Éditions Édouard Garand (29p. 115-117).

Chapitre X

UN RÉCIT DOULOUREUX


Paul Fiermont n’avait pas tout à fait élu domicile sur L’Épave ; mais il y venait presque tous les jours. Le médecin avait discontinué ses visite régulières, considérant la malade en pleine convalescence. Nilka, tout en donnant ses soins à Mme Fiermont, travaillait à son trousseau, avec l’aide de Koulina. Alexandre Lhorians, comme toujours, était tout à sa manie. Joël, sombre et préoccupé, réparait, sur le deuxième pont, dans son atelier, une des chaloupes de L’Épave.

Un jour, lorsque Paul arriva sur L’Épave, Nilka lui dit :

— Paul, ne pensez-vous pas qu’il serait temps que vous vous fassiez connaître à votre mère ? Je crois que rien ne saurait plus contribuer à sa parfaite guérison comme de savoir que son fils est vivant.

— Peut-être avez-vous raison, ma chérie, répondit-il, et si ma mère est capable de me recevoir, j’irai immédiatement lui rendre visite.

— Elle vous recevra, bien sûr, Paul ; elle est assise sur un fauteuil, dans sa chambre. Je viens de causer avec elle.

— J’y vais alors. Venez-vous avec moi, Nilka ?

Mais la jeune fille refusa d’accompagner son fiancé et d’être témoin de cette première entrevue entre la mère et le fils ; cette entrevue aurait quelque chose de sacrée, se disait-elle.

— J’irai vous rejoindre… plus tard, promit-elle. Allez, mon Paul.

Paul se dirigea vers la chambre de sa mère, et une longue demi-heure s’écoula avant qu’il en sortit. Se dirigeant vers sa fiancée, il lui dit gravement :

— Venez, ma bien-aimée ; ma mère vous attend.

Mme Fiermont avait pleuré, c’était évident ; Nilka avait remarqué aussi que les yeux de son fiancé étaient un peu rougis. La malade était très pâle, mais une expression d’ineffable bonheur se reflétait sur son visage.

— Petite Nilka ! s’exclama-t-elle, en ouvrant ses bras. Nilka ! La fiancée de mon Paul, de mon fils chéri !

— Chère, chère Madame ! fit Nilka, en s’agenouillant auprès du fauteuil sur lequel la mère de Paul était assise. Oh ! Combien nous allons vous chérir et vous aimer, Paul et moi, chère Madame Fiermont !

La malade eut un léger mouvement de surprise ; c’était la première fois qu’on la nommait par son véritable nom, qu’on la nommait Mme Fiermont. Son mari l’avait appelée Aniline, nécessairement ; Candide et Bernard, de même, tandis que ses voisins ne l’avaient jamais appelée autrement que : « Mme Aniline ».

— Je vous raconterai tout ce qui s’est passé, depuis la disparition de mon Paul, dit-elle, en jetant un regard affectueux à son fils. Je vous dirai aussi comment il se fait que vous m’avez trouvée sur ce bateau dans la cabine No 6.

— Nous avons bien hâte d’apprendre tout ce qui vous concerne, mère chérie ; mais il ne faut pas que vous vous fatiguiez. Une rechute…

— C’est assez d’émotions, pour aujourd’hui, n’est-ce pas, Mme Fiermont ? fit Nilka, en souriant. Demain, si vous vous en sentez capable, vous nous raconterez tout.

Le lendemain après-midi, Mme Fiermont fut installée dans la salle à manger ; c’était plus gai ainsi. Nilka lui présenta son père ; Alexandre Lhorians s’inclina profondément devant cette dame ; il s’informa de sa santé, après quoi il se mit à l’entretenir de son horloge de cathédrale. Inutile de le dire, la mère de Paul comprit immédiatement qu’elle avait affaire à un toqué ; elle jeta un regard de compassion sur Nilka, qui, saisissant ce regard au passage, détourna aussitôt la tête, pour cacher les larmes qui venaient de lui emplir les yeux.

— Madame, fit l’horloger, lorsque vos forces seront complètement revenues, il me fera plaisir de vous expliquer, en détails, le mécanisme compliqué de mon horloge de cathédrale.

— Certainement, M. Lhorians ; cela ne manquera pas de m’intéresser au plus haut point, répondit Mme Fiermont.

— Vous êtes, me dit Nilka, parente de M. Fiermont ?

Mme Fiermont est la mère de Paul, père.

