Éditions Édouard Garand (29p. 28-30).

Chapitre XI

PRÉJUGÉ DE REJANNE


— Embarque ! Embarque !
Le temps est beau…
Glisse, ô ma barque,
Glisse sur l’eau !

C’est avec une joie exquise
Qu’on vogue sur le Saint-Laurent,
Tandis que ses vagues s’irisent
Des lueurs du soleil couchant.

Embarque ! Embarque !
Le temps est beau…
Glisse, ô ma barque,
Glisse sur l’eau !

Des voix jeunes et fraîches chantaient ce refrain, et sur le fleuve Saint-Laurent, trois chaloupes naviguaient de front. L’une de ces chaloupes contenait Réjanne et Paul, une autre, Estelle Delherbe et Joseph Le Mouet, frère de Renée, que tous nommaient « Joe » ; on prétendait que les deux jeunes gens étaient fiancés et qu’ils se marieraient le même jour que Renée le Mouet et Albert Delherbe, ce dernier le frère d’Estelle. Renée et Albert occupaient la troisième chaloupe.

Après le goûter, chacun des invités s’était mis à s’amuser à sa façon. Quelques uns, en se promenant dans le jardin, d’autres, en se réunissant par groupes sur les bords du fleuve, et d’autres, comme les jeunes gens ci-haut mentionnés, en faisant une excursion sur l’eau.

— Quel succès que votre fête Champêtre, n’est-ce pas, Réjanne ? dit Paul.

— Je suis bien satisfaite, répondit la jeune fille.

— Et ce temps idéal ! Vraiment, ça été une journée parfaite !

— La journée n’est pas finie encore, Paul, fit Réjanne, en souriant. Il n’est que huit heures du soir et…

Paul se mit à rire.

— Ne soyez pas pessimiste, ma chérie ! Une journée si agréablement remplie ne saurait que bien finir.

— Dans tous les cas, le temps a passé bien vite, dit Réjanne, et déjà plus de la moitié de nos invités sont partis. Sans doute, quand nous reviendrons de notre promenade, il ne restera que peu de monde à La Solitude. Ah ! ajouta-t-elle, soudain, que voilà un endroit pittoresque ! Ce petit promontoire, qui s’avance dans le fleuve, me cause toujours du ravissement et de l’admiration… Et tiens, j’y pense ; nous sommes sur les côtes du terrain du « château » ; ce petit promontoire vous appartient, conséquemment.

— Oui, ce petit promontoire appartient à mon oncle, et j’y viens assez souvent.

— Il est surprenant alors que nous ne nous y soyons jamais rencontrés, Paul, dit Réjanne en souriant, car, moi aussi, je viens ici fort souvent.

— Vraiment ? fit Paul.

— Oui. Au sommet du promontoire croissent les plus belles fleurettes qui soient ; de petites clochettes bleues, si mignonnes, si délicates !… Oh ! Que je voudrais en cueillir un gros, gros bouquet et l’apporter à mère !

— Rien de plus facile, mon aimée ! répondit Paul. Voici justement une petite anse où notre chaloupe sera à l’abri. Débarquons, et allons cueillir des clochettes bleues !

— Mais… les autres ?… objecta Réjanne.

— Je vais les appeler, répondit le jeune homme. Ohé ! Ohé ! cria-t-il, à plusieurs reprises.

Mais les autres chaloupes s’étaient éloignées, soit ensemble, soit séparément, et Paul ne reçut pas de réponse à ses appels.

— Débarquons ! répéta-t-il.

Tous deux prirent pied sur le rocher.

— Laissez-moi passer la première, Paul, fit Réjanne. Je connais un petit sentier conduisant au faîte du promontoire. Ce sentier est le seul praticable, car, tout à côté, la pierre est glissante comme de la glace vive.

Bientôt, les deux jeunes gens eurent atteint le sommet du rocher, et un petit cri s’échappa de la poitrine de Réjanne :

— Oh ! Voyez donc s’il y en a !

Oui, il y en avait des fleurettes bleues, il y en avait en extraordinaire quantité !

— N’est-ce pas, Paul, que ces mignonnes fleurettes, qu’on entrevoit à travers la verdure, causent une impression étrange ?… On dirait des yeux qui nous regardent ; des yeux bleus comme le ciel.

— Vous avez raison, Réjanne, répondit le jeune homme. Mais, moi, je préfère les yeux bruns, ajouta-t-il, en souriant.

— Vous en êtes sûr ?

— J’en suis sûr !… Cependant, si vos yeux eussent été bleus, mon aimée, je les aurais préférés à toute autre nuance… parce qu’ils seraient les vôtres, Réjanne.

Il voulut saisir sa fiancée par la taille et lui donner un baiser ; mais elle évita ses caresses, en murmurant :

— Non ! Non ! Pas ici ! Pas quand ces yeux semblent nous observer ainsi ! Et elle désigna les fleurettes.

Paul rit.

— Seriez-vous superstitieuse, ma Réjanne ?

