Le Voyage du centurion/Première partie/Chapitre II

L. Conrad (p. 75-106).

II

LA CAPTIVITÉ CHEZ LES SARRAZINS


ARGUMENT. — L’AMI DE MAXENCE POSE LA QUESTION. — MAXENCE NE LA POSE PAS. — MAIS LA VIE D’ACTION INTENSE DU HÉROS EST UNE SORTE DE VIE PURGATIVE. — SON ŒIL N’EST PAS ASSEZ FORT POUR SE TOURNER AU DEDANS DE LUI. — CAPTIF EN PAYS ÉTRANGE, IL REGARDE ALORS AUTOUR DE LUI. — DES FLEURS SPIRITUELLES DU SAHARA. — LA MORALE DU PLUS SAINT DES MAURES NE SUFFIT PAS ENCORE AU PLUS PÉCHEUR DES FRANCS — PREMIÈRE APPARITION DE LA FRANCE DOULOUREUSE ET CHRÉTIENNE.



MAXENCE avait l’état d’esprit qu’il faut pour aborder le Sahara. Il était assez fort pour se laisser forger sur cette terrible enclume, comme l’épée tenue à bout de pinces, auprès du feu jaillissant droit sous la poussée du vent brûlant. Il ne tenait plus qu’à vivre immensément, dans ce brasier ouvert. La France était morte en lui.

Chaque mois, pourtant, un rapide courrier venait jeter à l’exilé des lambeaux déchirés de sa patrie. Il les rejetait avec ennui, puis se replongeait avec une joie sauvage dans sa solitude, — craignant une faiblesse peut-être, ou au contraire, se trouvant trop fort déjà pour accueillir de l’amitié, de la tendresse.

Un jour, une carte lui parvint, qu’il lut avec un plaisir étonné et de l’inquiétude. C’était une image de la Vierge en pleurs de la Salette, et au verso, il y avait ces simples lignes : « Maxence, nous avons prié pour toi du haut de la sainte montagne. Il me semble qu’elle pleure sur toi, cette Vierge si belle, et qu’elle te veut. Ne l’écouteras-tu point ? Ton frère et ton ami, Pierre-Marie. »

Pour la première fois, Maxence eut la perception qu’une brise de tendresse lui venait des Gaules lointaines. Il ne croyait nullement à la prière, et pourtant il lui semblait que celui-là l’aimait mieux que les autres, qui priait pour lui, — que seul, celui-là l’aimait. Oui, celui-là était vraiment son frère, ce Pierre-Marie. Cette face blanche qu’il revoyait, avec ses joues transparentes, sa barbe rare et mal venue, ses yeux tranquilles et sûrs, cette face blanche inclinée sur l’épaule fragile, était vraiment la face de son ami.

Maxence songeait que, sa vie durant, Pierre-Marie avait été son bon génie. Quand il venait vers lui, brisé par les ressacs et le cœur brouillé par l’Océan, il lui semblait entrer dans la demeure sereine de l’Intelligence. Ce savant avait tout pesé, tout tenu dans sa paume étroite, puis, ayant tout ordonné selon la raison juste et le parfait équilibre, il était entré en maître, et sans craindre de faux pas, dans les régions les plus hautes de l’esprit. Il était vraiment le triomphe de l’esprit discipliné sur la matière indocile.

Le jeune soldat pensait à cette belle vie courbée sur la méditation, et consumée dans la pureté. Comme il se sentait misérable en regard ! Oh ! certes, rien ne le lie, cet homme ardent, aux péchés des hommes, qu’il a connus. Mais au contraire, il s’est efforcé vers eux ridiculement, il n’y tient pas, il est comme beaucoup qui se gonflent devant le mal, comme la grenouille, et se croient vraiment aussi gros que lui, et se donnent de l’importance devant lui. Comme ces gens qui ne savent quoi inventer, et qui arrachent les pattes d’un insecte une à une, pour s’amuser, ainsi, lui, il s’amuse dans ce qui est défendu, pour voir ce qui arrivera. Lui-même, il se plaît à exagérer son mal, mais il n’y est pas fortement lié, il peut s’en déprendre, secouer ce manteau où il fait le magnifique.

