Revue L’Oiseau bleu (5p. 50-61).

IV — ALARMES !


Le lendemain du départ, vers midi, une pluie torrentielle s’abattit sur Québec et ses environs. Vers le soir, le vent s’éleva et fit succéder un froid subit à la température tiède dont on jouissait depuis le début de septembre.

Grand était l’émoi chez les de Repentigny, car à sept heures, les chasseurs n’étaient pas encore de retour. Sans doute, ce brusque changement de température avait dû beaucoup les ennuyer et les retarder forcément. Perrine s’inquiétait avec raison. Son frère allait reprendre son rhume obstiné du printemps. La saison d’été l’avait tenu en échec, mais cette imprudente aventure de chasse allait compromettre une guérison bien mal affermie encore. « Oh ! se reprochait-elle tout bas, je n’aurais pas dû le laisser ainsi s’éloigner. »

Vers neuf heures, Perrine, qui venait de mettre au lit Pierrot et la petite Perrine, entendit soudain un bruit de voix, près de la maison. Elle descendit aussitôt, avertissant au passage Mme de Repentigny de l’arrivée des chasseurs.

Elle les trouva dans le vestibule, occupés à se débarrasser de leurs manteaux imbibés d’eau. Elle salua rapidement le capitaine de Senancourt, puis courut vers son frère. Dieu ! qu’il était pâle, et presque grelottant.

— Oh ! Charlot, en quel état tu me reviens, dit-elle en le forçant à la regarder et en plaçant ses deux mains sur ses épaules… Viens, suis-moi là-haut. Tu vas te mettre au lit et un cordial…

— Bah ! ma sœur, répondit Charlot en souriant, ne me traite pas ainsi en convalescent. La pluie m’a un peu abîmé, c’est vrai, mais, demain, il n’y paraîtra plus. André, qu’est-ce qui te prend ? Tu riais de mes malaises tout à l’heure. Te voilà tout soucieux.

— Maintenant que nous sommes à destination, mon ami, tu penses bien que je reprends mon humeur casanière… si ça me plaît ! Ta sœur m’en voudrait de songer à rire des vêtements trempés… À la clarté des bougies de la maison, non à celle des étoiles, comme dans la forêt, tout change, va. Vite, vite, monte là-haut. Je te rejoindrai tout à l’heure… À moins que… Oh !

Avec cette exclamation de détresse tout de suite étouffée, il courut soudain vers Charlot qui s’affaissait. Il le souleva et fit signe à Perrine, plus morte que vive, de le précéder dans l’escalier. Mme de Repentigny, qui arrivait à la rescousse, les suivit en silence dans la chambre du jeune officier. Charlot, une fois déposé sur son lit, ouvrit les yeux. Mais il fut pris d’un frisson qui le secoua bientôt tout entier. Frictions, flanelles, cordiaux énergiques eurent peine à le faire cesser… Au moment où Perrine, aidée de la fidèle Normande, allumait le feu dans la vaste cheminée de la chambre, on entendit Charlot tousser. Une quinte le prenait. Madame de Repentigny aida le malade à se soulever sur ses oreillers.

— Je vais te chercher quelques pastilles achetées en France… Un instant, Charlot, dit André.

Le capitaine de Senancourt allait quitter la chambre en hâte, mais revint soudain sur ses pas. Il enleva des mains de Perrine une bûche énorme qu’elle cherchait à glisser dans l’âtre.

— Merci, fit celle-ci, la voix éteinte.

— Pauvre petite sœur ! murmura tout bas le capitaine de Senancourt, en regardant le visage pâle de la jeune fille. Puis, il se pencha vers elle, et rapidement lui confia qu’il allait de ce pas chez le médecin.

— Oui, oui, c’est ce qu’il faut faire, dit-elle. Et elle leva vers lui des yeux où s’amassaient sans peine de lourdes larmes.

Il lui pressa la main, puis s’éloigna, avec ce mot vers Charlot : « Je vais changer de vêtements à mon tour, puis je reviendrai passer la nuit près de toi, Charlot. À tantôt, avec les pastilles ! »

Mme de Repentigny vit s’assoupir le malade. Elle se glissa alors près de Perrine, qui venait enfin de réussir à faire flamber les bûches.

« Perrine, dès que le capitaine de Senancourt sera de retour, viens me trouver dans la chambre voisine de celle-ci. Nous nous y installerons pour la nuit.

— Madame, vous trouvez mon frère bien malade, n’est-ce pas ?

— Attendons le verdict du médecin.

— Oh ! vous craignez de me répondre… Pourquoi l’ai-je laissé partir ?… Je me le reprocherai toujours.

