E. Dentu (p. 55-62).


CHAPITRE VI.

LA FEMME DU PEUPLE.


La femme du peuple est, par le fait de sa condition, l’égale de son conjoint. Elle a, comme lui, un état ; elle partage ses charges ; la communauté du malheur les rive à la même chaîne. Dans cette classe, l’influence maternelle se fait sentir ou efficace ou désastreuse. De quel degré sort la lie du peuple ? des mères abjectes qui, traînant leur impudeur dans la fange, n’ont eu souci ni d’elles, ni de leurs enfants, et pondent dans les hospices, sans même savoir le nom de l’homme aviné qui, bestialement, s’est un moment rapproché d’elles ; celles-là n’ont ni feu ni lieu ; mangent d’un côté, couchent de l’autre, vivent au jour le jour dans la paresse, glanent ou mendient, sans souci ni de leur corps ni de leur âme. On les voit sur la place publique autour des bateleurs et des saltimbanques, dans les prisons et les hospices, partout où le vice est séquestré, où l’abjection est prise en pitié. Ne demandez pas à ces créatures ce que sont leurs enfants ; si elles les allaitent, c’est pour les exposer aux regards des passants qu’elles apitoyent en se créant, par l’aumône, les moyens de vivre sans travail. Les maisons de correction, les maisons centrales, se remplissent de ces épaves humaines. Lorsque le vice est dans le sang, pour en détruire le germe, il faut arracher le nourrisson au sein de sa mère et lui donner un lait qui lui refasse un corps sain et une âme pure.

Enlever le nouveau-né à sa mère dépravée, c’est couper court à la contagion ; confier le petit enfant à des mains pures, ce n’est pas seulement le soustraire au vice, c’est lui inoculer la vertu et faire comme l’habile jardinier fait pour la faible plante qu’il étaie.

Aux femmes dévouées, cette première tâche de mères, deux fois mères ! À la société tout entière, le patronage des orphelins du sort.

Et si nous avons pris dans la lie du peuple des enfants sans appui, des âmes sans guides, hâtons-nous d’ajouter que le vrai peuple, celui qui vit de son travail, est le contraste frappant des époux de bas étage. Pour celui-là, plus la famille est nombreuse, plus il y a de bras et d’aides… les grands soutiennent les petits ; la mère veille sur la couvée, blanchit, raccommode le linge, apprête les repas, apprend à ses filles à la seconder, et trouve une heure, le soir, pour les faire prier Dieu. Celle-là ne doit pas compte du temps perdu. L’exemple et la leçon, elle a tout donné, et comme elle a été travailleuse, ses enfants seront travailleurs.

Qu’un ménage bien uni tombe en désaccord par le fait de l’un ou même des deux époux. Qu’il y ait dans la famille plusieurs enfants, on verra souvent ceux-ci se partager en deux camps et prendre parti, qui pour le père, qui pour la mère. S’ils ne se prononcent pas, s’ils restent témoins de ces débats, un jour ils s’en feront les juges, et les torts qu’ils reconnaîtront à leurs parents, seront ceux qu’ils éviteront le plus, comme aussi les faiblesses qu’ils excuseront seront celles qu’ils partageront tôt ou tard.

Nous avons longtemps vécu dans l’intimité d’une famille où tous étaient une seule âme. Par un double malheur, le père perdit, à la fois, sa fortune et sa femme. Aucun des enfants n’était d’âge à diriger les autres. L’imprévoyance de celui-ci, l’inexpérience de ceux-là, jetèrent le désordre dans la famille. Le père but pour s’étourdir, les enfants s’étourdirent pour se distraire. En quelques années le mobilier fut saisi et vendu, il ne restait plus rien. On recourut à la pitié de parents riches ; les uns n’eurent à offrir que des conseils ; les autres qu’un trop faible secours. Le père, s’enivrant de plus en plus, perdit tout sentiment du devoir et mourut bientôt à l’hôpital. Restaient six enfants, dans une petite chambre, sorte de trou sous le comble, prenant jour par le toit : — « Travaillons, dit l’aînée à ses frères. »

« — Travaillons, » répondirent-ils.

« — Toi, Paul, tu as douze ans, tu entreras chez d’honnêtes gens, pour faire n’importe quoi. Toi, Louise, tu me seconderas. J’ai quinze ans, tu atteins, dans un mois, tes quatorze ; nous mettrons Jules, Eugénie et Zoé à l’école gratuite ; nous chercherons de l’ouvrage, et, la santé, le courage aidant, nous soutiendrons les petits.

