie, il avait su s’acquérir un degré de fortune assez rare à cette époque dans la colonie.

Quand ce fils lui avait été donné après 14 années d’un mariage stérile, Ignace Gravel — préjugé hélas ! que l’on rencontre si souvent de nos jours chez les cultivateurs canadiens, qui vont ainsi faire presque toujours le malheur de leurs enfants, quand ils n’ont pas à s’accuser de grêver le pays de sujets inutiles, parfois dangereux — Ignace Gravel s’était promis, disions-nous, de soustraire son fils aux rudes travaux des champs pour en faire un monsieur.

Dès son bas âge, Louis fut donc placé au Séminaire de Québec où il fit d’assez bonnes études. Quand il s’agit de se choisir une carrière, le jeune Gravel déclara qu’il n’en voulait pas d’autre que celle des armes.

Protégé par Mgr l’évêque Pontbriand, remarqué par le gouverneur auquel il avait été recommandé, brave et bon compagnon. Louis eût bientôt l’avantage de se signaler dans les nombreuses campagnes que la colonie avait à soutenir. Rien d’étonnant donc qu’on le trouve officier à un âge comparativement peu avancé. Que l’on n’oublie pas, du reste, que les circonstances dans lesquelles était placé, le pays rendaient plus faciles les promotions, même en dehors des sujets appartenant à la noblesse qui avait alors le monopole des grades dans l’armée.

Le père Ignace Gravel, accompagné de son fils et de Mtre Crespin, se dirigea vers sa résidence, à quelques pas de l’église, précisément à l’endroit où se trouve aujourd’hui la maison d’école.

— Et tu nous arrives ainsi, mon garçon directement de Montréal, seul ? dit le père Gravel.

— Pas précisément, mon père. Il y a deux jours que je suis arrivé à Québec avec le gouverneur et sa suite, en qualité d’aide-de-camp extraordinaire. Je remplace M. de la Roche-Beaucourt qui est retardé Montréal pour organiser un corps de volontaires à cheval.

— Vous comprenez quelle hâte j’avais de venir vous embrasser, ainsi que ma vieille mère. J’ai donc obtenu un congé, et suivi de mon garde-du-corps Tatassou, tous deux nous n’avons fait qu’un temps de galop depuis la ville. Et me Voilà !

— Tatassou ? Est-ce ta monture que tu nommes ainsi ? fit le notaire.

— En effet, vous ne savez pas, ni vous mon père. Eh ! bien, l’été dernier, comme vous le savez, le général Montcalm était à Carillon avec l’armée. M. de Bourlamaque avait été envoyé à la tête du portage avec les régiments de la Reine, de Guyenne et de Béarn. M. de Bourlamaque détacha ma compagnie, sous les ordres de M. de Trépézée, et quelques sauvages hurons, pour observer l’ennemi de la montagne Pelée et s’opposer au débarquement des troupes.

— Malheureusement l’ennemi était trop considérable et à la première attaque, ayant tenté de rallier Montcalm, nous nous égarâmes et au moment où nous nous y attendions le moins, nous tombions au milieu des Anglais. J’étais à m’escrimer de mon mieux, à la lisière du bois, quand j’aperçus à mes côtés un jeune chef huron dont un grand escogriffe d’iroquois se disposait à enlever la chevelure. Au moment même j’avais la main assez heureuse pour enfoncer mon épée dans la gorge d’un anglais qui me serrait de trop près, si heureuse même que l’épée y resta, ce qui me permit de me servir de mes pistolets pour abattre l’iroquois qui était en frais de scalper mon voisin. Plus heureux que M. de Trépézée qui fut pris avec quatre-vingt-dix hommes mon compagnon et moi, nous réussîmes à atteindre le fort sans encombre à la faveur de la nuit.

— Ce jeune chef huron dont j’ai eu le bonheur de sauver ainsi la chevelure, à laquelle il tenait tant que depuis il m’a voué une reconnaissance éternelle, est le personnage que je vais avoir l’honneur de vous présenter sous le nom euphonique de Tatassou.

Nous ne ferons pas assister le lecteur aux larmes de la mère en revoyant son fils adoré, larmes de joie, douce rosée céleste que les anges du bon Dieu viennent recueillir. Nous ne redirons pas non plus le récit de toute la campagne de Louis, récit qu’il dût recommencer pour chaque nouveau visiteur, et Dieu sait s’il en vint, ce soir-là, à la ferme du père Ignace Gravel.

Laissons maintenant reposer nos personnages. Nous les retrouverons demain matin à la messe dite par M. Duburon à la demande de la mère Gravel, pour remercier Dieu d’avoir préservé son fils des dangers de la guerre.