Éditions Édouard Garand (29p. 24-25).

Chapitre VIII

UNE RENCONTRE


— Nous regrettons de ne pouvoir changer cette dentelle, Mademoiselle ; elle a été coupée, voyez-vous, et…

— Mais, je me suis trompée ! J’étais certaine que c’était le même patron que celle-ci… et j’en ai acheté cinq verges !

— C’est infiniment regrettable, Mademoiselle ! Nous ne pouvons pas changer cette dentelle, vu qu’elle est coupée. Ce serait une perte pour nous.

— Seigneur ! Que vais-je faire ?

— Nous pouvons vous vendre une dentelle semblable à la vôtre, si vous le désirez. Tenez, en voici ; c’est exactement le même patron.

— C’est inutile ; je ne pourrais faire pareille dépense.

La conversation ci-haut mentionnée s’échangeait dans un des principaux magasins de la ville de Québec, entre un commis et une vieille demoiselle ; cette dernière, modestement, ou plutôt pauvrement mise. À la dernière répliqué qu’elle venait de faire, sa voix avait tremblé ; on devinait qu’elle se trouvait dans un grand embarras.

À côté de la vieille demoiselle, et examinant des cravates, était un grand jeune homme. Tout d’abord, il n’avait prêté que peu d’attention à la conversation qui s’échangeait tout près de lui, mais, soudain, il se retourna, regarda fixement la vieille demoiselle, puis il s’écria :

— Tante Berthe ! Oui, c’est tante Berthe !

La vieille demoiselle se retourna, fort étonnée, mais tout à coup son visage s’illumina d’un sourire, et, à son tour, elle s’écria :

— Paul ! C’est Paul Fiermont, mon neveu ! Ô Paul, cher enfant, quel bonheur de te revoir !

— Chère tante Berthe ! Il y a si longtemps que je désire aller vous voir ! Mais j’ai été tellement occupé ! dit Paul.

— Je savais que tu étais revenu, répondit Mlle Fiermont, et, je t’avouerai franchement que je m’attendais, chaque jour, à recevoir une visite de toi… Cependant, ton oncle…

— Je ne vous perdrai pas de vue pour le reste de l’après-midi maintenant, fit Paul en riant. Si vous voulez bien vous hâter de faire vos achats, j’irai vous mener jusque chez vous, tante Berthe ; ma voiture est à la porte du magasin.

— Merci, Paul ! Cependant, ne te crois pas obligé de me mener chez moi, mon pauvre enfant. À présent que je t’ai vu et…

— Allons ! Allons ! Ne parlez pas ainsi, chère tante, ou je croirai que vous me gardez rancune de n’être pas encore allé vous rendre visite.

— Moi, te garder rancune ! Moi ! Cher Paul ! Quand je suis si, si heureuse de te revoir !

Le commis crut qu’il était à propos d’intervenir ici, dans l’intérêt du magasin. Au nom de Paul Fiermont, qu’avait prononcé la vieille demoiselle, il comprit qu’il avait affaire à un riche client ; il allait en profiter.

— Vous oubliez votre dentelle, Mademoiselle, dit-il, en s’adressant à Mlle Fiermont. Monsieur, reprit-il, s’adressant à Paul cette fois, il est bien regrettable que nous n’avons pu faire l’échange que désirait Mademoiselle. Mais, la dentelle était coupée et…

— Qu’est-ce ? demanda Paul.

— Ce n’est rien, rien, Paul ! répondit Mlle Fiermont, en reprenant sa dentelle.

— Pardon, Monsieur, fit le commis ; Mademoiselle avait acheté cinq verges de dentelle noire ici, l’autre jour, mais elle s’était trompée de patron. Aujourd’hui, elle désirait échanger la dentelle, or… Voici la dentelle que Mademoiselle voulait appareiller.

— C’est bien, coupez-en dix verges, et remettez-les à Mlle Fiermont, dit Paul. Dépêchez-vous, s’il vous plaît !

