Le bonheur au jeu (trad. Loève-Veimars)/Chapitre I

Traduction par Loève-Veimars.
Eugène Renduel (3p. 167-181).

LE BONHEUR AU JEU.


CHAPITRE PREMIER.


Dans l’automne de l’année 182... les eaux de Pyrmont étaient plus visitées que jamais. De jour en jour l’affluence des riches étrangers augmentait, et excitait l’ardeur des spéculateurs de toute espèce qui abondent dans ces sortes de lieux. Les entrepreneurs de la banque du pharaon ne restèrent pas en arrière , et étalèrent sur leur tapis vert des masses d’or, afin d’attirer les dupes que l’éclat du métal séduit infailliblement, comme l’attrait dont se sert le chasseur pour prendre une proie crédule.

On n’ignore pas que dans la saison des bains, pendant ces réunions de plaisir, où chacun s’est arraché à ses habitudes, l'on s’abandonne à l’oisiveté, et que le jeu devient une passion presque irrésistible. Il n’est pas rare de voir des gens qui n’ont jamais touché les cartes , attachés sans relâche à la table verte et se perdre dans les combinaisons hasardeuses du jeu. Le bon ton qui veut que l’on risque chaque soir quelques pièces d’or , ne contribue pas peu non plus à entretenir cette passion fatale. Un jeune baron allemand, que nous nommerons Siegfried, faisait seul exception à cette règle générale. Quand tout le monde courait au jeu, et qu’il perdait ainsi tout moyen d’entretenir une conversation agréable, il se retirait dans sa chambre avec un livre, ou il allait se promener dans la campagne, et admirer la nature, qui est si belle dans ce pays enchanté.

Siegfried était jeune, indépendant, riche, d’un aspect noble, d’un visage agréable, et il ne pouvait manquer d’être aimé, et d’avoir quelques succès auprès des femmes. Une étoile heureuse semblait planer sur lui et le guider dans tout ce qu’il entreprenait. On parlait de vingt affaires de cœur, toutes fort aventureuses, qui s’étaient dénouées pour lui de la manière la plus agréable et la plus inattendue ; on racontait surtout l’histoire d’une montre, qui témoignait de sa prospérité continuelle. Siegfried, fort jeune et encore en voyage, s’était trouvé dans un tel dénuement d’argent, que, pour continuer sa route, il avait été forcé de vendre sa montre richement garnie de brillans. Il était tout disposé à donner ce précieux bijou pour une somme fort minime, lorsqu’il arriva dans l’hôtel où il se trouvait un jeune prince qui cherchait à acheter un objet de ce genre, et qui paya la montre de Siegfried au delà de sa valeur. Un an s’était écoulé, et Siegfried, devenu majeur, était en possession de sa fortune lorsqu’il apprit, par les papiers publics, qu’une montre était mise en loterie. Il prit un lot qui lui coûta une bagatelle, — et gagna la montre qu’il avait vendue. Peu de temps après il l’échangea contre un anneau de diamans. Plus tard il servit le prince de S*** en qualité de chambellan : celui-ci voulant le récompenser de son zèle, lui fit présent de la même montre et d'une chaîne précieuse.

Cette aventure fit d’autant plus remarquer l’opiniâtreté de Siegfried, qu’il se refusait à toucher une carte, lui à qui la fortune souriait sans cesse ; et l’on fut bientôt d’accord sur le jugement qu’on porta du baron, qui ternissait, disait-on, par une avarice extrême toutes ses brillantes qualités, et qui redoutait jusqu’à la moindre perte. On ne réfléchit nullement que la conduite du baron éloignait de lui tout soupçon d’avarice ; et, comme il arrive d’ordinaire, l’opinion défavorable prévalut promptement, et s’attacha irrévocablement à sa personne.