Pourtant ce n’est pas tout, et ce n’est rien. Il reste toute la vérité à saisir. Il reste la saisie pleine d’une seule chose qui est réelle, au lieu de la dispersion dans les apparences. Comment la noble procession d’un Pierre-Marie vers la certitude invisible serait-elle possible à ce Maxence, tendu vers les contours de l’action, et affronté avec la vie comme sont deux béliers, corne à corne, sur un pont ? Lui, il veut des razzias dans le soleil, des butins précis, et obtenus de haute main, il est aux prises avec les difficultés du ravitaillement, il est en plein territoire militaire. Quand il se recueille, ayant, par exemple, poursuivi une biche et qu’il s’assoit dans le halètement de midi, il sent un grand silence qui tombe, et, au dedans de lui, un manque, une vague de sourde anxiété, mais le poids du corps et des membres gauches l’entraîne, il repart, tirant la patte, et assure sur son épaule la bretelle du fusil.

Ainsi la question posée par Pierre-Marie, Maxence ne la pose pas. Et si, d’aventure, il la posait, quel soutien trouverait-il en ce désert ? Point de livres, pour stimuler l’esprit, point d’Églises pour aider le cœur. Pas le moindre vieux vitrail. Pas la moindre fumée d’encens. Maxence tâte l’ombre de ses mains, il ne trouve rien, il est véritablement seul, dans la nuit où nul rebord ne vient secourir sa défaillance.

Vaine, selon toute apparence, a été l’apparition de la Vierge en pleurs, au début de ses routes dans le désert. Vaine, cette salutation étrange de celle qui est couronnée et ceinturée de roses. Vaine, cette salutation de la rose au chardon. Mais il reste la séparation d’avec les hommes, et l’action déroulée dans le secret, et cet universel délaissement lui-même.

Il reste que la vie de Maxence ne se déroule pas dans le plan ordinaire, qu’il prend du recul, qu’il est au bout de la terre et au bout de la vie, qu’il est à l’extrême limite de la vie, là où l’on marche tout auprès de l’éternité, où l’on peut y trébucher, là où les soucis sont hauts, là où les sophismes des hommes ne jouent plus, parce qu’il faut vivre, — ou mourir, — là enfin où l’on devient sérieux, où l’on devient homme. Ainsi le Sahara a d’abord une valeur négative. Une âme vulgaire n’est pas digne d’aborder les problèmes que propose un Pierre-Marie. Que tout d’abord elle s’aille laver au grand vent des plaines, et puis nous recauserons. Que d’abord tombent tous ces beaux prestiges qui nous sont chers, et puis, s’il y a une vérité, elle saura bien jaillir de cette lutte avec la vie. Ainsi Jacob luttant avec l’Ange, qui est le vrai.


Maxence méditait encore sur les lignes de Pierre-Marie, quand un Maure entra dans sa tente, et lui dit qu’une bande de pillards, alourdie par des prises nombreuses, remontait vers le Nord et qu’elle passerait sans doute non loin du camp, à l’endroit que l’on appelle Tamra. Maxence pose sur le sable la Vierge en pleurs, que le vent emporte, il fait seller quelques méharas, il s’élance à la tête de ses hommes. Course folle ! Il sent derrière lui les pas élastiques des chameaux, il sent la grande coulée vers l’avant, les cous tendus, et tous les siens se poussant, se dépassant, comme les cymbales que frotte le musicien. C’est un frémissement de joie qu’il précède. Lui-même a les dents rageuses, l’œil volontaire. Ils courent longtemps, — et puis voici les razzieurs, un point imperceptible sur une ondulation. « Ils sont arrêtés », dit un Maure. Nos gens se hâtent, le groupe des razzieurs grandit. Mais voici qu’il disparaît. Maxence a été aperçu. Les Maures, pris de panique, s’enfuient, abandonnant sur le sol un immense butin. D’abord, c’est une déception. Puis les yeux s’allument devant la prise. Les partisans de Maxence rassemblent les chameaux laissés sur le terrain et très nombreux, des noirs roulent des ballots d’étoffe et Maxence hurle des ordres, au milieu de cette indescriptible confusion.

