Le bonheur au jeu (trad. Loève-Veimars)/Chapitre II

Traduction par Loève-Veimars.
Eugène Renduel (3p. 182-191).

CHAPITRE II.


Les mêmes qualités brillantes qui vous distinguent, M. le baron, dit l’étranger, valurent au chevalier de Ménars l’estime et l’admiration des hommes, et le rendirent le favori des femmes. Seulement, en ce qui concerne la fortune, le sort ne l’avait pas autant favorisé que vous. Il était presque pauvre, et ce ne fut que par la vie la plus réglée qu’il parvint à paraître dans le monde, avec l’apparence qui convenait au descendant d’une noble famille. Comme la perte la plus légère pouvait troubler sa manière de vivre , il s’abstenait entièrement de jouer ; et en cela il ne faisait aucun sacrifice, car il n’avait jamais éprouvé de penchant pour cette passion. Au reste, tout ce qu’il entreprenait réussissait d’une façon toute particulière, et le bonheur du chevalier de Ménars avait passé en proverbe.

» Une nuit, contre sa coutume, il se laissa entraîner dans une maison de jeu. Les amis qu’il accompagnait se livrèrent sans réserve à toutes les chances du hasard.

» Sans prendre part à ce qui se passait, perdu dans de tout autres pensées, le chevalier se promenait de long en large dans la salle, jetant les yeux tantôt sur les joueurs, tantôt sur une table de jeu où l’or affluait de toutes parts vers les masses du banquier. Tout à coup, un vieux colonel aperçut le chevalier et s’écria à haute voix : — Par tous les diables, le chevalier de Ménars est ici avec son bonheur, et nous ne pouvons rien gagner, puisqu’il ne se déclare ni pour le banquier, ni pour les joueurs ; mais cela ne durera pas plus long-temps, il faut qu’il ponte tout à l’heure avec moi !

» Le chevalier eut beau alléguer sa maladresse, son manque total d’expérience, le colonel persista opiniâtrement, et Ménars se vit forcé de prendre place à la table de jeu.

» Il arriva au chevalier justement ce qui vous est arrivé, M. le baron. Chaque carte lui apportait une faveur de la fortune, et bientôt il eut gagné une somme considérable pour le colonel, qui ne pouvait se lasser de se réjouir d’avoir mis à profit l’heureuse étoile du chevalier de Ménars.

» Le bonheur du chevalier, qui causait la surprise de tous les assistans, ne fit pas la moindre impression sur lui-même ; il le sentait moins que son aversion pour le jeu ; et le lendemain, lorsqu’il ressentit les suites de la fatigue de cette nuit, passée sans sommeil, dans une tension d’esprit extrême, il se promit de ne jamais visiter une maison de jeu, à quelque condition que ce fût.

» Il se sentit encore affermir dans cette résolution par la conduite du vieux colonel, qui jouait de la façon la plus malheureuse dès qu’il prenait les cartes lui-même, et dont l’humeur se porta sur le chevalier. Il le pressa de la manière la plus vive de ponter de nouveau pour lui, ou du moins de se tenir auprès de lui tandis qu’il tenait les cartes, afin d’éloigner le démon fâcheux que sa présence faisait disparaître : on sait qu’il ne règne nulle part plus que parmi les joueurs de ces espèces de superstitions ; et le chevalier ne put se débarrasser de cet importun qu’en lui déclarant qu’il aimerait mieux se battre avec lui que de jouer de nouveau.

» Il ne pouvait manquer d’arriver que cette histoire courût de bouche en bouche, et qu’on y ajoutât vingt circonstances merveilleuses ; mais comme, en dépit de son bonheur, le chevalier persistait à ne pas toucher une carte , on ne put se refuser à rendre hommage à la fermeté de son caractère, et à lui accorder toute l’estime que méritait cette belle conduite.

» Un an s’était écoulé, lorsque le chevalier se trouva tout à coup dans l'embarras le plus cruel par l'interruption inattendue de la petite annuité qui servait à le faire vivre. Il se vit forcé de découvrir sa situation à un de ses plus fidèles amis, qui vint aussitôt à son aide, mais qui le traita en même temps d’homme bizarre et d’original sans pareil.