Le baron apprit bientôt ce qu’on disait de lui, et, généreux et libéral comme il l’était, il résolut, quelque répugnance que lui inspirât le jeu, de se défaire, au moyen de quelques centaines de louis d’or, des soupçons fâcheux qui s’élevaient contre lui. — Il se rendit à la salle de jeu avec le ferme dessein de perdre la somme considérable qu’il avait apportée. Mais le même bonheur qui s’attachait partout à ses pas lui fut encore fidèle. Chaque carte sur laquelle tombait son choix se couvrait d’or. Les calculs des joueurs les plus exercés échouaient contre le jeu du baron. Il avait beau quitter les cartes, en reprendre d’autres, toujours le gain était de son côté. Le baron donna le rare et curieux spectacle d’un joueur qui se désespère parce que la chance le favorise, et on lisait clairement sur les visages qui l’entouraient qu'on le regardait comme un insensé , de défier si long-temps la fortune et de s’irriter contre ses faveurs.

Le gain immense du baron l’obligeait en quelque sorte à continuer de jouer, et il s’attendait à reperdre enfin tout ce qu’il avait gagné ; mais il n’en fut pas ainsi, et son étoile l’emporta. Son bonheur allait toujours croissant, et, sans qu’il le remarquât lui-même, le baron trouvait de plus en plus quelque jouissance dans ce jeu du pharaon, qui dans sa simplicité offre les combinaisons les plus chanceuses.

Il ne se montra plus mécontent de sa fortune ; le jeu absorba toute son attention, et le retint toutes les nuits. Il n’était pas entraîné par le gain, mais par le jeu même, enchaîné par ce charme particulier dont ses amis lui avaient souvent parlé, et qu’il n’avait jamais pu comprendre.

Dans une de ces nuits-là, en levant les yeux au moment où le banquier achevait une taille, il aperçut un homme âgé qui s’était placé vis-à-vis de lui , et dont les regards tristes et sévères ne le quittaient pas un instant ; et, chaque fois que le baron cessait de jouer, son regard rencontrait l’œil sombre de l’étranger, qui lui causait une sensation dont il ne pouvait se défendre. Lorsque le jeu fut terminé, l’étranger quitta la salle. Dans la nuit suivante, il se retrouva en face du baron , et dirigea de nouveau sur lui, d’une façon invariable, ses regards de fantôme. Le baron se contint encore ; mais lorsqu’à la troisième nuit l’étranger reparut encore devant lui, Siegfried éclata : — Monsieur, s’écria-t-il, je dois vous prier de choisir une autre place ; vous gênez mon jeu.

L’étranger s’inclina en souriant d’un air douloureux ; puis il quitta la table et la salle sans prononcer une parole.

Mais, la nuit suivante, l’étranger se trouvait encore devant le baron, et le pénétrait de ses regards sombres.

Siegfried se leva dans une fureur dont il n’était pas maître. — Monsieur, dit-il, si vous vous faites un plaisir de me regarder de la sorte, veuillez choisir un autre temps et un autre lieu ; mais, pour le moment...

Un signe de la main, un doigt dirigé vers la porte , en dirent plus que les rudes paroles que le baron s’était abstenu de prononcer.

Et, comme dans la nuit précédente, s’inclinant, et avec le même sourire, l’étranger s’éloigna lentement.

Agité par le jeu, par le vin qu’il avait bu, par le souvenir de sa scène avec l’étranger, Siegfried ne put dormir. Le jour paraissait déjà, et la figure de cet homme n’avait pas encore cessé de se retracer à ses yeux. Il voyait ce visage expressif, profondément dessiné et chargé de soucis, ces yeux creux et pleins de tristesse, qui le regardaient sans cesse, et ce vêtement misérable, sous lequel se trahissait l'air noble d’un homme de bonne naissance. — Et la douloureuse résignation avec laquelle il s’était éloigné de la salle ! — Non, s’écria Siegfried, j’ai eu tort, j’ai eu grand tort ! Est-il donc dans ma nature de tempêter comme un écolier mal appris, d’offenser des gens qui ne m’ont donné nul sujet de plainte ? — Le baron en vint à se convaincre que cet homme l’avait contemplé dans le sentiment le plus poignant du contraste qui existait entre eux ; lui peut-être courbé sous la misère, et le baron risquant follement sur une carte des monceaux d’or. Il résolut de le chercher le lendemain, et de réparer la faute qu’il avait commise envers lui.

Le hasard voulut que la première personne que le baron rencontrât en se promenant sur les allées de la place , fût justement l’étranger.

