Le Voyage du centurion/Première partie/Chapitre III

L. Conrad (p. 107-138).

III

PER SPECULUM IN ÆNIGMATE


ARGUMENT. — DÉPART. — CALME DE MAXENCE. — INSISTANCE. — GRANDEUR DE ZLI. — MOUVEMENTS DU CŒUR, BATTEMENTS D’AILES DANS LA NUIT. — DE L’ÂME FIDÈLE DES SOLDATS. — CE QUI SE PASSE AU CIEL. — LES COORDONNÉES DE ZLI : LE CHAMP D’AMATIL. — DOUBLE ASPECT DE L’ÂME DE MAXENCE ET SON UNITÉ RÉELLE. — L’ÉNIGME DU MIROIR QUE NOUS SOMMES.



UN jour, dans ce transport héroïque qui laisse pourtant à l’esprit toute son agilité, tandis que l’heure clairvoyante du matin l’inondait, Maxence se leva, secoua son poil, et, solidement balancé sur ses deux jambes écartées, il attendit les caporaux et les sergents. Comme le clairon, au moment du ralliement, remplit exactement tous les recoins de la plaine et jusqu’aux cornes de bois les plus secrètes, ainsi la joie le remplissait de toute sa plénitude victorieuse et ailée. La rumeur du camp se propageait dans la masse noire des mercenaires et répondait au chef impatient. C’est que l’ordre, la veille au soir, était venu de partir pour l’Adrar lointain, et que cette heure était l’heure, semblable à la jeunesse, d’un départ. Donc Maxence a reçu un ordre, et voici que lui-même donne des ordres et que d’autres les reçoivent, car son métier est essentiellement d’obéir et de commander. La tâche est mesurée à chacun selon son rang. Les prescriptions, allant jusqu’au détail de la gamelle de riz à donner ou du bât à réparer, s’échelonnent dans leur ordre, d’après le plan que détient seule la tête principale — Jusqu’à ce que, toutes prévisions faites, la colonne, parée pour toute éventualité, s’ébranle et se propage dans l’espace, semblable au vaisseau bien gréé qui prend le large. Mais alors, chacun n’a plus qu’à marcher sur son étroit ruban de sable, en suivant celui qui est devant lui, sur cet étroit ruban de sable qui est la vie, flanqué de part et d’autre par le désert, où est la mort par la soif. Le guide fonce droit sur le puits, puisqu’il n’y a pas d’autre chemin que celui qu’il fait. Aux autres de le suivre et de se coller à son ombre. Maxence, lui, se repose. Tout est déclanché, il n’a plus rien à faire, sinon à regarder ce beau monde qui s’écoule à ses pieds en grandes vagues profondes et sérieuses.

Singulièrement calme et sûr de lui est Maxence dans cette plaine qui se consume sous l’étreinte majestueuse des flammes solaires. Le voici maintenant, couché sur sa natte et fumant sa pipe en silence, au premier soir. Il goûte à plein le vertige de la nuit qui ne retranche à ses yeux que le pur néant du désert. Les tirailleurs forment sur le sol une figure géométrique qui ne respire plus ni ne bouge plus. Il y a seulement quelques Maures qui causent autour d’un feu, et la sentinelle qui se profile des pieds à la tête sur le ciel, comme une image. Près de lui, il entend le bruit des chameaux qui ruminent, et parfois l’un d’eux s’arrête, et il allonge, en un mouvement de lassitude, son long col sur la terre refroidie. Tableau commun et familier ! Il avait vingt-deux ans, Maxence, quand, pour la première fois, il connut l’amère douceur de ces campements d’un soir, dont on est sûr que rien, dans la mémoire fragile, ne subsistera, et dont pourtant le charme replié finit par obséder toute la vie. Et voici que cette halte à la vesprée est toute semblable à la première halte. Tout paraît charmant à cette tête jeune. Il caresse sa chienne. Il sent la vie, qui est là, réelle, qui est certaine, qui n’est pas une fiction, mais une profonde réalité qu’il peut envelopper et mesurer. Voici apparaître au ciel le beau scorpion qui commence, du fond de l’horizon, sa marche oblique. « Demain matin, dit Maxence, vers la deuxième heure, l’aile marchante de cette harka céleste aura gagné les trois quarts du Ciel. Mais la terre n’est-elle pas aussi à sa place exacte, dans les routes libres du firmament ? »