— Ah ! oui ! Alors, que je vous répète, à vous, Madame, ce que j’ai dit à M. Fiermont lorsqu’il m’a demandé la main de ma fille. Si je n’étais pas convaincu de devenir fortuné un jour, grâce à mon invention, je n’aurais pas consenti à laisser ma fille épouser un millionnaire, croyez-le ; car, Madame, je ne crois pas à ces mariages où la fortune n’est que d’un côté. Malheureusement, je n’ai pas fait un succès de mon art ; mais je préférais me consacrer à mon horloge de cathédrale, qui sera, un jour, je le disais aussi à M. Fiermont, une des merveilles de ce siècle.

Combien Mme Fiermont plaignait Nilka d’avoir pour père un tel toqué ! Mais, en revanche, quel parfait gentilhomme que ce M. Lhorians ! Il n’était guère surprenant qu’il appelât son métier son « art » ; le mot métier ne pouvait « cadrer » avec les manières ultra-distinguées d’Alexandre Lhorians, semblait-il.

Vers les trois heures, lorsque Paul arriva à L’Épave, Mme Fiermont se dit capable de lui raconter, ainsi qu’à Nilka et à son père, les événements qui avaient suivi la disparition de son fils. Nous allons donner un bref aperçu de ces événements, afin de ne pas prolonger, plus qu’il n’est nécessaire, ce récit déjà long :

Lorsqu’Annine eut constaté la disparition de son enfant, elle se livra à de véritables crises de désespoir. Une nuit, elle quitta La Masure et partit, à l’aventure, à la recherche de son fils. On prétendait qu’elle avait perdu la raison ; mais il n’en était rien ; seulement, la pauvre mère était poursuivie d’une idée fixe : celle de retrouver son petit Paul, son bébé chéri.

Plus d’un an s’écoula. Annine allait toujours à l’aventure, cherchant toujours son fils. Un jour, apercevant une femme qui portait dans ses bras un enfant aux cheveux bruns, bouclés, Annine le réclama comme sien. Si elle eut réfléchi un peu, elle eut compris que son Paul était plus âgé d’un an, que l’enfant de cette femme. Eh ! bien, ce qui devait arriver arriva ; la mère de l’enfant fit une scène ; plusieurs femmes, en partie des Sauvagesses, accoururent voir ce qui se passait. Il y eut des protestations, des cris, des vociférations, des injures envers celle qu’on nommait « la folle ». Puis, les hommes s’en mêlèrent ; ils menacèrent Annine de la faire enfermer dans quelque maison de santé ; enfin, ce fut toute une affaire.

La pauvre malheureuse parvint à fuir la horde qui l’injuriait, qui la bafouait, qui la malmenait ; elle s’enfuit, poursuivie par les clameurs des hommes et des femmes, tandis que les enfants, qui, eux aussi, avaient pris part à la mêlée, lui jetaient des pierres.

Aussitôt que vint l’obscurité, Annine se dirigea vers le lac, et s’emparant d’une pirogue, qu’elle trouva, amarrée, sur la grève, elle s’enfuit, à force d’avirons ; elle fuyait les humains, qui étaient si méchants ; elle traverserait le lac St-Jean dans toute sa largeur, et s’en irait vivre en pleine solitude.

Lorsque sa pirogue accosta enfin à la rive est du lac, Annine constata qu’elle était, en effet, en plein pays sauvage. Pas une habitation, pas la moindre construction en vue ; des rochers seulement, et des cèdres, aussi loin que le regard pouvait porter.

Enlevant de la pirogue une ligne de pêche, qu’elle y avait trouvée, ainsi qu’une petite hachette et, à côté d’une vieille pipe, trois paquets d’allumettes, Annine chercha un endroit où elle pourrait s’installer, et bientôt elle eut trouvé une petite grotte naturelle, où elle serait à l’abri des intempéries des saisons, à l’abri aussi des bêtes fauves, au moyen d’une pierre ronde, facile à rouler, et qui servirait de porte à sa demeure, la nuit.

L’hiver arriva. Ce fut terrible. Et Annine serait morte, dès les premiers grands froids, sans les allumettes trouvées dans la pirogue, au moyen desquelles elle pouvait faire du feu.

Mais l’hiver n’a qu’un temps, si interminable lui parut-il. Le printemps revint, puis l’été. Un jour, Annine aperçut un bateau de cabotage naviguant sur le lac ; c’était un bateau d’un assez fort tonnage, et elle passait bien des heures à le regarder évoluer sur les flots, quoiqu’il fut très loin. Lorsqu’arriva l’automne, Annine vit le même bateau se diriger vers la côte, et bientôt, il fut à l’ancre, à moins d’un quart de mille de la grotte où elle avait élu domicile. Plusieurs soirs de suite, le bateau fut illuminé, puis, tout à coup, les lumières s’éteignirent, et la jeune femme comprit qu’on abandonnait le bateau, pour l’hiver.

