Le Voyageur enchanté/Chapitre 16

Traduction par Victor Derély.
Albert Savine (p. 277-291).


XVI


Décidé à écouter, je ne me bornai pas à cela ; je voulus aussi voir, et je parvins à satisfaire pleinement ma curiosité : je montai tout doucement sur un tabouret, et je collai un œil avide à la fente de la porte. Je vis le prince assis sur le divan ; la barinia était debout près de la croisée, et, sans doute, regardait mettre son enfant en voiture.

Lorsque l’équipage se fut éloigné, elle se retourna vers le visiteur.

— Eh bien ! prince, commença-t-elle, — j’ai fait tout ce que vous avez voulu ; à présent, parlez : quelle affaire vous amène chez moi ?

— Eh ! laissons là les affaires ! répondit-il ; — une affaire n’est pas un ours, elle ne se sauve pas dans le bois ; viens d’abord ici près de moi ; asseyons-nous à côté l’un de l’autre, et causons amicalement, comme autrefois. Appuyée contre la fenêtre, les mains derrière le dos, Eugénie Séménovna fronçait le sourcil et restait silencieuse.

— Je t’en prie, insista le prince, — j’ai à te parler.

Elle s’approcha de lui ; ce que voyant, il revint aussitôt au ton de la plaisanterie :

— Allons, allons, assieds-toi, assieds-toi comme autrefois.

Et il voulut l’embrasser, mais elle le repoussa.

— Les affaires sont les affaires, prince, dit-elle ; — en quoi puis-je vous servir ?

— Ainsi, il faut bannir tout préambule et entrer carrément en matière ?

— Sans doute ; expliquez-moi franchement de quoi il s’agit ; nous nous connaissons intimement, les cérémonies sont inutiles entre nous.

— J’ai besoin d’argent, déclara le prince.

Eugénie Séménovna le regarda sans proférer un mot.

— Il me faut même pas mal d’argent, poursuivit-il.

— Combien ?

— J’ai maintenant besoin de vingt mille roubles.

Comme la barinia gardait le silence, le prince lui apprit qu’il allait acheter une fabrique de drap : il n’avait pas un grosch, mais, s’il acquérait cet établissement, il deviendrait millionnaire.

— Je ferai, dit-il, — des draps de couleurs voyantes que je vendrai aux Asiatiques, à Nijni. Mes articles seront de très mauvaise qualité, mais, comme ils tireront l’œil, ils se vendront fort bien, et je gagnerai de grosses sommes. Seulement, il me faut à présent vingt mille roubles pour faire un premier versement au propriétaire de la fabrique.

— Où les trouver ? demanda Eugénie Séménovna.

— Je ne le sais pas moi-même, répondit le visiteur, — mais il faut que je les trouve. Pour le reste, j’ai tout calculé de la façon la plus exacte : j’ai sous la main un nommé Ivan Golovan, ancien « connaisseur » de régiment ; ce n’est pas qu’il brille par l’intelligence, mais c’est un moujik qui vaut son pesant d’or : il est honnête, zélé, et il a été longtemps captif chez les Asiatiques, en sorte qu’il est parfaitement au courant de leurs goûts. C’est maintenant la foire chez Macaire[1] ; j’y enverrai Golovan ; il conclura là des marchés sur lesquels il touchera des arrhes… alors… je n’aurai rien de plus pressé que de rembourser ces vingt mille roubles…

Il se tut ; après quelques moments de silence, la barinia dit avec un soupir :

— Votre calcul est juste, prince.

— N’est-ce pas ?

— Oui. Voici ce que vous allez faire : vous donnerez un acompte au propriétaire de la fabrique ; après cela, vous serez considéré comme un fabricant ; on dira dans le monde que vous avez rétabli vos affaires…

— Oui.

— Oui, et alors…

— Golovan recevra chez Macaire force commandes pour lesquelles il touchera des arrhes ; je rembourserai l’argent emprunté, et je deviendrai riche.

— Non, permettez, ne m’interrompez pas : avec toutes ces manœuvres vous jetterez de la poudre aux yeux du maréchal de la noblesse ; vous croyant riche, celui-ci vous accordera la main de sa fille et, grâce à la dot qu’elle vous apportera, vous deviendrez riche, en effet.

— C’est ton avis ? demanda le prince.

— Est-ce que ce n’est pas le vôtre ? répliqua Eugénie Séménovna.

— Eh bien ! si tu comprends tout, plaise à Dieu que ta bonne prophétie se réalise pour notre bonheur !

— Pour notre bonheur ?

— Sans doute ; alors, ce sera tant mieux pour nous tous. Engage maintenant ta maison pour me procurer les vingt mille roubles qui me sont nécessaires, et je donnerai à notre fille cinquante pour cent d’intérêt.

