Le Voyageur enchanté/Chapitre 18

Traduction par Victor Derély.
Albert Savine (p. 299-309).


XVIII


Grouchka me fit le récit suivant :

— Après ton départ (c’est-à-dire après que je me fus rendu chez Macaire), le prince resta encore longtemps sans revenir à la maison. Sur ces entrefaites, le bruit qu’il allait se marier arriva jusqu’à moi… À cette nouvelle, je ne fis plus que pleurer… Je maigrissais à vue d’œil… J’avais le cœur malade et mon enfant subissait le contre-coup de l’agitation à laquelle j’étais en proie. « Il mourra dans mon sein, » pensais-je. Et voilà que soudain j’entends dire : « Il arrive ! » J’éprouve un tressaillement de tout mon être !… Je cours à mon pavillon, voulant m’habiller le mieux possible pour paraître devant lui ; je mets des boucles d’oreilles en émeraude et je tire de la penderie celle de mes toilettes qu’il aimait le plus : une robe bleu sombre garnie de dentelles… Je la revêts à la hâte, mais par derrière il y a quelque chose qui ne va pas, je ne parviens pas à faire les boutons, finalement j’y renonce et je me contente de jeter sur mes épaules un châle rouge pour qu’on ne voie pas que le dos n’est pas boutonné ; ensuite je vole à sa rencontre sur le perron… Je suis toute tremblante, je ne me connais plus…

— Mon ducat d’or, mon émeraude, mon rubis ! m’écrié-je en lui passant mes bras autour du cou, et je tombe évanouie…

Quand je repris mes sens, j’étais couchée sur un divan dans ma chambre… je me demandais toujours si c’était en rêve ou en réalité que je l’avais embrassé. J’avais eu une syncope terrible. Je fus longtemps sans le voir ; continuellement je le faisais demander, mais il ne venait pas.

À la fin, il se montra.

— Tu m’as donc tout à fait abandonnée ? lui dis-je ; — tu ne te soucies plus de moi ?

— J’ai des affaires, me répondit-il.

— Quelles affaires ? répliquai-je. — Comment se fait-il qu’autrefois tu n’en avais pas ? Mon émeraude, mon diamant !

Et je tendis encore les mains vers lui pour l’embrasser ; mais, à cette vue, sa physionomie se refrogna, et il tira de toutes ses forces le cordon auquel ma croix était suspendue… Heureusement pour moi, le lacet de soie que je portais n’était pas solide ; il se rompit. Sans cela, j’aurais été étranglée ; je suppose même que c’était précisément ce que voulait le prince, car il devint blême de colère et observa d’une voix sifflante :

— Pourquoi portes-tu de si sales cordons ?

— Qu’est-ce que mon cordon peut te faire ? repris-je. — Il était propre, mais il a dû nécessairement se salir au contact de ma personne : je vis dans de telles transes, il n’est pas étonnant que je sue.

— Pouah ! fit-il en crachant d’un air de dégoût, et il sortit.

Vers le soir, il reparut ; il était encore fâché.

— Faisons une promenade en calèche ! dit-il.

Après quoi, il se montra caressant, me baisa la tête, si bien que moi, sans défiance, je consentis à l’accompagner. Nous montâmes tous deux en voiture. Notre promenade nous conduisit fort loin, deux fois nous changeâmes de chevaux, mais où allions-nous ? c’est en vain qu’à maintes reprises je le demandai au prince. Nous arrivâmes dans un endroit boisé, marécageux, d’un aspect triste et sauvage ; l’équipage s’arrêta en plein bois devant une sorte de rucher précédant une habitation où nous fûmes reçus par trois jeunes filles en jupes garance, trois solides gaillardes qui paraissaient appartenir à la classe des paysans propriétaires. En m’adressant la parole, elles m’appelaient « barinia » ; dès que j’eus mis pied à terre, elles me prirent par-dessous les bras et m’emportèrent dans une chambre déjà toute en ordre comme si on m’avait attendue.

Tout cela commença à m’inquiéter ; mon cœur se serra ; j’étais surtout intriguée par la présence de ces filles.

— Est-ce que c’est un relais ici ? demandai-je au prince.

— C’est ici que tu vas demeurer à présent, me répondit-il.

Je fondis en larmes, je lui baisai les mains, je le suppliai de ne pas m’abandonner en ce lieu, mais, sourd à mes prières, il me repoussa d’un geste violent, regagna sa voiture, et partit…

Arrivée à cet endroit de son récit, Grouchenka fit une pause et sa tête s’inclina sur sa poitrine, puis elle reprit en soupirant :

— Je voulais m’en aller ; cent fois je tentai de prendre la fuite — impossible : les trois paysannes faisaient bonne garde et ne me perdaient pas de vue… J’étais au désespoir ; à la fin je résolus de recourir à la ruse ; je feignis l’insouciance, l’enjouement ; je manifestai le désir d’aller en promenade. Nous fîmes ensemble une excursion dans le bois ; pendant que nous marchions, mes geôlières ne me quittaient pas des yeux ; quant à moi, je tâchais de m’orienter, je cherchais de quel côté était le midi ; j’examinais à cet effet les arbres, les extrémités des branches, l’écorce ; bref, je combinais un plan d’évasion, et hier je l’ai mis à exécution. Hier, après le dîner, je vais dans une clairière avec ces filles et je leur dis :

— Mes amies, si nous jouions ici à colin-maillard ?