En revenant de cette équipée, le jeune Français se sentait très près de ces Maures qu’il avait lui-même choisis dans les tribus. Déjà il se mêlait à leur vie et leurs âmes se confondaient.

Trop faible encore pour ne vivre que de lui, il se tournait vers la race étrangère. Elle était curieuse. Elle était marquée d’un signe, elle portait un caractère très accentué. — Des vieillards aux traits durs venaient le matin, à la tente française. Ils avaient des regards aigus, la démarche humble, genoux ployés, de l’Hébreu. On y voyait aussi venir de jeunes hommes aux grands yeux fiers, et ils rejetaient en arrière leur tignasse annelée : douceur berbère, fierté jugurthinienne. Certains étaient de vrais Aryens, et Maxence croyait retrouver quelque Français de sa connaissance. Tel guerrier se présentait, fier comme un gueux, mais le maintien sérieux, les traits fins, la draperie annonçaient l’aristocrate. Il ne venait que mendier quelques poignées de riz.

Mais ceux que Maxence recherchait d’instinct étaient les contemplatifs, les rêveurs des steppes, ceux dont le jeûne a rongé les chairs et amenuisé le cœur. Un jour qu’il s’était aventuré loin du camp, il avait entendu de grands cris, des sanglots passionnés, où il ne distinguait que le « Laila illallah » des muezzins. C’étaient des Chadelya, disciples du vieux Cheikh el Ghazouani, qui se livraient à leurs exercices spirituels. Ceux-là, derniers héritiers de l’école philosophique fondée au Xe siècle par le Cheikh Djazouli, étaient de sombres fous, — les fleurs monstrueuses du désert. Mais la plupart des Maures pieux se rattachaient à la secte plus humaine des Gadria, ou à celle des Tidjania, qui nous a toujours été favorable, puisqu’un des grands mogaddems de la secte, Abd el Kader ben Hamida, accompagnait le Colonel Flatters en 1880.

L’esprit habite donc ici, disait Maxence. Et n’est-ce pas grand que certains disent, comme ce grand Ali ben Abou Taleb : « Je suis ce petit point placé sous la lettre ba », — car la lettre ba est la première de la prière. Le jeune homme évoquait la figure du puissant fondateur de la secte Gadria, Sidi Abd el Kader el Djilani, qui, en plein Moyen Âge, avait enseigné les degrés qui mènent à la perfection mystique, depuis la pauvreté, jusqu’au « madjma el Baharim », le confluent des deux mers, où le croyant est si près de Dieu que pour se confondre avec lui, il ne manque que la longueur de deux ares. Maxence démêlait dans ces hautes idées l’influence de l’alexandrinisme, puis celle des lettrés de l’Andalousie, disciples d’Avicenne et d’Averroès qui s’étaient joints aux Maures revenant d’Espagne après la conquête et qui allaient répandre leur science dans le monde berbère. Or rien n’avait changé dans le Sahara méridional, depuis ces époques lointaines, et le voyageur ressentait, en s’enfonçant dans ce désert, ce parfum des mausolées d’Égypte où l’on contemple la momie, souriante encore, derrière ses bandelettes de deux mille ans.

Tant de rêves élevés, tant de mysticisme fleurissant en plein XXe siècle, sur le sol le plus inhospitalier du monde, pouvaient très bien émouvoir Maxence. Il avait la sensation fortifiante d’aller à des excès, de s’élever au-dessus de la médiocrité quotidienne. Il était sur une haute tour où les bruits des jardins et le parfum des roses n’arrivent plus, comme Assuérus, sur la plus lointaine terrasse de Suze, est seul au milieu des étoiles.

