Revue L’Oiseau bleu (5p. 81-86).

VI. — UN PETIT INCIDENT


Madame de Repentigny se mit à la tâche dès le lendemain, aidée de sa fille, l’active et sérieuse madame Jean-Paul Godefroy. Un trousseau, aussi élégant que simple, fut préparé à la hâte. Car Charlot maintenait sa décision. Il retournerait le plus tôt possible dans sa maison de Ville-Marie.

Perrine souriait, mais devenait chaque jour un peu plus pâle, un peu plus fébrile. Elle disparaissait vers cinq heures, chaque après-midi, profitant des courses d’un des serviteurs de la maison pour ne pas s’éloigner seule et inquiéter ainsi son frère. Elle se rendait à l’église. Elle demandait le courage de tenir jusqu’au bout le rôle de la fiancée heureuse. Elle en voulait à André, quoi qu’elle fît, d’avoir disposé, presque par force, de sa vie, de ses sentiments, de sa personne. L’aimait-il d’ailleurs autant qu’il le disait ? Il y avait de l’ironie, une sorte de défi, dans le regard qu’il posait sur elle, dès qu’elle entrait au salon, après cette sortie où elle avait voulu être seule… Qu’il se blesserait facilement ! Pourtant, elle lui avait avoué ce besoin d’indépendance, dans sa pensée, dans ses actes, qui était un trait de caractère chez elle. Depuis l’enfance, d’ailleurs, elle avait su vouloir, agir, exécuter, diriger presque seule sa vie, dans des circonstances plus ou moins difficiles. L’avant-veille de son mariage, le long essayage de sa robe et de son voile, l’inspection par plusieurs personnes de sa toilette, ajoutèrent à la fatigue causée par une nuit d’insomnie… En arrivant à l’église, à l’heure accoutumée, elle se prit à pleurer. Une sorte de noire mélancolie l’enveloppait, l’étouffait. Elle revoyait son enfance, la vieille maison d’Offranville qu’elle avait fermée, un jour, sous le coup de la terreur qu’on l’y viendrait chercher avec Charlot, pour aller au loin. Puis, sa jeunesse reparut, sa jeunesse inquiète et triste à cause des figures de son frère qui ne recherchait que les aventures périlleuses. La mort de Jean Amyot, en un jour de mai orageux, revint blesser son âme. Oh ! si ce mariage d’après-demain, c’était celui de Jean Amyot et le sien, comme elle en aurait doucement rêvé ! Et les larmes venaient, venaient… Le souvenir de ces événements à jamais enfuis l’oppressait avec violence. Soudain, elle se redressa, un peu d’effroi dans les yeux. Si André allait l’apercevoir les yeux ainsi rougis ?… Il supposerait qu’une sorte de désespoir l’avait saisie, qu’elle avait consenti en effet à un sacrifice trop grand. Qui sait ?… Il voudrait peut-être lui rendre sa parole… Et d’autres misères surviendraient alors… Elle fit un grand effort sur elle-même… se redressa. Au moment même, des pas d’enfants résonnèrent sur le parquet. Une petite main glissa dans la sienne et son neveu Pierre lui souffla à l’oreille : « Vite, vite, sors, tant Peïne, oncle André est venu au-devant de toi avec nous ». Hé ! Ce qu’elle avait redouté se réalisait… Allons, elle s’en excuserait le mieux qu’elle pourrait.

Au sortir de l’église, elle aperçut à une petite distance son fiancé. Il faisait voir à sa nièce, confortablement installée sur son épaule, un nid d’oiseaux, bâti sur les branches très basses d’un frêne énorme. Perrine retint Pierre à ses côtés, l’empêcha de s’exclamer et d’attirer l’attention du capitaine de Senancourt. Elle voulait gagner du temps. Tout à coup, André, tournant la tête, vit la jeune fille. Il s’approcha, chapeau bas, et, la voix joyeuse, cria bonjour tout en mettant à terre la petite fille qui courut embrasser sa tante. Perrine saisit au vol sa nièce et cacha un instant sa figure dans les boucles blondes de l’enfant.