Ma proposition est acceptée.

— Seulement, ajoutai-je, — au lieu d’avoir les yeux bandés, celle qui sera colin-maillard aura les mains liées derrière le dos et prendra derrière soi.

Elles consentent encore à cela.

Les choses ainsi réglées, je lie les mains derrière le dos à la première, je les attache solidement ; ensuite je vais me cacher derrière un buisson avec la seconde et je lui en fais autant ; à ses cris accourt la troisième, je la garrotte aussi sous les yeux de ses sœurs ; elles remplissent l’air de leurs vociférations, tandis que, malgré ma grossesse, je file plus rapidement qu’un cheval emporté. Toute la nuit je courus à travers la forêt. L’aurore me surprit dans un endroit du bois où se trouvaient des troncs d’arbres qu’on avait creusés intérieurement pour y élever des abeilles. Là m’aborda un vieillard dont la voix cassée par l’âge était inintelligible. Toute sa personne était couverte de cire et sentait le miel ; des abeilles s’ébattaient dans ses sourcils jaunes. Je lui dis que je voulais te voir, Ivan Sévérianitch, et il me répondit :

— Crie le nom du gars une première fois sous le vent, puis contre le vent ; il se sentira inquiet, il ira à ta recherche et vous vous rencontrerez.

Il m’offrit de l’eau pour étancher ma soif et m’invita à me restaurer en mangeant quelques tranches de concombre recouvertes de miel. Après avoir bu l’eau et mangé le concombre, je me remis en marche. Suivant le conseil du vieillard, je t’ai appelé d’abord sous le vent, puis contre le vent, et voilà que nous nous sommes rencontrés. Merci ! acheva en m’embrassant Grouchenka : — tu es pour moi comme un frère chéri.

— Et toi, dis-je, ému jusqu’aux larmes, — tu es pour moi comme une sœur chérie.

— Je le sais, Ivan Sévérianitch, reprit-elle en pleurant, — je sais et je comprends tout ; toi seul m’as aimée, mon bon, mon cher ami. Donne-moi donc maintenant une dernière preuve de ton affection, fais ce que je te demande à cette heure terrible.

— Parle, que veux-tu de moi ? questionnai-je.

— Non ; jure d’abord par le serment le plus terrible qu’il y ait au monde, jure d’exaucer ma prière.

Je le lui promis sur le salut de mon âme, mais elle ne se tint pas pour satisfaite.

— Cela ne suffit pas, déclara-t-elle : — une parole ainsi donnée, tu la violerais pour l’amour de moi. Non, lie-toi par un serment plus terrible.

— Je n’en puis imaginer aucun de plus terrible que celui-là.

— Eh bien ! moi, j’en ai imaginé un. Profère-le sans hésiter.

J’eus la sottise de le lui promettre, et elle poursuivit :

— Maudis mon âme comme tu as maudit la tienne, pour le cas où tu n’accomplirais pas la demande que je vais te faire.

— Soit, consentis-je, et j’appelai aussi sur son âme la malédiction divine.

— Eh bien ! maintenant, écoute, dit Grouchka : — sois au plus tôt un sauveur pour mon âme ; je n’ai plus la force de vivre ainsi ; sa trahison et ses outrages me font trop souffrir. Si je vis encore vingt-quatre heures, je les tuerai tous les deux, et si je les épargne, j’en finirai moi-même avec l’existence, c’est-à-dire que je perdrai mon âme pour l’éternité… Aie pitié de moi, mon cher ami, mon bon frère : donne-moi tout de suite un coup de couteau dans le cœur.

Saisi d’épouvante, je fis sur elle le signe de la croix ; une telle proposition m’avait terrifié, mais elle embrassa mes genoux en pleurant, se prosterna à mes pieds, me supplia dans les termes les plus pressants :

— Tu vivras, disait-elle, — par tes prières tu obtiendras le pardon de Dieu pour mon âme et pour la tienne, ne me mets pas dans la cruelle nécessité d’attenter à mes jours… Allons…

La physionomie d’Ivan Sévérianitch prit une expression sinistre, il mordit ses moustaches et du fond de sa poitrine haletante sortirent péniblement ces mots :

— Elle tira mon couteau de ma poche… l’ouvrit… et me le mit dans les mains… ensuite elle prononça une parole à laquelle il me fut impossible de résister… « Si tu ne me tues pas, dit-elle, je veux, pour me venger de vous tous, devenir la plus éhontée des femmes. »

Tremblant de tous mes membres, je lui ordonnai de faire sa prière, mais je n’eus pas le courage de la frapper avec mon couteau : je lui donnai une poussée qui la précipita dans la rivière…

Tous, en entendant ce dernier aveu, nous soupçonnâmes pour la première fois Ivan Sévérianitch de n’être pas un narrateur absolument véridique. Nous restâmes muets pendant un temps assez long ; à la fin quelqu’un rompit le silence.

— Elle s’est noyée ? interrogea-t-il.

— Oui, répondit Ivan Sévérianitch.

— Et vous, après cela, comment…

— Quoi ?

— Vous avez été désolé, sans doute ?

— Il ne faut pas le demander.