— La maison est à vous, répondit la barinia ; — vous la lui avez donnée, reprenez-la si vous en avez besoin.

Là-dessus, protestations du prince :

— Non, la maison n’est pas à moi, mais tu es sa mère, c’est une prière que je t’adresse… bien entendu, dans le cas seulement où tu aurais confiance en moi…

— Ah ! laissez, prince, reprit-elle. — Vous demandez si j’ai confiance en vous ! Je vous ai confié ma vie et mon honneur.

— Ah ! oui, tu fais allusion à… Eh bien ! je te remercie, voilà qui est parfait… Ainsi demain je puis t’envoyer la lettre de gage à signer ?

— Envoyez, je signerai.

— Et tu n’as pas peur ?

— Non, après ce que j’ai perdu, je n’ai plus rien à craindre.

— Et tu n’en as pas regret ? Dis : tu ne le regrettes pas ? Sans doute tu m’aimes encore un peu ? Ou bien, c’est seulement de la compassion ? Hein ?

En entendant ces paroles, la barinia se mit à rire.

— Cessez de dire des riens, prince, prononça-t-elle. — Permettez-moi plutôt de vous offrir des mûres au sucre ; j’en ai maintenant d’excellentes.

Le visiteur qui ne s’attendait pas du tout à ce langage se leva d’un air blessé :

— Non, répondit-il en souriant, — mange toi-même tes mûres, les douceurs ne sont pas mon affaire en ce moment. Merci et adieu, ajouta-t-il, et il commença à baiser les mains de la jeune femme ; sa voiture venait justement de ramener à la maison le baby et la niania.

Comme ils prenaient congé l’un de l’autre, Eugénie Séménovna dit au prince en lui tendant la main :

— Et qu’allez-vous faire de votre Tsigane aux yeux noirs ?

À ces mots, il se frappa brusquement le front.

— Ah ! c’est vrai ! s’écria-t-il. — Que tu es toujours intelligente ! Tu le croiras ou tu ne le croiras pas, mais je garde de ton intelligence un souvenir ineffaçable et je te remercie de m’avoir fait penser à cette émeraude !

— On dirait que vous l’aviez oubliée ?

— Je t’assure que je n’y pensais plus. Elle m’était complètement sortie de l’esprit ; mais il faut en effet que je pourvoie à l’établissement de cette sotte.

— Oui, répondit Eugénie Séménovna, — seulement faites bien les choses : ce n’est pas une Russe au sang calme, elle ne prendra pas son mal en douceur et ne pardonnera rien en souvenir du passé.

— Bah ! il faudra bien qu’elle se fasse une raison.

— Elle vous aime, prince ? Il paraît même qu’elle vous aime beaucoup ?

— Elle m’assomme ; mais, heureusement pour moi, elle est, grâce à Dieu, au mieux avec Golovan.

— Qu’est-ce que cela peut vous faire ? demanda la barinia.

— Je leur achèterai une maison, je ferai inscrire Ivan dans le corps des marchands et ils se marieront ensemble.

Eugénie Séménovna hocha la tête.

— Eh ! petit prince que vous êtes ! dit-elle en souriant ; — petit prince léger de cervelle, où est votre conscience ?

— Laisse ma conscience, je te prie, répliqua-t-il ; — pour le moment je n’en ai que faire ; si je pouvais seulement avoir Ivan Golovan ici aujourd’hui même !…

La dame lui apprit qu’Ivan Golovan se trouvait en ville et qu’il était même descendu chez elle. Cette nouvelle fit grand plaisir au prince ; il pria Eugénie Séménovna de m’envoyer chez lui le plus tôt possible et se retira incontinent.