Sautant dans sa pirogue, elle se dirigea vers le bateau, à l’arrière duquel elle lut son nom : L’épave.

Montant dans le bateau, elle en fit une inspection superficielle, et vite elle découvrit qu’il appartenait à Delmas Fiermont, son mari. Alors, elle ne se fit pas scrupule de s’y installer, et même, de puiser à même les provisions de bouche et autres, dont la cale était remplie. Bref, L’épave était devenue la résidence d’hiver d’Annine. Chaque printemps, elle retournait à sa grotte et y passait aussi l’été.

Un soir d’hiver, elle avait découvert une retraite sûre, dans la cale, à l’arrière du bateau ; une porte dissimulée, glissant facilement sur des rainures. Cette porte n’existait plus quand le charbon était entassé dans les soutes. Un petit escalier en spirale conduisait à la cabine No 6 ; on n’avait qu’à soulever une trappe légère, à la tête de l’escalier, pour pouvoir pénétrer dans la cabine. Après qu’elle eut fait cette découverte, Annine ne quitta plus L’épave, ni l’été, ni l’hiver.

Plusieurs années se passèrent. Enfin, le printemps dernier, L’épave avait été conduite à quatre milles de la rive ouest. Une véritable armée d’ouvriers, de peintres, de décorateurs, s’était mis à l’œuvre, et L’épave, rude bateau de cabotage, était devenu, comme par enchantement, un véritable petit palais.

— Pauvre Nilka ! dit Mme Fiermont, en terminant son récit, je crains bien vous avoir effrayée, plus d’une fois… Je vous ai entendu dire, un jour, à Joël, à Koulina ensuite, que vous entendiez le frôlement de longs vêtements, souvent, la nuit…

— Oui… Mais, je comprends tout maintenant, chère Mme Fiermont, répondit la jeune fille, en souriant.

— Et cette fois où Carlo vous a tant fait peur… Vous vous souvenez, Nilka, le jour où vous êtes restée seule sur L’épave, alors que votre père était allé à la pêche avec Joël ?

— Oui, certes, je m’en souviens ! Carlo voyait quelqu’un derrière ma chaise… Jamais je n’ai eu tant peur de ma vie !

— Pauvre petite ! s’écria Mme Fiermont. Voyez-vous, ce jour-là, n’entendant aucun bruit, et me croyant seule sur le bateau, je m’étais rendue jusqu’à la salle à manger. Mais Carlo me vit… Carlo est mon ami, vous savez ; il y a deux ans que nous avons fait connaissance, lui et moi. Il partait de Roberval et se rendait ici à la nage, assez souvent, passer un, deux, même trois jours avec moi.

— Et, la « Dame des Brumes », c’était vous, aussi, Mme Fiermont ? demanda Nilka.

— La « Dame des Brumes » ?… Qu’est-ce que la « Dame des Brumes », Nilka ?

— Nous la voyions souvent, depuis que nous avons tant de brume… Elle traversait le pont…

— Ah !… C’était moi, chère enfant. Profitant de la brume, qui devait, me semblait-il, me cacher à tous les regards, je faisais souvent une petite promenade sur l’arrière-pont…

— Tout s’explique, alors, et… la « Dame des Brumes » ne me fait plus peur, mère chérie ! s’écria la jeune fille, en entourant de ses bras le cou de Mme Fiermont. Mais, je tremble à la pensée de ce qui serait arrivé si Paul n’avait couché sur le deuxième pont et ne vous avait pas entendue respirer, dans la cabine No 6 !

— Madame, fit Alexandre Lhorians, qui avait attentivement écouté le douloureux récit de Mme Fiermont, permettez-moi de vous le dire : vous êtes une héroïne ! Plus d’une, à votre place, se fut laissée abattre par l’épreuve… Veuillez donc accepter l’expression de ma profonde admiration, en même temps que celle de mes hommages les plus respectueux et les plus distingués !

Ce soir-là, Mme Fiermont se mit à table avec nos amis, pour le souper, et ce fut un grand événement. Bientôt, la mère de Paul pourrait prendre part à la vie commune.

Chose certaine maintenant, c’était qu’elle serait tout à fait rétablie, pour le mariage de son fils et de Nilka, dont la date venait d’être fixée au 10 octobre ; c’est-à-dire, dans deux semaines.