» — Le destin, lui dit-il, nous indique toujours par quelque signe la route où nous trouverons notre salut ; c’est notre indolence seule qui nous empêche d’observer ces signes et de les comprendre. La puissance suprême qui nous régit a clairement fait entendre sa voix à ton oreille ; elle t’a dit : — Veux-tu acquérir de l’or et des biens ? va et joue ; autrement, reste pauvre, besogneux et dépendant.

» Ce fut en ce moment que la pensée du bonheur qui l’avait si grandement favorisé au pharaon se représenta vivement à son esprit ; durant tout le jour, la nuit dans ses rêves, il ne vit plus que des cartes, il n’entendit plus que la voix monotone du banquier qui répétait : gagne, perd ; à ses oreilles retentissait sans relâche le tintement des pièces d’or.

» — Il est vrai pourtant, se disait-il à lui-même, il est vrai qu’une seule nuit comme celle-là me tirerait de la misère, m’arracherait à l’affreuse inquiétude d’être toujours à charge à mes amis ; c’est le devoir qui m’ordonne d’écouter la voix du destin !

» L’ami qui lui avait conseillé de jouer s’offrit à l’accompagner à la maison de jeu, et lui donna vingt louis d’or pour essayer de tenter la fortune.

» Si jadis, en pontant pour le vieux colonel, le chevalier avait joué avec éclat, cette fois ce fut une suite de chances inouïes. Les pièces d’or qu’il avait gagnées s’élevaient en monceaux autour de lui. Dans le premier moment il crut rêver, il se frotta les yeux, saisit la table et la rapprocha de lui. Mais lorsqu’il vit bien clairement ce qui était arrivé, lorsqu’il nagea dans l’or, lorsqu’il compta et recompta son gain avec délices, une volupté dévorante s’empara pour la première fois de son être, et ce fut fait de la pureté d’âme qu’il avait conservée si long-temps !

» Il eut à peine la patience d’attendre la nuit pour revenir à la table de jeu. Son bonheur fut le même ; et en peu de semaines, durant lesquelles il joua toutes les nuits, il eut gagné une somme immense.

» Il est deux sortes de joueurs. Aux uns, le jeu même, comme jeu, procure un plaisir secret et indicible, et ils en jouissent sans songer au gain. Les singuliers enchaînemens du hasard se développent dans le jeu le plus bizarre, la cohorte des puissances invisibles semble planer au dessus de vous ; il semble qu’on entende le battement de leurs ailes, et l’on brûle de pénétrer dans cette région inconnue pour contempler les rouages de cette machine dont on sent l’influence, et parcourir ces ateliers célestes où s’élaborent les chances de la destinée des hommes. J’ai connu un homme qui jouait jour et nuit seul dans sa chambre, et qui pontait contre lui-même ; celui-là, à mon avis, était un joueur véritable. — D’autres n’ont que le gain devant les yeux ; ils regardent le jeu comme un moyen de s’enrichir promptement. Le chevalier se rangea dans cette classe ; et il confirma en cela l’opinion que la passion plus profonde du jeu tient à la nature individuelle, et qu’elle naît avec celui qui la possède.

»Le cercle dans lequel se tiennent les joueurs lui parut bientôt trop restreint. Il établit une banque avec les sommes considérables qu’il avait gagnées ; et la fortune lui fut si fidèle, qu’en peu de temps il se trouva à la tête de la plus riche banque de Paris. La vie sombre et emportée du joueur anéantit bientôt tous les avantages physiques et intellectuels qui avaient acquis au chevalier tant d’amour et d’estime. Il cessa d’être un ami fidèle, un cavalier spirituel et agréable, un adorateur empressé des dames. Son ardeur pour les sciences et pour les arts ne tarda pas à s’éteindre, et sur ses traits pâles et morts, dans ses yeux fixes et creusés, on lut distinctement l’expression de la passion funeste qui le dévorait. Ce n’était pas l’ardeur du jeu, c’était l’odieuse soif de l’or que Satan avait allumée dans son âme : et pour le peindre, en un mot, il devint le banquier le plus accompli qui eût jamais existé.