Le projet était hardi ; il réussit. La jeune ménagère, secondée par quelques dames dévouées, vit prospérer et grandir son industrie. En quelques mois elle suffit aux besoins de la famille ; en quelques années elle en fut la Providence, et sa maison, l’une des plus honorées, est aujourd’hui l’une des plus honorables de Paris.

Qu’eût-il fallu pour entraîner ces six enfants à leur perte ? deux ans de moins à l’aînée et aucune volonté.

Si de l’ignorance des classes inférieures et de ses appétits grossiers naissent les vices, du courage de l’ouvrier laborieux naissent les vertus. Le bateleur, le saltimbanque, le faiseur de bourses, sortent en général de la lie du peuple et vivent insouciants du lendemain. Ceux-là n’ont nul respect pour la dignité humaine, le nom qu’ils reçoivent en naissant ils l’échangent contre le premier sobriquet venu ; que leur importe ? leur pain quotidien est le prix d’une parade ou d’une bouffonnerie de tréteaux.

Et cependant, parmi ces insouciants histrions des deux sexes, çà et là, se trouvent des comédiens philosophes qui rient, tout bas, du public affolé de leur costume carnavalesque, de leur langage plaisamment sarcastique, de leur esprit poussant à l’hilarité. Mangin, et quelques-uns de ses imitateurs, ne portent-ils pas fièrement le casque du charlatanisme, et leur jargon n’a-t-il pas des éclairs de génie ? Mangin est, aujourd’hui, l’acteur privilégié du théâtre circulant. On n’achète pas ses crayons pour ce qu’ils valent, on les paie pour échanger de la monnaie contre quelques bons mots du vendeur facétieux. Il est vrai que Mangin prime les jongleurs vulgaires de toute la hauteur de son char… Il ne dissipe pas, celui-là, il amasse ; il n’est pas trivial, il est drôle ; on ne l’aime pas pour la place publique, on aime la place publique pour lui.

Paris dans ses jours de fêtes nationales, alors que le mât de cocagne est en honneur, que le boudin fume en plein vent dans la même poêle que la saucisse ; Paris, disons-nous, voit surgir de toutes parts des industriels nomades qui dressent ici un banc, là quelques chaises dépaillées. Ces malheureux, vêtus de haillons, tirent du chiffonnage leur industrie habituelle ; mais, semblables au vautour, ils tombent sur la première curée offerte à leurs appétits et visent aux gros sous, seul objet de leur ambition.

Sortez le matin, tandis que dort encore le Paris bourgeois, le Paris aristocratique ; de tous côtés, vous verrez surgir des familles qui, dans les immondices du ruisseau, cherchent les détritus culinaires destinés aux chiens errants, et dont pères, mères, enfants, font leur profit ; les balayures de magasin leur appartiennent : le beau papier ne sort-il pas du chiffon comme le noir animal de l’os calciné ?

Pauvres industriels, leur métier les fait se traîner dans la boue, et facilement chez eux l’âme et le corps fléchissent ensemble sous le poids de la misère. Néanmoins, la corporation des chiffonniers s’est constituée, et son comité, par l’obole du malheur, vient en aide aux plus nécessiteux. Il y a, parmi ceux-ci, des débris de toutes les gloires déchues. Gens de lettres, hommes titrés, femmes galantes, enfants abandonnés : ce que la charité rejette, le chiffonnage le ramasse ; mais l’on proscrit en bloc la masse pour se dispenser d’un triage partiel…

Triste logique ! rigoureux ostracisme, qui précipite les meilleurs dans un abîme où la vertu reste enfouie !!! Certes, l’aumône se fait des deux mains à Paris ; mais est-ce par l’aumône que l’on doit relever la misère, et la solidarité de tous ne profite-t-elle pas mieux à chacun que l’assistance publique ?

Honte à qui, libre de ses bras et sain de son corps, reçoit gratuitement le pain qu’il pourrait gagner par son travail. Mieux vaut chiffonner que mendier, et combien de riches roulent en voiture, qui n’ont pas la conscience nette ? N’interrogeons point les joueurs de Bourse, ce casse-cou du steeple-chase financier, ils feraient la sourde oreille ; halte plutôt, près de l’ouvrière honnête.