— Dix verges ! Oh ! Paul, tu n’y penses pas !

Mais déjà, les dix verges de dentelle étaient coupées (fiez-vous au commis pour cela) ! et le compte remis au jeune homme, qui, après l’avoir payé, offrit le bras à sa tante pour la conduire à sa voiture.

Si ce jeune homme, mis à la dernière mode, donnant le bras à cette vieille personne si pauvrement vêtue, attira l’attention du propriétaire du magasin, des commis et des clients, inutile de le dire ; mais, à Paul, cela était bien égal ; il n’eut pas eu honte de sa tante Berthe, quand bien même elle eut été couverte de haillons.

Arrivés dehors, Paul dit à Mlle Fiermont, en désignant sa voiture :

— Montez, tante Berthe !

Et l’on partit.

Arrivés devant un autre magasin, Paul arrêta ses chevaux, puis il descendit de voiture et dit à sa compagne :

— J’ai affaire ici. Voulez-vous m’accompagner, tante Berthe ?… Le fait est que j’aurais besoin de vos conseils, à propos de certains achats que j’ai à faire. Voulez-vous venir ?

— Mais, certainement, Paul ! Si je puis te rendre service, je ne demande pas mieux.

Aussitôt entrés dans le magasin, Paul dit à demi voix à Mlle Fiermont :

— Maintenant, suivez-moi, tante Berthe, et ne protestez pas… contre mes achats. Venez !

— Protester ? Mais, mon cher enfant !…

— Venez, tante Berthe !

Bientôt. Paul eut conduit Mlle Fiermont dans un département de robes et de manteaux.

— Cette dame désire voir vos robes et manteaux, dit-il au commis, en désignant Mlle Fiermont. Ce que vous avez de mieux, s’il vous plaît !

— Paul ! essaya de protester Mlle Fiermont.

— Chut ! Vous avez promis de ne rien dire, rappelez-vous-en, fit le jeune homme en souriant.

Bref, quand ils sortirent du magasin, ils portaient, tous deux, divers paquets : il y avait deux robes, un manteau, des bas, des gants, des souliers, des mouchoirs en toile fine, etc., etc. En vain, Mlle Fiermont avait-elle essayé de protester, Paul avait fait la sourde oreille.

Comment son oncle Delmas pouvait-il ainsi laisser sa cousine Mlle Berthe Fiermont, dans la pauvreté ? Il était millionnaire ; il passait pour être très libéral, très généreux, et sa cousine, la seule parente qu’il eut au monde, à part son neveu, se promenait dans les rues de la ville, vêtue plus pauvrement que les domestiques de sa maison. Paul ne se permit pas de juger son oncle ; tout de même, l’attitude de ce dernier envers sa cousine avait quelque chose de, pour le moins, étrange.

Lorsqu’ils furent parvenus à destination, c’est-à-dire dans une des rues les plus pauvres, les plus obscures de la ville, Mlle Fiermont donna à Paul l’adresse de la maison où elle avait sa chambre. Heureusement, la propriétaire de la maison, Mme Grondeau, était une excellente personne, tenant sa petite demeure avec une extrême propreté.

En voyant arriver sa pensionnaire en voiture à deux chevaux, accompagnée d’un jeune homme qui semblait appartenir « à la haute gomme » Mme Grondeau avait ouvert tout grand son salon, dont elle ne se servait que dans les occasions extraordinaires.

Mme Grondeau, dit Mlle Fiermont, en désignant Paul, voici mon neveu. M. Paul Fiermont ; celui qui…

— Celui dont vous m’avez entretenue si souvent, Mlle Fiermont, répondit Mme Grondeau, en souriant. Entrez, Mademoiselle et Monsieur, ajouta-t-elle, en indiquant le salon. Je mets cette pièce à votre entière disposition et je verrai à ce que vous ne soyez dérangés par qui que ce soit. (Ce qui était une assurance inutile, car aucun des pensionnaires de Mme Grondeau n’eut osé mettre le pied dans le salon de cette dame, sans sa permission ; Mlle Fiermont le savait bien, et elle ne put s’empêcher de sourire).

