Éditions Édouard Garand (29p. 21-22).

Chapitre VI

CHARMANTE PERSPECTIVE


La nouvelle du retour de Paul Fiermont s’était répandue rapidement, aussi bien dans la banlieue que dans la ville de Québec. Le diner chez les Trémaine fut le prélude de bien d’autres diners, réceptions et soirées, donnés en son honneur.

Quand on est le neveu d’un millionnaire et son futur héritier, les amis et amies ne font jamais défaut. D’ailleurs, Paul devint immédiatement fort populaire ; les jeunes gens se faisaient un plaisir de le présenter à leurs divers clubs ; quant aux jeunes filles… elles se mettaient certainement en frais pour lui.

Tout d’abord, ce genre de vie, si contraire à celui qu’il avait mené jusque-là, ne plaisait guère à Paul ; mais comme il rencontrait Réjanne à presque tous les diners, réceptions et soirées, il y prit bientôt goût. Déjà, quelques chuchotements concernant les deux jeunes gens se faisaient entendre, par-ci, par-là, et même, les uns prétendaient qu’ils étaient fiancés. Mais c’était aller trop loin et trop vite.

Réjanne et Paul se rencontraient souvent dans leurs chevauchées. Réjanne faisait une belle et fière amazone, montée sur un magnifique pur-sang, et Paul, inutile de le dire, était aussi à l’aise à cheval qu’assis dans le fauteuil le plus confortable. Que de courses ils firent tous deux, accompagnés de Daniel, le domestique des Trémaine.

— Savez-vous, tante Jeanne, dit un jour Anatole Chanty à Mme Trémaine, qu’on commence à jaser quelque peu, sur le compte d’une personne qui… vous intéresse ?

— À jaser ?… Une personne qui m’intéresse ? s’exclama Mme Trémaine. Seigneur ! Anatole, tu devrais bien prendre l’habitude d’aller franchement au but, dans tes discours ! Ces détours…

— Eh ! bien, j’irai droit au but, puisque vous le désirez, tante Jeanne… On commence à faire des… contes, à propos de Réjanne…

— À propos de Réjanne ! De ma fille !

— Mais, oui ! Son nom est sans cesse accolé à celui de Paul Fiermont, de cet aventurier qui…

— Mon pauvre Anatole, répondit Mme Trémaine, si Réjanne est vue souvent en la compagnie de M. Paul Fiermont, c’est avec notre consentement, à son père et à moi.

— Vraiment ! fit Anatole Chanty, feignant une surprise qu’il ne ressentait nullement… Pourtant, sait-on quelle vie il a menée, depuis sept ans, ce type ?… Ciel ! Songez-y ! Peut-être ce jeune homme qui, en si peu de temps, est devenu si populaire, ce garçon à qui vous confiez votre fille… il ne serait pas surprenant qu’il fut un voyou ou criminel de la pire espèce !

— Je n’ai pas de ces préjugés, Anatole.

— Préjugés !… Que parlez-vous de préjugés, tante Jeanne, quand votre fille Réjanne a le mot « préjugé » écrit sur toute sa personne ! s’écria Anatole.

— Peut-être… fit Mme Trémaine. Mais, ajouta-t-elle, avec un sourire qui aurait pu paraître un tant soit peu méchant, mais qui n’était qu’amusé, ses préjugés, à Réjanne, ne vont pas jusqu’à lui faire fuir la société de M. Paul Fiermont… quoiqu’il ait mené une vie aventureuse depuis sept ans.

— Vous vous moquez de moi, tante Jeanne ! Tout de même, vous avez tort, croyez-le, de ne pas surveiller Réjanne et lui défendre la société… presque journalière de ce type, qui, en fin de compte vous est inconnu, puisqu’il n’avait, m’avez-vous dit, que quinze ans, lorsqu’il s’est lancé dans la vie aventureuse. Ces promenades à cheval…

— N’oublie pas, mon neveu, dit Mme Trémaine, avec un léger bâillement (car Anatole avait le don de l’ennuyer, bien souvent), que toujours, Réjanne est accompagnée du fidèle Daniel, lors de ces promenades à cheval. Et puis, pourquoi ne les accompagnes-tu pas toi-même ? Il y a des chevaux de selle dans l’écurie et…

Mme Trémaine, en disant ceci, ne put s’empêcher, encore une fois, de sourire : elle savait bien qu’Anatole n’avait jamais pu conduire un cheval et qu’il ne savait pas se tenir en selle. Il avait fait divers essais déjà, mais sans succès.