Il se sent dans le jeu céleste en pleine sécurité. Et il ne ressent nulle inquiétude, parce que cet aiguillon ne l’a pas encore piqué de se dire « Mais où suis-je ? Où vais-je ? Quel est donc le sens de cette énigme que je suis ? », parce que cette morsure ne l’a pas encore mordu d’entendre : « Mais quelle est donc cette plaisanterie affreuse ? Et quel est ce théâtre où je pleure sous le masque qui rit ? » Non, il ne l’a pas, cette immortelle inquiétude du cœur qui sait s’entendre. Mais au contraire, le jeu de sa pensée est si paisible, si semblable à ces grands fleuves qu’il a oubliés, sa rêverie s’écoule si puissamment qu’il ne lui souvient pas d’avoir ressenti depuis longtemps une telle félicité. Et en effet, pendant son séjour à Ksar el Barka, n’a-t-il pas fait à Dieu de larges concessions, n’a-t-il pas été à la limite de ce que l’on peut accorder ? En toute justice, il faut bien que tant de condescendance lui procure quelques satisfactions. Les Maures lui ont fait comprendre combien il était pur et salubre, cet air chrétien que l’on respire en France, dans cette France qu’il avait maudite au moment même qu’il la quittait, à tout jamais peut-être. Ils lui ont fait entrevoir la France cachée qu’il a méconnue, et ils ont mis la filiale action de grâce sur ses lèvres, au lieu de l’infâme reniement. Il est heureux comme l’enfant perdu qui retrouve sa mère. Pourquoi donc l’esprit lassé continuerait-il ses démarches inquiètes ? Pourquoi ne jetterait-il pas l’ancre dans ces beaux ports terrestres qui s’ouvrent à la fatigue de vivre ?

Dans son noble détachement, Maxence recevait pourtant des avertissements. Tout conspirait contre cette quiétude où il se croyait en sûreté, sans compter qu’au désert la pensée va plus en profondeur qu’en étendue.


Le guide de la colonne s’appelait Mohammed Fadel ben Mohammed Routam : ce nom en dit assez. C’était le petit neveu de Ma el Aïnin, le grand savant, l’irréductible adversaire de la France, c’était le propre neveu de Taquialla, le mogaddem des Fadelya de l’Adrar, qui conduisait le jeune officier dans les sombres replis pierreux de ces terres mortes. Cet homme était vraiment notre ami. Son esprit était charmant, sa culture aussi vaste que peut l’être celle d’un Maure. Maxence causait volontiers avec lui, le soir, sous le ciel immense où le cercle étroit de la terre disparaissait. Ce soir-là :

— Comment nommez-vous, dit le Maure, ces quatre grandes étoiles et ces trois petites qui marchent dans le ciel comme les cavaliers d’une avant-garde dans le désert ?

— Nous les nommons Orion. Mais dis-moi le nom que vous leur donnez dans votre langue.

— Cette constellation, lieutenant, s’appelle le « medjbour », et non loin, tu vois cette grande route poudreuse : c’est le « chemin de Bourak », car Bourak était le cheval de l’envoyé, et ce chemin est celui qu’il traça dans l’espace éblouissant, lorsque son maître eut résolu de quitter cette basse terre. Gloire à Dieu seul !

Un lourd silence retombe, creuse l’abîme entre les deux hommes. Puis Mohammed Fadel :

— Est-il vrai que vous, les Nazaréens, vous croyiez en trois dieux et non en un seul ?

