Le Voyageur enchanté/Chapitre 17

Traduction par Victor Derély.
Albert Savine (p. 292-298).


XVII


Ma frayeur fut telle que je faillis tomber à la renverse, cependant je ne perdis pas tout à fait l’usage de mes sens et je devinai près de moi quelque chose de vivant et de léger. Cela se débattait comme une grue blessée d’un coup de feu, cela soupirait, mais sans articuler une seule parole.

Je fis une prière mentale et… j’aperçus devant mon visage précisément celui de Grouchka…

— Ma chérie ! m’écriai-je, — ma colombe ! es-tu vivante ou arrives-tu de l’autre monde ? Ne me cache rien, dis la vérité : de toi, pauvre orpheline, je n’aurai jamais peur, quand même tu serais morte,

Un long soupir sortit du fond de sa poitrine.

— Je vis, dit-elle.

— Allons, Dieu soit loué !

— Mais c’est la mort que je suis venue chercher ici.

— Qu’est-ce que tu dis, Grounuchka ? Que Dieu t’assiste ! Pourquoi parler de mourir ? Nous allons vivre d’une vie heureuse : je travaillerai pour toi ; tu habiteras chez moi, pauvre délaissée, tu y occuperas une chambre particulière et tu seras pour moi une sœur tendrement aimée.

— Non, Ivan Sévérianitch, répondit Grouchka, — non, mon cher, mon bon ami ; reçois l’éternel salut de l’orpheline à qui tu adresses ces bonnes paroles, mais la tsigane ulcérée ne peut plus vivre, car elle est dans le cas de faire périr une âme innocente.

— De qui parles-tu donc ? lui demandai-je, — quelle est cette âme dont tu as pitié ?

— Je parle d’elle, de la jeune femme du scélérat, car elle, c’est une jeune âme qui n’est coupable de rien, mais, malgré cela, mon cœur jaloux ne peut la souffrir, je la tuerai et je me tuerai moi-même.

— À quoi penses-tu ? fais le signe de la croix : tu as été baptisée : qu’adviendra-t-il de ton âme ?

— N-n-n-on, répliqua-t-elle, — je ne m’inquiète pas de mon âme ; qu’elle aille en enfer ! Elle y sera moins malheureuse qu’ici !

Je vois que cette femme est hors d’elle-même, en proie au délire le plus violent ; je lui prends les mains et je les tiens dans les miennes, mais, en l’examinant, je suis saisi du changement terrible qui s’est opéré en elle. Toute sa beauté a disparu ; il semble même qu’il ne reste rien de son visage où l’on aperçoit seulement les yeux : au milieu de cette face sombre ils flamboient comme ceux d’un loup dans la nuit, on dirait qu’ils sont devenus deux fois plus grands qu’auparavant ; sa taille s’est épaissie parce qu’elle approche de son terme, mais sa figure n’est pas plus grosse que le poing, et ses boucles noires s’échevèlent sur ses joues. J’observe comment elle est vêtue : sa robe, — une petite robe d’indienne, de couleur foncée, — est toute en lambeaux et ses pieds sont à nu dans ses chaussures.

— Dis-moi, questionnai-je, — d’où viens-tu ? Où as-tu été et comment se fait-il que tu sois si mal attifée ?

À ces mots, elle sourit tout à coup.

— Quoi ?… Est-ce que je ne suis pas belle ?… Je suis belle !… c’est mon cher et tendre ami qui m’a ainsi arrangée en récompense de mon fidèle amour. Je lui ai sacrifié mes sentiments pour un homme que j’aimais plus que lui, je me suis donnée à lui tout entière, follement, sans réserve, et, en retour, il m’a enfermée dans une forteresse, il a mis ma beauté sous la garde d’un tas de sentinelles…

En achevant cette phrase, elle partit d’un éclat de rire, puis elle poursuivit avec colère :

— Ah ! imbécile tête de prince, tu croyais donc qu’une tsigane peut être tenue sous clé comme une demoiselle ? Mais, si je voulais, j’irais de ce pas étrangler ta jeune épouse !

« Allons, me dis-je, la voyant si agitée par les tourments de la jalousie, essayons de la détourner de ces idées, non en lui faisant peur de l’enfer, mais en lui rappelant de doux souvenirs », et je repris :

— Comme il t’a aimée pourtant ! Comme il t’a aimée ! Comme il embrassait tes pieds !… Quand tu chantais, il se mettait à genoux devant le divan et couvrait de baisers la semelle de ta pantoufle rouge…

Pendant que je parlais, Grouchka m’écoutait attentivement et, les yeux baissés, regardait la rivière.

— Il m’a aimée, commença-t-elle d’une voix sourde, — il m’a aimée, le monstre ; aussi longtemps que mon cœur est resté insensible à son amour, il n’a rien épargné pour me plaire, mais quand je me suis attachée à lui, il m’a abandonnée. Et pour qui ?… Est-ce que la femme qu’il me préfère est plus belle que moi ? Est-ce qu’elle l’aimera plus que je ne l’ai aimé ?… Il est bête, bête ! Le soleil d’hiver ne chauffe pas comme le soleil d’été ; jamais plus il ne connaîtra un amour comme le mien ; tu peux le lui dire de ma part, dis-lui : « Voilà ce que Grouchka t’a prédit avant de mourir. »

Je remarquais avec plaisir que sa langue se déliait, je la pressai de questions : que s’était-il donc passé entre eux ? Qu’est-ce qui avait amené tout cela ?

— Ah ! répondit mon interlocutrice en frappant ses mains l’une contre l’autre, — il ne s’est rien passé entre nous et son inconstance seule a tout fait… J’ai cessé de lui plaire, voilà l’unique cause de tout ce qui est arrivé, continua-t-elle avec des larmes dans la voix. — Malgré ma grossesse, il voulait que je portasse des robes étroites et à taille ; je les mettais avec beaucoup de peine et, quand il me voyait sanglée dans ces vêtements, il disait d’un ton courroucé : « Ôte-les, cela ne te va pas ! » Mais si je me montrais à lui en déshabillé, il se fâchait deux fois plus fort… « À qui ressembles-tu ? » criait-il. Je comprenais qu’il était irrévocablement perdu pour moi, que je lui étais devenue odieuse… ajouta-t-elle à travers ses sanglots ; puis, les yeux fixés devant elle, la malheureuse poursuivit à voix basse :

— Depuis longtemps je sentais qu’il ne m’aimait plus, mais je voulais savoir s’il avait une conscience. Je me disais : Je ne l’importunerai pas de mes plaintes, je m’abstiendrai de toute récrimination ; peut-être qu’à défaut d’amour il me témoignera quelque pitié. Il a eu pitié de moi, en effet…

Et, au sujet de sa rupture avec le prince, elle me raconta de telles niaiseries que j’en suis encore à me demander aujourd’hui comment un homme peut être assez canaille pour se séparer à jamais d’une femme quand il n’a pas contre elle de griefs plus sérieux que cela.