— Superstitieuse ?… J’espère que je ne le suis pas, répondit-elle gravement. C’est bien assez que mon cousin Anatole me nommait souvent, jadis : « Mademoiselle Préjugé », ajouta Réjanne en souriant. Mais, ces fleurettes… Savez-vous, Paul, la dernière fois que je suis venue ici, je me suis surprise à composer une petite strophe concernant ces fleurs bleues, et elle se mit à rire.

— Savez-vous le nom de ces fleurettes, Réjanne ?

— Non, je ne le connais pas ; c’est pourquoi je leur en ai donné un… Je les ai nommées les « yeux d’ange ». N’est-ce pas que ce nom leur convient ?

— Les « yeux d’ange »… répéta Paul. Et cette strophe ?…

— Oh ! c’est bien peu de chose, allez !

— Tout de même, j’aimerais beaucoup à l’entendre.

Et Réjanne de dire, en désignant les fleurettes bleues :


— N’est-ce pas qu’elles sont étranges
Ces fleurs, couleur du firmament ?
Ne dirait-on pas des yeux d’ange,
Qui nous regardent tendrement ?


— C’est une idée fort poétique, ma chérie ! fit Paul. Je vous en félicite.

— Allons ! Cueillons des fleurs, puisque nous sommes montés ici pour cela ! J’en voudrais un gros bouquet.

La cueillette fut assez vite faite, car, comme nous l’avons dit, plus haut, il y avait des fleurettes bleues en quantité.

— Mon bouquet est assez gros maintenant ! fit soudain Réjanne. Partons !

— Savez-vous, ma chérie, dit Paul, je crois que nous ferons construire un grand kiosque, en cet endroit, le printemps prochain, puisque vous aimez tant ce petit promontoire. Qu’en dites-vous, ma Réjanne ?

— Je dis que ce serait… idéal ! s’écria la jeune fille. Pensez-y, Paul, un kiosque sur ce cap, en face du beau fleuve Saint-Laurent et au centre de ces « yeux d’ange » !

— Il ne faudra pas en souffler mot à mon oncle encore, cependant, dit Paul, en souriant, car il voudrait faire ériger le kiosque tout de suite, s’il apprenait que vous le désirez.

— Cher, cher M. Fiermont ! fit Réjanne, dont les yeux se remplirent de larmes. Eh ! bien, partons !

— Partons, puisque vous le désirez, mon aimée. Ah !…

— Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il, Paul ?

— Rien… Ce n’est rien…

— Mais, si, il y a quelque chose ! Qu’est-ce donc ?

— J’ai perdu un de mes boutons de manchettes…

— Un de vos boutons de manchettes ?… Une de vos perles noires alors ? Il faut la trouver !

— Je reviendrai, dit Paul, qui, machinalement, porta sa main droite à son bras gauche, car c’était le bouton de manchette de son poignet gauche qu’il avait perdu.

— Cherchons-le ! s’exclama Réjanne.

— Je reviendrai… répéta Paul.

— Cherchons-le ! C’est un joyau de si grande valeur ; il faut que nous le trouvions !

Tous deux se mirent à examiner l’endroit où ils se trouvaient.

— Oh ! Le voilà ! Quelle chance de l’avoir trouvé, cher ami ! s’écria Réjanne, tout à coup.

Presqu’à ses pieds, Paul vit le bouton de manchette ; une perle noire, hors de prix.

Réjanne, s’étant penchée pour ramasser le bouton, instinctivement, Paul étendit le bras gauche, qui se trouvait du côté de la jeune fille, pour la retenir… Hélas ! Il arriva alors une catastrophe, car, aussitôt qu’il eut étendu le bras, le jeune homme sentit quelque chose glisser le long de son poignet ; c’était le bracelet de fer !

Sa manchette étant déboutonnée, le bracelet glissa jusqu’à sa main. Mais vite, il se hâta de relever son bras ; il ne fallait pas risquer que sa fiancée vit cette partie de menottes, qu’il semblait être destiné à porter tout le reste de ses jours…

Il était trop tard !… Lorsqu’il leva les yeux sur Réjanne, afin de lui faire quelque remarque, en souriant, il vit celle-ci qui, pâle, les yeux démesurément ouverts, les lèvres blanches, indiquait du doigt le bracelet :

— Le bracelet de fer ! Le bracelet de fer !

— Réjanne ! Réjanne ! Écoutez-moi, ma chérie !… Je vais vous expliquer…

— Le bracelet de fer ! répétait-elle, une sorte d’horreur dans les yeux, et elle fit quelques pas en arrière.

Paul voulut s’élancer vers elle, la retenir, essayer de lui expliquer la provenance du bracelet de fer ; mais, d’un geste méprisant, elle le repoussa, puis elle partit, comme une flèche, dans la direction de La Solitude.

Cependant, le geste qu’avait fait Réjanne en repoussant son fiancé, avait été plutôt brusque, et celui-ci, perdit pied. Il tomba et roula tout le long du promontoire, puis, sa tête donnant sur un rocher, il perdit connaissance…

Alors, à travers leurs feuilles vertes, les « yeux d’ange » semblèrent le regarder avec compassion.