Maxence chasse l’importune question, comme une mouche insistante, du revers de la main :

— Quant à moi, Cheikh… (Puis, il se ravise :) C’est-à-dire que… Il m’est difficile de t’expliquer cela en arabe… Mais certes nous ne croyons pas en plusieurs dieux, comme les Bambaras, mais en un Dieu…

Mille traits de ce genre le ramenaient à son insu vers le point central… Pourtant les étapes continuaient de figurer la préparation, de moins en moins éloignée, de l’Adrar. À Hassi el Argoub, les voyageurs trouvèrent quelques tentes d’Ouled Selmoun. Jusqu’au terme du voyage, ils ne devaient plus rencontrer de figure humaine. Le pays n’en souffre pas. Il ne souffre que de hautes pensées, des pensées de gloire, d’héroïque vertu, de mâle fierté, et intolérables y seraient les faces mêmes de nos frères. Et ces pensées mêmes ne sont pas assez pures. Il faudrait une musique qui fût céleste. — Et plus la route s’étirait vers le Nord, plus l’oppression grandissait de tous les cercles descendants de cet enfer, avec une hâte étrange d’être au plus bas de la spirale allongée de l’abîme. Maxence marchait dans le vertige de ces horizons singuliers, la sueur aux tempes, avec des battements d’impatience.


Le point médian de l’immense parcours est la source de Zli. À la veille d’y arriver, la colonne fut enveloppée dans une de ces tourmentes de sable si fréquentes au désert. Alors se précipitent les coups de béliers rageurs du vent qui s’excite à battre son propre record. Alors, pelotonné dans la laine torride des haïks, on assiste à la mort du ciel, on est dans la nue bondissante où toute forme a disparu, on est dans le principe essentiel de la Force. Mais Maxence, lui, il se dresse dans la flamme agile, les bras croisés, tandis que des paquets de sable le bombardent. « Lave, ô vent — dit-il — tout ce qui n’est pas la pure grandeur. Arrache, arrache l’humus des montagnes et tout ce qui est accessoire et ajouté. Que seule subsiste la forme minérale ! Et que de notre cœur aussi, les angles apparaissent et qu’il soit nu comme la pierre ronde que, depuis l’origine des âges, tu roules ! »

Grandeur de Zli !… On monte insensiblement dans des dunes blanches emmêlées où de maigres titariks ont réussi à prendre pied. Puis le sable cesse, et toute végétation. Puis on franchit un col mal dessiné, et la pierre — la pierre noire comme charbon, la pierre rugueuse et mortifiante de l’Adrar — vous enveloppe de tous côtés. Voici, en effet, la porte de l’Adrar, l’entrée du cœur même, l’accès au plus intime du soulèvement granitique. Alors l’on est dans le silence et dans la mort. Dans les cirques sombres, semblables aux « bolges» de Dante, pas un arbre, pas un brin d’herbe. Or Zli est la plus basse fosse, le lieu par excellence du désespoir et de la terreur. De tous côtés, de noires murailles aux replis vierges bornent l’horizon, et parfois, une grande masse isolée, comme ces tas de charbon pulvérulent que l’on voit aux approches des gares et des usines, se dresse aux sombres carrefours. Tout se tait, — sinon le vent, car on est à l’origine du vent, et dans l’atelier même où il s’élabore, dans le principal magasin.

Seul au centre du système, mais pris de la grande fureur poétique et de l’ivre exaltation, Maxence se sent réellement le centre du système. Il est l’esprit central qui anime la masse inerte, il est l’intelligence de toute cette lourde et immense matière…

La terre est battue de tous les vents, balayée de souffles mortels. Voyez-la, elle est un perpétuel gémissement, elle est une lamentation captive. Elle est pelée, nettoyée, lavée et relavée, grattée jusqu’à l’os par ces souffles du large qui lèchent, comme des langues de feu, sa vieille peau ridée, et tuent la plante, et la pierre même, et tout l’ordre de la nature. Et pourtant cette terre est sa terre, à lui, elle est la terre d’un homme, — cette misérable écorce pelée qui a chassé toute vie de son sein. Et comme il va vers des terres qu’il ne sait pas, de même le voyageur, lorsqu’il s’arrête ici, découvre dans son cœur de grands espaces inexplorés. Toute cette misère — celle de la terre et la sienne propre — il s’y sent à l’aise, il y est chez lui, il est le maître de son domaine. Très naturellement à lui est cette misère et ce sont au contraire les torchis des cités, ces avenues populeuses au long des fleuves, et c’est la ville moderne qui n’est pas à lui.