— Perrine, demanda le jeune homme, vos dévotions sont terminées, n’est-ce pas ? Savez-vous, continua-t-il, de la même voix pleine de gaieté, inusitée chez lui, que je vais finir par m’attribuer ces mots d’un roi de France : « Mais ce n’est pas une femme que j’épouse, c’est une nonne. »

Perrine ne répondit pas. Elle avait peur de sa voix.

— Tante Péïne, cria soudain le petit Pierre, qui marchait de nouveau près d’elle, pourquoi tu as les yeux rouges ? Et pourquoi aussi tu regardes à terre ? Tu vas trouver quelque chose de beau, peut-être ? dis, dis ?

Embarrassée, sentant sur elle le regard profond du capitaine de Senancourt, Perrine ne répondit pas.

— Petit Pierre, dit André, sa voix était redevenue grave et s’exprimait lentement, on ne questionne pas ainsi les bonnes et belles tantes. Elles n’aiment pas cela du tout, du tout. Quand tu seras grand, tu sauras qu’il faut respecter, même si l’on n’en souffre, le secret de beaux yeux rougis… Il y a des larmes qu’on explique mal, d’ailleurs, finit un peu durement le capitaine.

— Alors, tante Péïne, tu as du chagrin. Je ne veux pas moi, cria l’enfant.

— Je vous en prie, André, murmura Perrine, hâtons un peu le pas… On dirait que la pluie vient.

— Oui, oui, approuva Pierre, une grosse goutte a tombé sur mon nez. Oh ! une autre…

— Viens Pierrot, ajouta aussitôt André, que je t’installe sur mon autre épaule. De la sorte, nous obéirons mieux à tante Perrine. Nous nous hâterons tout à fait.

Il fallait se presser beaucoup, en effet. La pluie augmentait. Les petits s’amusaient de cette marche précipitée ; ils riaient et gazouillaient, sans se rendre compte, le moins du monde, du mutisme très lourd qui régnait autour d’eux.

L’on atteignit la maison. Charlot, qui guettait les promeneurs, courut au-devant d’eux et se chargea de la petite fille. Dans le vestibule, tandis que le jeune papa montait avec les enfants dont les vêtements humides devaient être changés tout de suite, Perrine s’approcha résolument d’André.

— N’interprétez pas mal mon chagrin, André, dit-elle doucement. Il est dû à l’énervement seul.

Le jeune homme ne répondit pas, s’inclina sans lever les yeux et continua à examiner l’un de ses pistolets qui avait reçu beaucoup de pluie.

— Vous ne me croyez pas ? reprit encore Perrine.

— Non, Perrine. Que voulez-vous, je suis ainsi. Je ne suis dupe d’aucun détour, même des cœurs les meilleurs.

— Pardonnez-moi si j’insiste, mais votre méfiance est injuste. Pourquoi regretterais-je ce que j’ai moi-même voulu ?

— Tant mieux, pauvre petite, car il est trop tard pour…

— Ne finissez pas votre phrase, je vous en prie, André.

— Bien, Perrine, le silence vaut mieux, en effet. Mais… ne prenez donc pas cet air navré. Je vous assure que l’incident est clos… Quant à moi.

— Et vous êtes l’offensé, balbutia Perrine, d’un ton humble, un peu troublé.

Le jeune homme tressaillit. La fière jeune fille ne l’avait pas habitué à ces mouvements déférents.

— Je vous en prie, Perrine, commença-t-il…

— Vous me pardonnez, alors ? interrompit-elle. Elle tendit la main à son fiancé. Il la prit, la retint un moment entre les siennes, puis la laissa doucement retomber. Il sourit enfin.

— Allez vite changer vos vêtements, Perrine. Il ne manquerait plus que cela que la belle mariée d’après-demain monterait à l’autel tout enrhumée. À tout à l’heure, n’est-ce pas ? Madeleine Godefroy dîne avec nous tous ce soir et nous réserve une agréable surprise, paraît-il.