Paul fut plus d’une heure avec sa vieille cousine. Lorsqu’il la quitta, il savait à quoi s’en tenir sur le froid qui existait, depuis deux ans, entre son oncle Delmas et sa tante Berthe.

À venir jusqu’à il y avait deux ans. Mlle Fiermont avait toujours été la très bienvenue au « château ». Mais un jour, en arrivant chez son cousin, elle ne le trouva pas dans son étude, où il avait l’habitude de se tenir ; ce que voyant, elle se dirigea vers la bibliothèque.

Or, arrivée à la porte de la bibliothèque, elle s’arrêta, pétrifiée par la surprise… et la compassion, car, de cette pièce lui arrivaient des sons étrangers, comme des plaintes, des gémissements.

— Ciel ! s’était-elle dit, Delmas est là-dedans, et il est malade !

Sans même prendre le temps et la précaution de frapper, elle ouvrit la porte, et ce qu’elle vit la cloua littéralement sur place : Delmas Fiermont, le millionnaire si envié de tous, assis près de son pupitre, la tête appuyée sur ses deux bras repliés, sanglotait comme un enfant…

— Delmas ! avait crié Mlle Fiermont. Mon Dieu ! Qu’y a-t-il ?

Au son de cette voix, l’oncle de Paul s’était levé, et jamais sa cousine ne pourrait oublier le visage de Delmas Fiermont, en ce moment, tant il exprimait de désespoir et de secrète souffrance.

Mais, pâle, les yeux remplis de colère, soudain, le geste brusque, il s’écria, s’adressant à sa cousine :

— Berthe ! Que fais-tu ici ? Et qui t’a permis de prendre tant de libertés dans ma maison ?

— Ô Delmas, je t’en prie, pardonne-moi !… Je t’ai entendu te plaindre, et j’ai cru que tu étais souffrant.

— Permets-moi de te dire que ce ne sont pas précisément de tes affaires ce qui se passe chez moi, avait répondu Delmas Fiermont, d’une voix qui tremblait de colère, et puisque tu abuses de l’hospitalité que je t’ai toujours accordée, jusqu’ici, je… je… te chasse !

— Et c’est tout, Paul, acheva Mlle Fiermont. Inutile de le dire, je n’ai jamais, depuis, essayé de franchir le seuil du « château ». Certes, je ne lui en veux pas à ton oncle… Il m’a mal jugée, tout simplement.

— Mais, tante Berthe, pourquoi mon oncle sanglotait-il ainsi ?

— Je ne sais pas, Paul… C’était terrible de le voir et de l’entendre ; ça me brisait le cœur, d’autant plus que j’ai toujours soupçonné ton oncle d’être en proie à une peine secrète… Mais, peut-être qu’il s’ennuyait seulement, seul dans son grand « château »… Prosper m’avait dit, d’ailleurs, que ton oncle s’ennuyait beaucoup de toi, Paul. Comme il doit être heureux de t’avoir avec lui maintenant ! Ne le quitte plus, cher enfant.

— Mon oncle est bien bon pour moi ; il me gâte littéralement, tante Berthe… Cependant, je regrette infiniment qu’il y ait eu ce malentendu entre vous et lui. Voulez-vous que j’essaie de lui expliquer…

— Non ! Non ! Ça ne servirait à rien, crois-le, Paul !

— Eh ! bien, nous serons toujours amis, nous deux, n’est-ce pas ?… Et je reviendrai vous voir, je vous le promets !

Mais souvent, les promesses sont faites et ne sont pas tenues ; Paul, sans oublier tout à fait sa tante, ne retourna plus jamais la voir chez cette bonne Mme Grondeau.