Mais encore cette matière exigeante ne souffre-t-elle que des soldats, et c’est là, loin des usines et des entrepôts des marchands, qu’ils se reconnaîtront les uns les autres, et que, s’étant reconnus, ils chanteront la joie immense de la délivrance. Alors, dans l’immobilité crucifiée de la terre, ce sont les vertus qu’ils aiment, c’est la simplicité, c’est la pure rudesse qu’ils revoient et qu’ils bénissent. Magnifique reconnaissance ! Loin du progrès et de l’illusoire changement, Maxence se retrouve un homme de fidélité. Il ne sait rien en lui qui ressemble à la révolte, mais, bien lié aux grandeurs du monde, il aime au contraire ces chaînes coutumières. Il est dans la gravitation du système moral, et il se soumet à sa loi sans plus de peine que les astres suivent, dans les champs du ciel, la route tracée. Rien ne paraît beau à ce vrai soldat que la fidélité. Elle seule est la paix et la consolation. Elle seule console de cet amer breuvage, la solitude. Elle seule est plus haute. La fidélité est le sûr abri. Elle est une pensée douce qui s’offre au voyageur. Et elle est ce parfum que l’on ne peut pas dire, cet incomparable parfum que respirent les âmes des soldats. La fidélité est comme cette épouse qui attend son mari engagé dans la croisade : jamais elle ne désespère, ni jamais elle n’oublie. Jamais elle ne doute de l’avenir, ni jamais du passé. Elle est cette petite lampe à la flamme toujours égale, que tient l’épouse.


Mais voici qu’une pensée lui vient, à ce fidèle chevalier qu’est Maxence. Ne sait-il pas ce que c’est que Servir, et qu’être l’homme sur qui le chef compte, et le loyal serviteur, qui garde exactement le précepte et observe le mandat ? Une pensée, de très loin, vient à lui, — ou plutôt c’est une gêne qu’il éprouve, et qui est celle-ci : pourquoi donc, s’il est un soldat de fidélité, pourquoi tant d’abandons qu’il a consentis, tant de reniements dont il est coupable ? Pourquoi, s’il déteste le progrès, rejette-t-il Rome, qui est la pierre de toute fidélité ? Et s’il regarde l’épée immuable avec amour, pourquoi donc détourne-t-il ses yeux de l’immuable Croix ? « Si absurde est cette infidélité, s’avouait Maxence, que je n’ose même le confesser devant les Maures, et je leur dis : « Nous croyons !… » Ah ! oui, ma lâcheté devant eux me fait comprendre combien, malgré moi et à mon insu, Jésus me lie ! »

Maxence arrive au point où les expédients apparaissent misérables et où il faut choisir. Il rejettera l’autorité, et le fondement de l’autorité qui est l’armée. Ou bien, il acceptera toute l’autorité, l’humaine et la divine. Homme de fidélité, il ne restera pas hors de la fidélité. Dans le système de l’ordre, il y a le prêtre et il y a le soldat. Dans le système du désordre, il n’y a plus ni prêtre ni soldat. Il choisira donc l’un ou l’autre ordre. Mais tout est lié dans le système de l’ordre. Comme la France ne peut rejeter la Croix de Jésus-Christ, de même l’armée ne peut rejeter la France. Et le prêtre ne peut pas plus renier le soldat que le soldat le prêtre. Et le centurion ne reconnaît pas moins Jésus-Christ sur l’arbre de la Croix, que Jésus-Christ ne reconnaît le centurion. De même que tout est lié dans le système du désordre. Donc, dit Maxence, il faut être un homme de reniement ou un homme de fidélité. Il faut être avec ceux qui se révoltent ou contre eux. Mais que faire si l’objet de la fidélité ne peut être saisi, et si l’esprit reste impuissant ?


Ainsi songeait le jeune homme, perdu dans la plus lointaine terre, tandis que, couché sur un coude, il considérait le tremblement de l’air au-dessus de la plaine immobile. Or, à ce moment précis, que se passait-il dans le haut du ciel, dans la demeure de Celui qui scrute les plus secrets mouvements des âmes ? Tandis que Maxence reportait sa pensée, vacillante encore, vers le Fils qu’il avait renié, que se passait-il donc dans la demeure du Père ?

