Éditions Édouard Garand (29p. 48-50).

Chapitre VI

L’INTRUS


Mais, le jeudi soir, Paul n’était pas présent au Café Chantant lorsque l’Oiseau Bleu fit son apparition, car, ce matin-là, il avait reçu de Prosper une lettre lui annonçant que Mlle Fiermont était sérieusement malade de l’influenza et qu’on avait dû faire venir le Docteur Ivan. Le jeune homme était donc parti immédiatement pour le « château ».

— Paul ! avait dit Mlle Fiermont, en l’apercevant. On t’a donc fait revenir, mon pauvre enfant ? Toi qui t’amusais si bien en ville !

— Chère tante Berthe, avait-il répondu, il n’y a pas d’amusement qui tienne, lorsque vous êtes malade. Croyez-le, je n’ai pas hésité un seul instant à revenir auprès de vous, et je ne vous quitterai pas avant que le médecin m’ait assuré que vous êtes en pleine convalescence.

— Cher, cher Paul ! Que tu es bon pour moi ! s’était écriée la vieille demoiselle, vivement émue assurément.

Il fut cinq semaines au « château ».

Avant de retourner à Québec, il avait raconté à Mlle Fiermont l’incident de l’Oiseau Bleu.

— Ainsi, tu l’aimes cette jeune fille, Paul ?


Soudain, Nilka pâlit davantage… La brume devenait de plus en plus dense, et sous ses voiles opaques, une femme, toute blanche, semblait glisser, traversant le pont dans toute sa longueur, puis revenant sur ses pas… (page 99).

— Je l’aime, dites-vous, tante Berthe ?… Je… Je ne sais pas… Elle m’intéresse au plus haut point ; voilà tout, je crois.

Mlle Fiermont eut un fin sourire.

— Quoique je ne me sois jamais mariée, dit-elle, je connais les signes d’un cœur épris. Je ne doute pas qu’elle soit digne de toi et…

— Mais ! Je ne sais seulement pas son nom ! s’écria le jeune homme. Cependant, peut-être avez-vous lu dans mon cœur, chère tante… Peut-être, en effet, que je l’aime le gentil Oiseau Bleu…

— Il doit te tarder de la revoir, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est vrai, il me tarde infiniment de la revoir… Je la reverrai demain…

— Mes souhaits de bonheur t’accompagneront, à Québec, mon Paul !

Le lendemain soir, sans y manquer, il se rendait au Café Chantant. En entrant, il lui sembla qu’il y avait quelque chose d’insolite, et vite il découvrit ce qui en était : un des dîneurs était un peu « éméché » ; il parlait fort et riait aux éclats, choses qu’on n’entendait pas souvent dans cette auberge, si bien et si sévèrement tenue.

— L’aubergiste va le mettre à la porte, bien sûr ! dit Albert Delherbe à Paul, en désignant le tapageur, qui leur tournait le dos.

— La chanteuse ! La chanteuse ! criait le rustre, en frappant la table de son poing.

Deux jeunes gens, qui étaient attablés avec lui, essayaient de le faire taire, mais en vain.

— La chanteuse ! La chanteuse ! répétait-il.

L’aubergiste s’approcha de la table et il dit quelques mots au jeune homme.

— C’est bien ! C’est bien ! cria l’intrus. Mais, qu’on apporte la chanteuse !

— Sortez ! dit l’aubergiste.

— Sortir ? Pas moi !

— Nous allons bien voir ! fit l’aubergiste.

— Tais-toi donc, mon bon ! dit un de ses compagnons. Il ne faut pas faire de bruit ici.

— Oui, taisez-vous ! répéta l’aubergiste, puis il se dirigea vers la table de Paul, afin de prendre son ordre.

Le jeune tapageur se retourna, comme pour interpeller l’aubergiste, et alors Paul le vit.

— C’est Anatole Chanty, énonça-t-il.

— Eh ! oui, c’est « Mademoiselle » Chanty ! rit Albert Delherbe. Je crois qu’il a compris qu’il devait changer de ton, car le voilà tranquille comme une petite brebis du bon Dieu !

Oui, Anatole Chanty s’était tu. Tout de même, Paul se promit de le surveiller, et s’il osait manquer de respect envers l’Oiseau Bleu, tout à l’heure, lorsque celle-ci ferait son apparition, il saisirait l’intrus par le collet et le jetterait dans la rue.

— Vous savez, je le suppose, Fiermont, la dernière nouvelle, concernant le bel Anatole ? demanda Albert Delherbe, en souriant.

— Non, je ne la sais pas. Le fait est que ce personnage m’intéresse peu.

— Comment ! Vous ne savez pas que, découragé de la froideur de sa cousine. Mlle Trémaine, Anatole Chanty s’est mis à courtiser Mlle Rouvain ?

Mlle Rouvain ? « La belle Judith » ? Vous badinez, Delherbe !

— Non, je ne badine pas, Fiermont.

— Je n’aurais jamais cru que M. Chanty serait du goût d’une jeune fille du calibre de Mlle Rouvain ; c’est presqu’incroyable !

— Inutile de vous le dire, elle ne l’aime pas. Tout de même, elle le tolère, bien sûr, car Chanty est reçu intimement chez Mlle Rouvain, dit-on.

— C’est plutôt amusant et étonnant : la belle et imposante Judith… et ce freluquet, fit Paul, en haussant les épaules. Mais, « tous les goûts sont dans la nature », et le reste, et le reste. Ah ! reprit-il, voilà l’oiseau Bleu enfin !

L’Oiseau Bleu venait de prendre place auprès du piano, où Mme Dupin était assise. Paul trouva la jeune chanteuse plus belle, plus radieuse qu’il y avait cinq semaines.

— Tante Berthe avait raison, se dit-il ; je l’aime l’Oiseau Bleu ! Je l’aime éperdument !

— Joël brille par son absence ce soir, dit soudain Albert Delherbe à l’oreille de notre ami.

En effet, on n’apercevait pas, ce soir, dans le petit corridor, la silhouette un peu massive du domestique.

— Je veillerai ! se dit Paul, en jetant les yeux sur Anatole Chanty.