— À tort, mon enfant. Vous savez bien que ce bouillant tempérament ne se contrôle qu’avec peine lui-même. Mais il n’y a pas lieu de désespérer ainsi. Ce refroidissement peut n’avoir aucune suite, Perrine. Puis, la Providence décide de tout avec tant de sagesse. Confions-nous en elle. Bien, j’entends déjà le médecin. Au sortir de son entrevue avec le malade, venez m’en aviser. À tout à l’heure, mon enfant.

Le médecin fit son examen sans un mot, mais son front se plissait soucieusement ; il réussit cependant à surmonter sa surprise. Il la cacha sous une habituelle brusquerie.

— Naturellement, mon jeune capitaine, vous ne pouviez vous tenir en paix quelque temps encore. J’avais si bien réussi à vaincre votre dernier rhume.

— Grondez, docteur… grondez… Vous me trouvez bien mal, n’est-ce pas ?… Bah ! la mort et moi… nous n’en sommes pas à notre première… lutte.

— Voulez-vous bien vous taire ! Vous ne savez pas encore ce qui en est.

— Alors ?

— La nuit en décidera. En ce moment, je ne puis rien prédire, d’autant plus que ma potion peut avoir raison de votre folle imprudence.

— Je n’ai commandé ni la pluie, ni ce diable de froid, bien imprévu, allez.

— Tut, tut ! Ne parlez plus. Vous vous remettrez à tousser. Allons, à demain, de bonne heure. Où est passé votre garde-malade ? Où est Perrine ?

— Docteur, répondit le capitaine de Senancourt, je cours la chercher… Ah ! la voici.

Perrine revenait justement avec un verre, de l’eau chaude et un supplément de couvertures. André de Senancourt courut au-devant d’elle et la déchargea en disant : « Reconduisez le médecin, mais dites-lui de ne pas partir sans que je lui aie parlé. » Perrine acquiesça de la tête.

Avec la bonne petite sœur alarmée, le médecin fut toute douceur, tout encouragement.

— Nous pourrons, j’espère, le tirer de ce nouveau péril. Pauvre enfant, pourquoi avez-vous hérité de toute la sagesse disponible en votre famille ! Votre imprudent Charlot aurait eu besoin d’en compter quelques grains… Quelle folle tête que la sienne !… N’était-il pas heureux, ici, entre vous, son beau-frère et les beaux petits enfants que sa femme lui a laissés ?

— Il est jeune pour vivre au coin du feu.

— Et vous ? Vous n’y vivez pas ?

— Oh ! moi, une vieille, très vieille demoiselle, voilà ce que je suis devenue.

— Vous me faites rire, ma belle enfant. Qui ne s’estimerait orgueilleux et heureux à vos côtés… murmura le vieux médecin, qui avait toujours eu un faible pour Perrine.

— Alors, docteur, reprit la jeune fille en soupirant, vous ne me dites rien de positif… Demain, demain seulement… vous saurez… Oh ! les heures interminables à vivre !

— Oui, et en attendant il faut que mademoiselle Perrine dorme… Mais où est le capitaine de Senancourt maintenant ? Il n’a pas l’air vaillant, lui non plus. Une ordonnance ne lui fera pas de mal.

— Le voici qui descend, docteur, je l’entends. Au revoir. Soyez ici de très bonne heure, n’est-ce pas ?

— Oui oui, allez, mon enfant.

Mais, à André de Senancourt, le médecin dit tout bonnement la vérité. Charlot était gravement atteint. Les deux poumons semblaient déjà pris. La fièvre montait. Dans deux heures, le délire pouvait devenir violent. Fluxion de poitrine bien conditionnée !

— J’ai bonne envie de demeurer ici. Vers quatre heures du matin, je serai sans doute forcé d’administrer au malade une bonne saignée… Pourtant, ma potion devra avoir un effet calmant pour plus longtemps… Jusqu’à sept heures, au moins… Disposeriez-vous de quelqu’un pour venir m’avertir aussitôt, dans le cas où je retournerais chez moi ?

— Oui, docteur, dit André, l’un des Hurons qui aime beaucoup Charlot passe la nuit ici. Il a deviné tout de suite qu’il était bien malade.

— Alors, mon ami, je retourne chez moi. Tenez, préparez aussi cette ordonnance pour vous. Vous avez l’air tout chose, capitaine.

— Dame ! Ramener mon beau-frère en cet état n’était pas fait pour me remettre. J’ai mal rempli ma promesse, vis-à-vis de sa brave petite sœur. J’aurais dû veiller avec plus de soin sur Charlot. Mais vous le connaissez. Aussi téméraire que charmant, parfois, on ne songe même pas à lui résister…

— Oui, oui, je sais. Il n’y a que moi pour le tancer vertement.

— Et encore, cher docteur !

— En tout cas, veillez bien… À la première alerte, appelez-moi.

À six heures, le lendemain, le Huron frappait à la porte du médecin. Les craintes de celui-ci n’avaient pas été sans se réaliser. La maladie prenait des proportions alarmantes depuis l’aube.