Ah ! certes, c’est un mystère défendu que celui-là, et la pensée, prise de vertige, défaille, si elle veut pénétrer dans la scène véritable du drame, dans ce lieu de rafraîchissement éternel où réside l’unique et substantielle Réalité. Que cette pauvre pensée humaine ose pourtant s’aventurer sur le rebord de l’abîme, et elle verra le Maître des mondes innombrables penché sur cette terre qu’Il a voulue belle et dont Il se réjouit dans l’éternité. Car, entre toutes, Il l’a choisie, et en elle, plus que dans les milliards d’astres qui L’entourent, Il se complaît, et c’est en elle qu’Il se repose, en elle à qui son Fils fut envoyé. Or voici que, penché sur notre terre, entre toutes, le Maître se recueille et qu’Il observe ces âmes qu’il a faites selon Lui. Dans sa soif ardente de se donner, dans ce désir ineffable d’être aux hommes, Il s’impatiente, Il épie la moindre bonne volonté, tout prêt, étant l’Amour même, à prévenir l’âme la plus lointaine, si toutefois elle est digne de sa compassion. Cependant, les prières des saints montent vers Lui, et L’entourent et Le pressent, selon qu’Il le veut lui-même, et elles Lui font cette violence qu’Il aime par-dessus tout qu’on lui fasse. Et parfois le regard de miséricorde s’abaisse vers la sombre terre, — ce regard qui est la joie des Anges et l’indicible béatitude des Hiérarchies célestes !

« J’ai été trouvé, dit Dieu, par ceux qui ne me cherchaient pas. Je me suis montré à ceux qui ne pensaient pas à moi. Et c’est moi, ô jeune soldat, qui ferai le premier pas. Cette humble soumission, ce goût de fidélité me suffisent. Je n’en demande pas plus. Je te ferai venir de loin et je t’aimerai de mon amour éternel. Je te marquerai du signe de mon élection. Il ne m’en faut pas davantage — en vérité, cet imperceptible mouvement d’un cœur honnête me suffit. Ne suis-je pas le Père, et qui peut mesurer la tendresse du Père ? Un père, quand il écoute les balbutiements de son enfant, il se récrie sur son intelligence, et la moindre action, il la tourne à la louange de son enfant. Je suis ce Père, et toutes ces âmes-là, qui sont droites et pauvres, et qui sont solitaires et misérables, je suis leur Père, et elles sont mes préférées. »

Oh ! que cette adoption serait douce à Maxence, s’il la savait ! Mais il est sur les routes du monde, la tête baissée contre les vents contraires, et il ne songe même pas à demander au ciel un secours, que Dieu, dans le secret de ses desseins, lui a déjà promis.

Le désert ceignait ses reins. C’est en lui qu’il puisait toute sa force, c’est à lui qu’il demandait la vertu. Et certes, quand il se voyait protégé par l’immense épaisseur des sables, de tout son cœur, il bénissait sa destinée. « J’aurais pu être semblable, se disait-il, à ces mondains, si jolis dans leurs vêtements selon la mode, à ces élégants dont j’ai admiré autrefois le langage artiste, à ces raffinés plus grossiers que des porcs, sous leurs masques de politesse. J’aurais pu être un homme de salon, un homme d’esprit, un délicat. Oh ! bénie soit l’Afrique qui m’a sauvé d’une telle destinée ! Bénie soit la terre qui est vraie, la terre qui est vraiment délicate, la terre qui protège les siens contre les contacts vulgaires ! Bénie soit la délivrance à tout jamais des hommes de mensonge et d’iniquité ! Du matin jusqu’au soir, je te bénirai, ô Afrique, vierge vénérable, toi sur qui nul n’a porté la main, et qui seule es restée pure… »

Maxence sentait qu’aucune de ses heures n’était perdue. Il n’en était pas une qui ne portât son fruit, qui ne fût lourde de quelque méditation ou de quelque fructueux travail. Et rien en effet ne venait troubler cet admirable déroulement de vie intérieure que l’Afrique réserve à ses élus.


