Éditions Édouard Garand (29p. 41-43).

DEUXIÈME PARTIE

NILKA

Chapitre I

EN SOUVENIR DE L’OISEAU BLEU


Cinq mois s’étaient écoulés, depuis le décès de Delmas Fiermont.

Mlle Fiermont continuait à régner au « château », au grand plaisir et au grand soulagement des dames de la Banlieue. Si Paul était resté seul après la mort de son oncle, la maison eut été fermée, ce qui n’aurait pas fait l’affaire de l’élément féminin, surtout de celles qui avaient des filles à marier. En effet, aucune de ces dames n’eut osé aller rendre visite à un célibataire ; de là, que de chances perdues d’établir les jeunes filles des environs !

Paul Fiermont était, sans contredit, le meilleur et le plus riche parti de la province de Québec. N’avait-il pas hérité des millions de son oncle, de son « château », de ses propriétés, tant dans la ville de Québec que dans les régions du lac Saint-Jean ; ces dernières consistant en terrains à perte de vue, en moulins, en bateaux de cabotage, etc., etc ?

Paul Fiermont était, aussi, fort joli garçon, jeune, aimable, et recommandable en tous points ; de plus, il était… libre. La nouvelle de sa rupture avec Réjanne Trémaine s’était vite répandue ; d’ailleurs, on ne les voyait plus jamais ensemble ces deux jeunes gens, qu’on rencontrait sans cesse, avant le décès de Delmas Fiermont. Ce qui avait été la cause de la rupture entre les fiancés n’inquiétait et n’intéressait que peu de gens ; une querelle d’amoureux sans doute… et puis, ça n’avait pas d’importance, n’est-ce pas ? Ce qui importait c’était que le jeune millionnaire ne fut plus lié par aucune promesse… et chaque maman faisait des rêves d’or pour sa fille en âge de se marier.

Durant les cinq mois qui venaient de s’écouler, Paul avait eu l’occasion de rencontrer Réjanne deux fois seulement ; la première fois, quinze jours après la mort de son oncle, la deuxième fois, une semaine plus tard. En apercevant, de loin, son ex-fiancée, montée sur son cheval et accompagnée de Daniel, le jeune homme avait ralenti l’allure de sa monture ; mais Réjanne était passée près de lui sans le regarder, les yeux fixés devant elle ; elle ne daigna même pas reconnaître, par le moindre signe, le salut que Paul lui fit en passant. À leur deuxième rencontre, ce fut la même chose. Après cela il prit l’habitude de se diriger d’un autre côté, lorsqu’il sortait à cheval. Il le comprenait plus que jamais, Réjanne ne pouvait ni oublier, ni pardonner. Eh ! bien, il ne lui restait qu’à se résigner.

Pourtant, Réjanne Trémaine ne manquait pas de cœur ; le Notaire Schrybe avait raconté à Paul, alors qu’il était venu au « château », pour la lecture du testament de Delmas Fiermont, l’incident suivant :

Le lendemain du décès de l’oncle de Paul, le notaire était allé prendre un peu d’exercice sur la terrasse. Il était onze heures de l’avant-midi. Soudain, il aperçut une jeune écuyère, qu’il reconnut aussitôt : c’était Réjanne Trémaine.

Réjanne était très pâle, ses yeux étaient cerclés de noir, et lorsqu’elle parla, sa voix était tremblante.

— Notaire Schrybe, avait-elle dit, c’est donc bien vrai que M. Fiermont est mort ?

— Hélas ! oui, Mlle Réjanne, avait répondu le notaire. Il est mort, à sept heures sonnant, hier soir !

— Et… de… quoi est-il mort, Notaire ?

— D’une dilatation du cœur, causée par une trop forte émotion, avait énoncé le notaire, sans songer à l’interprétation que la jeune fille pouvait donner à ces paroles.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! s’était-elle écriée. C’est… C’est ma faute !

Alors, le notaire Schrybe comprenant ce à quoi elle faisait allusion, se hâta de la rassurer.

— Merci ! lui dit-elle. Merci de m’avoir rassurée, Notaire ! Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, me croyant responsable, en quelque sorte, du malheur qui vient d’arriver… M. Fiermont était un bon ami à moi, voyez-vous, Notaire, et…

— Chère Mlle Réjanne, avait osé dire le notaire, n’y aurait-il pas moyen d’arranger les choses entre vous et Paul. Paul est si…

— Au revoir, Notaire Schrybe ! avait interrompu Réjanne.

Elle appliqua à son cheval un léger coup de fouet, et celui-ci partit, au galop, dans la direction de La Solitude.

Paul le comprit bien ; en apprenant la nouvelle de la mort de Delmas Fiermont, Réjanne avait eu peur, bien peur. Elle savait combien le vieux millionnaire l’avait aimée et elle avait cru que, ayant appris que tout était fini entre elle et son neveu, il en était mort de chagrin. Mais le Notaire Schrybe l’avait rassurée à ce sujet ; après cela, elle ne s’occupa plus de Paul ; elle ne lui fit même pas parvenir un mot de sympathie, à l’occasion de la mort de son oncle, qui avait été, de son vivant, un si bon ami pour elle. Oui, décidément, tout était fini, bien fini entr’eux !