Le baron s’approcha de lui, le pria avec instance d’excuser sa conduite de la veille, et finit par lui demander formellement pardon. L’étranger répondit qu’il n’avait rien à pardonner, qu’il fallait passer beaucoup de choses aux joueurs perdus dans l’ardeur du jeu, et qu’au reste il s’était lui-même attiré les paroles un peu vives qui avaient été prononcées, en se tenant obstinément à une place où il devait gêner le baron.

Le baron alla plus loin ; il dit que, souvent dans la vie, il était des circonstances embarrassantes où l’homme le mieux né se trouvait dans une situation critique ; et il lui donna à comprendre qu’il était disposé à employer une partie de l’argent qu’il avait gagné à soulager la misère de l’étranger.

— Monsieur, répondit celui-ci, vous me prenez pour un homme nécessiteux ; je ne le suis pas absolument ; et, bien que plus pauvre que riche, ce que j’ai suffit à ma modeste manière de vivre. Au reste, vous conviendrez que si, croyant m’avoir offensé , vous vouliez réparer votre offense par un peu d’argent, il me serait impossible d’accepter cette sorte de réparation...

— Je crois vous comprendre, dit le baron , et je suis prêt à vous donner toutes les satisfactions que vous demanderez.

— O ciel ! s’écria l’étranger. Qu’un combat entre nous deux serait inégal ! Je suis persuadé que, comme moi, vous ne regardez pas un duel comme un jeu d’enfant, et que vous ne pensez pas que deux gouttes de sang ou une égratignure suffisent pour réparer l’honneur outragé. Il est des cas où il devient impossible que deux hommes existent ensemble sur cette terre, dût l’un vivre au Caucase et l’autre au Tibre ; car il n’est pas de réparation tant que la pensée se porte vers l’objet haï. Alors le duel décide qui des deux fera place à l’autre sur la terre ; il est légitime et nécessaire. — Entre nous deux, comme je viens de vous le dire, le combat serait inégal, car ma vie est loin de valoir la vôtre. Si vous succombez, je détruis un monde entier d’espérances ; et moi, si je péris, vous aurez terminé une vie pleine d’angoisses, une existence déjà détruite, qui n’est plus qu’un long souvenir cruel et déchirant. — Mais le principal est que je ne me tiens pas pour offensé. Vous m’avez dit de sortir, et je suis sorti.

L’étranger prononça ces derniers mots d’un ton qui trahissait un ressentiment intérieur. Ce fut un motif pour le baron de s’excuser de nouveau, en disant qu’il ignorait comment il s’était fait que le regard de l’étranger eût pénétré assez profondément dans son âme pour le mettre hors d’état de supporter sa vue.

— Puisse mon regard pénétrer assez profondément en vous pour vous éclairer sur le danger que vous courez. Vous vous avancez au bord du gouffre avec toute la joie et l'étourderie de la jeunesse ; un seul coup peut vous y précipiter sans retour. En un mot, vous êtes sur le point de devenir un joueur passionné.

Le baron prétendit que l’étranger se trompait complètement. Il lui raconta les circonstances qui l’avaient amené à jouer, et il lui dit que lorsqu’il serait parvenu à se défaire de deux ou trois cents louis qu’il voulait perdre, il cesserait entièrement de ponter. Mais jusqu’alors il avait eu un bonheur désespérant.

— Hélas ! s’écria l’étranger, ce bonheur est l’appât le plus terrible que vous offrent les puissances infernales. Ce bonheur avec lequel vous jouez, baron, la manière dont vous avez débuté, toute votre conduite au jeu, qui ne montre que trop combien peu à peu vous y prenez d’intérêt, tout, tout me rappelle l’affreuse destinée d’un malheureux qui, semblable à vous en beaucoup de choses, commença ainsi que vous. Voilà pourquoi je ne pouvais détacher de vous mes regards ; voilà tout ce que mes yeux devaient exprimer ! — Voyez les démons qui étendent déjà leurs griffes pour vous entraîner au fond des enfers ! aurais-je voulu vous crier. Je désirais faire votre connaissance ; j’ai du moins réussi. Apprenez l’histoire de ce malheureux ; peut-être parviendrai-je à vous convaincre que le danger dont je voudrais vous défendre n’est pas un rêve de mon imagination. L’étranger s’assit sur un banc, fit signe au baron de prendre place, et commença en ces termes.