Comme la colonne n’était plus qu’à quelques étapes d’Atar, les pensées de Maxence prirent un cours nouveau. L’on s’était arrêté à Djouali, à Chommat, à Tifoujar, — lieux obscurs et tous marqués, pourtant, de quelques gouttes de sang français. Enfin, dans les premiers jours de mars, on arriva aux dunes d’Amatil, où l’on dressa les tentes pour quelques jours. C’est dans ces dunes que, les 30 et 31 décembre 1908, les disciples de Ma el Aïnin, inquiets de notre marche vers l’Adrar, donnèrent contre nos troupes leur premier effort sérieux.

Dans la splendeur véhémente de midi, Maxence salue avec emphase le lieu où fut cette grande cohue de 1909, aujourd’hui plus silencieux que le pôle. L’abri où il va s’étendre est proche du bastion où nos mitrailleuses furent placées et il ne reste de ce bastion que de larges haies en branches épineuses, plus qu’à moitié recouvertes par le sable. Tout alentour est suspendu dans l’arrêt de la mort, tout est noyé immensément dans le passé. Un tirailleur, un jeune Samoko, est avec Maxence. Il a assisté au combat, enterré nos morts sous le feu de l’ennemi et il a été nommé pour ce haut fait tirailleur de première classe. Ses souvenirs sont confus. Il parle des morts jaillissant dans le bastion, le sergent français emportant les mitrailleuses sur son dos ; encore étourdi par la mêlée hurlante, il dit les cris des femmes qui étaient venues trépignantes d’Atar, et, du rebord médian de la montagne, excitaient leurs maris au combat… C’en est assez, Maxence connaît ce langage. Il sait ce que sont ces combats africains, ces deux lignes affrontées qui se voient et se jettent des insultes, au milieu des rafales formidables du feu, la joie, la haine, visibles sur tous les fronts, la lumière royalement épandue, et le chef à la poitrine nue dont la voix s’essaie à dominer le tumulte, — pour tout dire, cette haute couleur militaire, cette grande allure tout engagée dans la beauté épique. Il sait tout cela, et il préfère à ces souvenirs brûlants l’humble cimetière où reposent les siens. Là, des croix rustiques, avec des noms, marquent la place de ceux qui sont tombés, d’autres tombes — sans croix et sans nom — sont celles des Sénégalais, pressées et alignées comme au moment du défilé. Et Maxence, dans l’attitude de la méditation, se tait devant la poussière anonyme du passé, dont il voudrait scruter d’un esprit sûr, la signification. Il lit les noms de ses camarades, il sent le grand souffle de la fraternité. Cette heure non plus n’est pas perdue pour lui, et plus avant elle l’engage dans l’antique alliance, dans la mystérieuse communion du sang versé. Dans la paix magnifique, chargée de tumulte intérieur, qui enveloppe le paysage élémentaire, Maxence, seul avec lui-même, renouvelle le pacte mémorable qui le lie. Il se proclame soldat dans l’éternité, et il promet que dans la commune aventure où tous — morts ou vivants — sont engagés, il sera le plus brave, le plus ardent dans la mêlée, le plus généreux de son corps. Avec ceux-ci, dont l’esprit demeure et dont la chair a été consumée par le soleil, il a même pensée, même volonté. Il confirme solennellement qu’il sera loyal et véridique, qu’il abandonnera tout, la richesse, la famille et la vie même, pour cette tâche qui lui a été départie, et à ces ombres, fixées au plus secret repli de la terre, il montre enfin son âme, toute pauvre et nue, son âme qui a déjà vaincu le monde.

Le galop de la conquête, la pressante réalité l’étouffent, lui font mordre les lèvres… 10 décembre 1908, à Moudjéria. Les Maures disent : « Jamais les Français n’entreront dans l’Adrar. » Le 5 janvier, cinq cents Sénégalais sous nos ordres entrent à Atar après une marche de cent lieues, hérissée de difficultés. Quelques jours avant, la résistance avait été brisée à Amatil, puis à Hamdoun où la canonnade avait promptement déblayé le terrain. Puis, pendant dix mois, ce sont nos colonnes volant aux quatre coins du désert, les tribus venant jeter leurs armes à Atar, l’établissement méthodique de la paix française, l’imprudence folle dans l’offensive, la sage prudence dans l’organisation du territoire, le souci constant de montrer notre justice après avoir montré notre force. Pages romaines, dignes de César. Magnifique histoire, trop peu connue. Mais la France est si riche en gloire qu’elle néglige cette monnaie.