Dès lors les événements marchèrent avec une rapidité qui semblait tenir du prodige. Le prince me munit d’un tas de pièces attestant sa qualité de fabricant, il m’enseigna la manière de « faire l’article » et m’expédia droit chez Macaire sans me laisser le temps de retourner à la campagne. Je ne pus donc voir Grouchka, mais je n’en ressentis pas moins vivement son injure : comment, en effet, le prince se permettait-il de disposer de sa main en ma faveur ? Chez Macaire un plein succès couronna mes tentatives commerciales : les Asiatiques me firent force commandes dont ils payèrent une partie par anticipation. J’envoyai l’argent au prince et je revins au village, mais j’eus peine à m’y reconnaître, tant l’aspect des lieux s’était modifié durant mon absence… La maison seigneuriale avait été transformée de fond en comble comme par la baguette d’un magicien ; il semblait qu’on se préparât à y célébrer une fête. Du pavillon occupé par Grouchka il ne restait plus trace : on l’avait rasé et sur son emplacement s’élevait une construction nouvelle. Grande fut ma surprise à cette vue. « Où donc est Grouchka ? » demandai-je aussitôt. Mais personne ne savait rien d’elle. Les domestiques serfs d’autrefois avaient été remplacés par des mercenaires arrogants qui ne me laissaient plus approcher du prince. Jusqu’alors j’avais toujours eu libre accès auprès de ce dernier : entre nous s’étaient conservées les relations familières qui existent à l’armée entre remonteurs et connaisseurs. Mais, à présent, une étiquette sévère régissait nos rapports et je ne pouvais plus communiquer avec le prince que par l’intermédiaire d’un valet de chambre. Cette situation m’était si désagréable que, si j’avais suivi mon premier mouvement, je ne serais pas resté là une minute de plus. Mais j’étais fort inquiet au sujet de Grouchka et je ne pouvais savoir ce qu’elle était devenue. En vain j’interrogeai les anciens domestiques, tous gardèrent le silence : évidemment ils obéissaient à une consigne. À la fin, j’obtins quelques renseignements d’une vieille paysanne qui avait été naguère au service du prince : il n’y avait pas encore longtemps, m’apprit-elle, que Grouchenka avait disparu ; dix jours auparavant elle était partie en calèche avec le prince et depuis lors on ne l’avait pas revue. Je questionnai les cochers qui les avaient conduits, mais je n’en fus pas plus avancé. Ils me dirent seulement qu’arrivé à un relais, le prince avait renvoyé son équipage et pris des chevaux de louage pour continuer sa route avec Grouchka. J’avais beau me tourner de tous les côtés, je ne découvrais rien. Au surplus, la vérité était-elle si difficile à deviner ? Sans doute, le misérable l’avait poignardée ou tuée d’un coup de pistolet ; ensuite il s’était débarrassé du cadavre en le jetant dans un bois, il l’avait enseveli au fond d’un fossé sous un amas de feuilles sèches, peut-être l’avait-il noyé… Le caractère passionné du prince n’autorisait que trop ces conjectures ; elle était un obstacle à son mariage, car Eugénie Séménovna avait dit vrai : Grouchka l’aimait, le scélérat, avec toute l’ardeur de son tempérament tsigane et il n’était pas dans sa nature de se résigner à l’abandon, comme l’avait fait Eugénie Séménovna. Celle-ci était une Russe, une chrétienne ; elle poussait l’amour jusqu’au sacrifice d’elle-même. Chez l’autre, au contraire, chez la sauvage fille du tabor, l’amour était une passion fougueuse, indomptable. Dans mon opinion, lorsque le prince lui avait annoncé son prochain mariage, elle avait dû éclater en injures et en menaces, aussi s’était-il défait d’elle.

Plus j’examinais cette idée, plus je me persuadais qu’il n’avait pu en être autrement, et le mariage du prince avec la fille du maréchal de la noblesse m’était devenu tellement odieux que je n’avais pas la force d’en contempler les préparatifs. Quand arriva le jour de la noce, on distribua des mouchoirs de couleur à tous les domestiques et on renouvela la livrée de chacun d’eux. Mais, au lieu de revêtir mes effets neufs, je les laissai dans la soupente que j’occupais à l’écurie et, dès le matin, je me rendis dans le bois où j’errai machinalement jusqu’au soir. À chaque instant je me demandais si je n’allais pas rencontrer quelque part le cadavre ensanglanté de Grouchka. À la tombée de la nuit, je sortis du bois et fus m’asseoir au bord d’une petite rivière au delà de laquelle on apercevait la maison éclairée de mille feux ; la fête battait son plein, les invités étaient tout à la joie, les sons de l’orchestre retentissaient au loin. Pour moi, toujours assis au bord de l’eau, je regardais non pas la maison mais la rivière dont les ondes tremblantes reflétaient toutes ces clartés en leur prêtant des proportions fantastiques. Et mon cœur était rempli d’une tristesse que je n’avais jamais connue, même pendant ma captivité chez les Tatares. Comme le frère d’Alénouchka qui, d’après la légende, jetait aux éléments le nom de sa sœur absente, je me mis à interpeller un être invisible, j’appelai plaintivement la pauvre tsigane.

— Ma sœur, ma Grounuchka ! m’écriai-je ; — parle-moi, réponds-moi ; fais-moi entendre ta voix ; montre-toi à moi une petite minute !

Eh bien ! le croirez-vous ? après que j’eus proféré à trois reprises ce douloureux appel, il me sembla que quelqu’un accourait vers moi. Le voici arrivé, il me touche de son souffle, il murmure à mes oreilles, par-dessus mes épaules il regarde mon visage… Tout à coup, des ténèbres de la nuit émerge devant moi quelque chose qui se heurte contre ma personne…



  1. À Nijni Novgorod.