Vers la fin de septembre, Paul partit pour les régions du lac Saint-Jean, accompagné d’Albert Delherbe ; ils furent absents un mois et demi.

Lorsque Paul revint au « château », il constata que tout y était sans dessus dessous ; c’était le grand ménage de l’automne.

— Paul, lui dit, au lendemain de son arrivée, Mlle Fiermont, puisque tu vas à Québec…

— Y passer le temps du grand ménage, interrompit, en riant, le jeune homme. Eh ! bien, tante Berthe, reprit-il, que puis-je faire pour vous, à la ville ?

— Je voulais te demander d’acheter toi-même la tapisserie pour la chambre verte, qui est voisine de la mienne. Cette pièce, tu le sais sans doute, est une des plus belles, des plus spacieuses et des mieux situées de la maison, mais, comme elle a été fermée pendant longtemps, la tapisserie tombe par lambeaux.

— C’est une commission un peu difficile que vous me donnez là, n’est-ce pas ? Choisir de la tapisserie…

— Je sais que ton goût est infaillible, Paul, répondit Mlle Fiermont. Nous ferons tapisser cette pièce en même temps que la salle à manger… si tu n’y as pas d’objections, s’entend.

— Je ferai de mon mieux, chère tante, assura Paul.

À son retour de Québec, dix jours plus tard, Mlle Fiermont conduisit son « neveu » dans la chambre verte, qui allait, nécessairement changer de nom.

— Vois comme c’est joli ! s’écria t-elle. Ces beaux grands oiseaux bleus tenant dans leurs becs des guirlandes de fleurettes, bleues, elles aussi !

— Ces fleurs se nomment des « yeux d’ange », tante Berthe, et ces oiseaux bleus… Ainsi, vous êtes satisfaite ?

— Certes, oui, je le suis ! Et vois, j’ai fait venir, sur catalogue, cette mousseline parsemée d’oiseaux bleus ; n’est-ce pas que ça s’harmonise bien avec le papier, et que ça fait de jolis rideaux et tentures ?

— Votre goût est tout simplement exquis, chère tante !

— Ce sera le « nid de l’oiseau bleu » cette chambre, dorénavant.

— C’est bien, nous désignerons cette pièce ainsi, désormais, répondit Paul, en souriant. Lorsque nous serons trop pressés pour dire « le nid de l’oiseau bleu », nous la nommerons tout simplement « le nid », n’est-ce pas ?

C’est intentionnellement que Paul avait choisi ce papier orné d’oiseaux bleus, c’était en souvenir du gentil Oiseau Bleu rencontré sur le promontoire en août dernier ; de la chère fillette qu’il aurait tant voulu revoir, mais qu’il n’avait jamais revue.

L’annonce qu’il avait fait insérer dans les principaux journaux de Québec concernant le médaillon qu’il avait trouvé sur le promontoire, était restée sans réponse, et cela avait beaucoup surpris Paul. Assurément, celle qui avait perdu ce joyau, devait tenir beaucoup à le retrouver ! Il est vrai que à cause du décès de son oncle, le jeune homme avait retardé de quelques semaines avant d’annoncer la chose ; cependant, personne n’avait réclamé le médaillon, ni par lettre, ni personnellement. Quelle déception ! Notre ami avait compté sur cette annonce ; il avait espéré qu’elle attirerait l’Oiseau Bleu, qu’il aurait ainsi l’occasion de revoir la charmante enfant et de lui demander son nom… Eh ! bien, aussitôt après les « Fêtes », il ferait paraître d’autres annonces ; peut-être aurait-il plus de succès cette fois !

Les « Fêtes » se passèrent bien tranquillement au « château », par respect pour la mémoire de Delmas Fiermont.

À Noël, le Notaire Schrybe et Mme Joannotte, sa sœur, vinrent diner avec Paul et sa tante. Au Jour de l’An, la « tante » et le » neveu » furent seuls. Mais, pour les Rois arrivèrent Estelle Delherbe et son frère Albert, Renée Le Mouet et son frère Joe et aussi Anne Pivert. Inutile de dire que Lucien Ivan était de la partie. Toute cette jeunesse, cela mettait de la gaîté dans la maison, et Mlle Fiermont avait fort à faire de chaperonner tout ce monde. Quel chaperon aimable pourtant que « tante Berthe » ! Jamais elle n’était de trop la vieille demoiselle ; au contraire, on se l’arrachait littéralement !

Lorsque les « Fêtes » sont choses du passé, il s’ensuit toujours une époque de calme plat, qui est plus ou moins déprimante, à cause du contraste avec les jours qui viennent de s’écouler. Donc, un après-midi, Paul fit seller Negro, son cheval favori et il partit pour Québec, avec l’intention d’y passer quelques semaines ; il fuyait l’atmosphère par trop endormie de la Banlieue pour chercher l’atmosphère un peu plus éveillée de la ville.