Voilà l’action que Maxence prolonge. Voilà la vivante réalité où il s’ingère, comme un coureur prend sa place sur la piste et se met dans le train. Le labeur s’offre à lui, nettement délimité, clairement tracé selon l’ordre français. Le travail est là, tel que, transmis par la hiérarchie, il reste à accomplir dans la limite des instructions supérieures. Le terrain s’ouvre, posant lui-même ses conditions dès l’entrée : l’abnégation de soi et la ferme application, des bras vigoureux, un esprit sain.


Ainsi, dans les champs d’Amatil, les intentions du jeune soldat sont simples. Que s’il avait le loisir de s’y rappeler les ardentes journées de Zli, il s’étonnerait peut-être de ce que la pensée, évaguée un moment vers l’azur, revînt si vite dans ce champ clos où il a mission de combattre ; de ce que, ayant entrevu le sens de la soumission et de l’obédience véritable, il se contentât, peu de temps après, de l’image de la soumission et du seul symbole de l’obédience ; de ce que, cherchant une loi à Zli, il se soumît si aisément à celle que lui proposait Amatil. Mais Maxence est soldat avant tout. Son point de départ n’est pas ailleurs que dans cette tâche humaine qui lui a été assignée. Au reste, dans l’itinéraire du Tagant à l’Adrar, ce sont les deux visages de l’Afrique qui se sont offerts à lui, et l’un est celui de la Prière et l’autre est celui de l’Action. Ici, vêtue de lin, et là ceinte d’une armure, ici auréolée de rayons et là casquée de fer, telle apparaît au jeune soldat son antique conseillère, — et lui-même, tantôt humble devant le ciel et tantôt orgueilleux devant la terre, tantôt inquiet de la déficience de l’azur et tantôt rassuré par l’immense possession terrestre, tantôt très petit devant ce qu’il n’a pas et tantôt très grand devant ce qu’il a, c’est un double cœur qu’il promène dans la duplicité de l’Afrique.

Pourtant, in medio leporum, du sein même de la félicité terrestre, naît une mortelle inquiétude. « Certes, dit l’âme inquiète, ce devoir est bien tracé, qui guide mes pas et ordonne mes démarches. Et pourtant il me semble que mes pas ne sont guère assurés et que mes démarches sont celles du rêve. Je suis ce poisson qui se gouverne habilement dans l’élément de l’eau et qui pourtant jamais ne connaîtra la mer, faute de la pouvoir contempler du rivage. Je ne défaillerais pas, si je n’avais la hantise de l’harmonie totale et ne voulais dominer l’élément où se meut le corps que je supporte. Mais je suis pensante autant qu’agissante. L’intelligence survient, qui veut savoir, et misérable apparaît l’itinéraire du soldat. »

Mais encore est-il grand par la réalité dont il est l’image. Maxence, près des tombes d’Amatil, est l’image très lointaine de la Fidélité. Et c’est pourquoi la participation à laquelle il a été admis, est agréable à Dieu. Son ignorance même est son bien le plus précieux. Car l’intelligence qui s’est asservie au mensonge a porté sa propre condamnation. Mais au contraire, elle reste digne de la vérité, cette intelligence qui sommeille sous le fardeau du devoir humain, et à qui une action déroulée dans la pureté ne permet pas de s’exercer. Il y a moins loin de l’ignorance à la science que de la fausse science à la vraie science. La loyauté devant la France mène vite à la loyauté devant le Christ, mais la déloyauté ne mène qu’à la déloyauté. De même ce Maxence, qui est bon et véridique, ce qui est bon et véridique est donc sa part, mais au contraire l’iniquité appartient à l’homme d’iniquité. Et quand, son épée nue fichée en terre, il jure sur les cendres de ses compagnons d’être un bon serviteur, déjà il est chrétien et déjà il est participant à la grâce de la sainte Église.