Le fait est que ce jeune homme, toujours si prêt à calomnier Paul Fiermont, quand celui-ci n’était pas présent pour se défendre, Anatole dis-je, était un peureux. S’il se fut trouvé soudain en face de Paul, il eut pâli et tremblé, tout comme il l’avait fait les quelques fois qu’il avait essayé de monter à cheval. Ce garçon n’aimait presque aucun genre de sport ; il préférait figurer dans les salons, à conter fleurette aux jeunes filles, qui se moquaient de lui généralement ; il aimait aussi, et surtout, à déblatérer sur le compte de son prochain. Charmant individu, assurément ! Mais, presque tous ces « petits chéris à sa maman » sont ainsi ; leur arme, leur défense, c’est leur langue, arme aigüe cependant et à deux tranchants comme les patous-patous des Néo-Zélandais ; une arme dont on ne saurait trop se défier.

Mme Trémaine ne fit pas grand cas des « conseils » de son neveu. Au fond, elle savait qu’Anatole aimait follement Réjanne ; mais jamais, ni elle (Mme Trémaine) ni son mari n’auraient approuvé d’une union entre cousins germains. Ensuite, Anatole Chanty, quoiqu’il fut en position de se marier et de faire vivre sa femme convenablement et confortablement, était un assez piètre parti, si on le comparait au neveu de Delmas Fiermont, le millionnaire. Or, les Trémaine n’étaient pas riches. Ils avaient juste assez de fortune pour pouvoir maintenir leur position et parvenir à « joindre les deux bouts ». La Solitude coûtait gros d’entretien par année, et les domestiques qu’il leur fallait employer, cela coûtait aussi une petite fortune. Donc, quelle charmante perspective pour les époux Trémaine que le mariage de leur fille avec le neveu et héritier du millionnaire ! Ce serait un immense soulagement pour eux de voir Réjanne mariée si richement, un jour, et installée au « château », où elle ne manquerait pas d’être heureuse.

D’ailleurs, malgré ce qu’avait insinué Anatole Chanty, M. et Mme Trémaine avaient une entière confiance en Paul Fiermont, et c’est sans crainte aucune, au contraire, avec le plus grand bonheur, qu’ils lui auraient confié leur fille chérie.

De plus, l’oncle Delmas raffolait de Réjanne ; il l’aimait comme si elle eut été sa propre enfant ; alors, il y aurait tout à espérer, de ce côté aussi.

Les deux jeunes gens continuaient à se rencontrer chaque jour, soit à cheval, soit à pied, soit à une réunion sociale quelconque.

Le Musée Fiermont avançait. Le millionnaire n’avait pas perdu de temps pour mettre maçons et ouvriers à la tâche. Surveillant lui-même les travaux, il n’y avait pas eu de chômage, et c’est pourquoi, le 17 janvier, tout était prêt pour l’inauguration de la nouvelle aile. La fête devait avoir lieu dans quinze jours et déjà le secrétaire de Paul s’était mis à l’œuvre et avait adressé plus de la moitié des invitations.

Enfin arriva la veille du grand jour, dont Delmas Fiermont, sans s’expliquer pourquoi, attendait d’heureux résultats, en ce qui concernait Paul et Réjanne. La jeune fille avait pris tant d’intérêt à l’inauguration ! Même, c’était elle et sa mère qui avaient choisi les rideaux, tentures et draperies du Musée. Bien sûr, Réjanne serait la reine de la fête, et sans doute, Paul saurait profiter de l’occasion pour la demander en mariage. Oh ! quel bonheur alors !

S’il était une chose au monde que Delmas Fiermont désirait, par-dessus toutes, c’était de voir son neveu marié ; Paul ne mènerait pas la vie solitaire qu’avait menée son oncle.

— Oh ! se disait-il, j’espère qu’avant de mourir je verrai Paul marié ! Si ça pouvait être avec Réjanne !… Tiens ! Le voilà !

— Bonjour, oncle Delmas ! fit le jeune homme, en entrant dans l’étude, l’air affairé.

— Bonjour, Paul ! Tu te démènes de la belle façon, répondit, en souriant Delmas Fiermont. Ne vas pas te fatiguer, au moins !

— Pas de danger, mon oncle !… Je veux que tout soit parfait demain. Longtemps, on parlera de l’inauguration du Musée Fiermont. Vous verrez ! Vous verrez !… Mais, je suis venu vous demander une adresse : celle de tante Berthe.

Un nuage passa, quoique rapidement, sur le front de Delmas Fiermont.

— Berthe Fiermont n’est pas ta tante, mon garçon, fit-il, un peu froidement ; elle n’est que ma cousine, à moi.

— Qu’importe ! s’écria Paul, qui n’avait pas remarqué l’air contraint de son oncle. Je ne veux pas manquer de l’inviter ; c’est déjà trop que je ne sois pas encore allé lui rendre visite à cette pauvre vieille demoiselle, notre parente, qui m’avait, en bien des occasions, donné des preuves de son affection, jadis… L’adresse, mon oncle !

À ce moment, Prosper vint dire au jeune homme que les décorateurs étaient arrivés avec les palmes et fougères, et qu’ils attendaient dans le Musée.

Paul partit à la course, et il fut tellement occupé durant le reste de la journée et jusqu’à l’heure du coucher, qu’il en oublia l’adresse de sa vieille cousine Berthe Fiermont.