Il en fut ainsi durant deux jours. La lutte fut dure pour le médecin à cause de l’organisme délicat du pauvre Charlot. Sa vie aventureuse, si héroïque parfois, avait peu à peu miné ses forces.

Au matin du troisième jour, une accalmie parut se produire. Le délire cessa. Mais la faiblesse qui succéda à la fièvre si violente inquiéta bien davantage le médecin. Soudain, les yeux de Charlot eurent un regard très lucide. Ils se posèrent, suppliants, sur ceux du médecin, qui venait de terminer son examen.


André… prends… la main… de Perrine…

— Qu’y a-t-il, mon ami ? demanda-t-il. Dites quelques mots seulement. Je comprendrai.

— Voir… André… et… Perrine.

— Bien. Votre sœur, ou votre beau-frère d’abord ?

— Ensemble.

— Diable ! fit le médecin tout bas. Que veut-il dire ? A-t-il encore un peu de délire ? Pourtant…

— Docteur, recommença Charlot… je veux…

— Oui, oui, j’ai compris, ou plutôt non, je n’y comprends rien. Mais je vous ai entendu. En partant, je les préviendrai.

— Tout de… tout de suite.

— Oh ! oh ! Je ne puis vous quitter comme cela… Bien, la chance nous sert. Voici Madame de Repentigny.

Deux minutes plus tard, Perrine et André entraient dans la chambre. Mme de Repentigny, discrètement, se retira, mais non sans avoir pressé la main de Perrine en signe de compassion. La jeune fille faisait peine à voir, si pâle, si triste, mais stoïque et sans larmes.

André prit le premier la parole.

— Tu nous demandes, Charlot ? Vois, comme ta sœur et moi sommes accourus vite près de toi. Qu’y a-t-il ?

— Perrine… viens de ce côté… Ici !… Près… d’André.

— Oui, mon frère chéri.

— André, prends… la main… de Perrine… Je te la donne… Épouse-la… Promets !

Un peu interdits, les jeunes gens hésitaient.

— Vite !… Promets… promets, balbutiait Charlot, dont les yeux s’agrandissaient démesurément.

— Je promets, avec joie, pour ma part, dit le capitaine de Senancourt. Tu le sais, j’aime depuis longtemps ta sœur… Et l’officier porta respectueusement la main de la jeune fille à ses lèvres. Celle-ci semblait défaillir.

— Perrine… consens…, toi aussi… reprit la voix de Charlot.

La jeune fille, à bout de forces, sous le coup de cette émotion imprévue, tomba soudain à genoux près du lit de son frère. Elle sanglotait.

— Pauvre… Perrine ! fit le malade, en posant la main sur la chevelure dorée de sa sœur. Mais… dis oui… fût-ce… de la tête… Je mourrais… heureux…

— Oui, oui, je consens, cria la jeune fille entre deux sanglots, mais tu ne mourras pas… non, non… Notre sacrifice à tous deux… obtiendra ta guérison.

— Charlot, sache-le bien, je proteste, dit, avec fermeté, André de Senancourt, c’est ta sœur qui parle de sacrifice, non moi. Même si elle ne peut arriver à m’aimer un jour, je ne puis être heureux sans elle… Perrine, remettez-vous. Pour lui, non pour moi !

— Merci… murmura le malade. Je vais dormir… comme Lise… jadis !… Va, André… Perrine veillera. Je veux… prendre sa main… comme autrefois… lorsque j’étais petit… Perrine, Perrine, ta main !… Dieu ! Qu’est-ce que je vois ?… Cours, ma sœur, cet Iroquois… il veut… mais il veut prendre mon petit… Au secours !… Oh ! c’est horrible… Perrine !

Le délire reprit, violent, sans merci. Le malade haletait. Le médecin, qui accourut, gronda, mit toute la maison sur pied, essaya d’un médicament, puis d’un autre… Ce ne fut qu’au bout de deux heures d’angoisses qu’un peu de repos s’annonça autour du malade. Enfin, celui-ci s’endormit.

— Je resterai encore une heure, ici, décida le médecin. Quittez tous la chambre. Je ne fais aucune exception. Au bout de ce temps, je serai en mesure de me prononcer sur l’issue, fatale ou non, de cette terrible crise… Aussi, a-t-on jamais vu ! Parler de fiançailles au chevet d’un mourant… Eh ! eh ! continua pour lui seul le médecin, une fois tout le monde sorti, bien à regret… ce Charlot est impayable !… Voilà qu’il vient d’assurer le bonheur de sa sœur… Car c’est un brave cœur que notre beau capitaine… Allons, tentons l’impossible pour sauver un malade qui a de si bonnes idées… C’est qu’il dort comme un poupon paisible… Pourvu que cela dure encore un peu, un tout petit peu…