Il y avait, dans ce désert, des prudents qui savaient éviter les tempêtes de la luxure et les récifs de l’orgueil. Il y avait des hommes qui n’étaient point des luxurieux, ni des avaricieux, ni des blasphémateurs, ni des orgueilleux, et qui disaient, comme le soufi au bon riche : « Voudrais-tu faire disparaître mon nom du nombre des pauvres, moyennant dix mille drachmes ? » Là-bas, sous les latitudes de sa naissance, Maxence voyait une plaine couleur de plomb, l’air raréfié, l’oppression d’un ciel de cuivre, l’aigre rire et le méchant lieu commun, le lourd bon sens, des voix de fausset qui discutent. Mais ici la sainte exaltation de l’esprit, le mépris des biens terrestres, la connaissance des choses essentielles, la discrimination des vrais biens et des vrais maux, la royale ivresse de l’intelligence qui a secoué ses chaînes et se connaît. Là-bas, ceux qui font profession de l’intelligence et qui en meurent, — ici, ceux qui sont doux et pauvres d’esprit. Là-bas, les rassasiés et les contents d’eux-mêmes, les sourires épanouis, les ventres larges. Ici, les fronts soucieux, la prudence devant l’ennemi, l’œil circonspect. Maxence recevait de ce misérables, de ces hérétiques, prisonniers dans leur hérésie, une véhémente leçon. Cette petite part de vérité que, sombrés à pic dans l’erreur, ils détenaient encore, Maxence la voyait trembler à son horizon de deuil, comme la faible lumière du poste de commandement émerge encore, après que les œuvres vives ont disparu.


Ses courses le menaient parfois dans la « tamourt des brebis ». Dans cette seule vallée, l’on pouvait respirer l’odeur de la terre, et des oiseaux y chantaient, dans les acacias et les amours. Heures rares au pays des Maures, que celles où l’on reçoit des choses quelques parfums et des chansons. Mais lui, déjà, n’en voulait plus. Il passait dans la tamourt des heures légères, un peu amollissantes, qui l’accablaient. Cette large coulée de verdure, tout unie et drapée, où il voyait de loin en loin s’arrondir des fonds craquelés d’étangs, et les lignes de l’horizon pétré, lui semblaient d’une grâce maladroite. Il n’y trouvait pas son compte. Il voulait le vrai désert, la vraie plénitude du désert, où vivaient ces vrais hommes qu’il avait entrevus, au seuil des tribus, les yeux baissés sur le chapelet. Il songeait à l’austère Tiris, aux grandes lignes dévastées du Nord.

Revenu à son camp, il allait prolonger sa mélancolie dans le Ksar en ruines, et là, parfois, un jeune Maure l’accompagnait, Ahmed, le fils du chef des Kounta.

— Voici la ville, lui avait dit Ahmed, où est mort le père de mon père et où mes ancêtres ont vécu.

— Oui, je sais, avait dit Maxence, et cette ville a été saccagée au cours de la guerre que les gens de ta tribu soutinrent jadis contre les Idouaïch. Je serai content de la visiter avec toi.

Et ils étaient entrés dans les décombres, tremblants sous le soleil. Sur les murs larges et bas en pierres sèches, les lézards semblaient d’autres pierres vivantes, des gemmes mobiles. De grandes cours s’ouvraient. Des ruelles sinueuses longeaient les murs découronnés des façades. Partout le silence, cette vague oppression des choses mortes, des choses très vieilles, spiritualisées par le temps.

Ils marchaient entre les parois resserrées, ne disant rien, écoutant des bruissements qui étaient sous la pierre, imperceptibles…

— Voici, dit Ahmed, la maison qu’habitait mon père.

Ils entraient dans une cour, semblable aux autres qu’ils avaient vues. Dans un coin, il y avait un terre-plein peu élevé.

— C’est ici, continua le Maure, que le Cheikh Sidi Mohammed avait coutume de faire son salam. Et ces murs que tu vois sur la droite, c’est la maison de mon grand-père, Sidi Mohammed el Kounti.

Maxence connaissait ces grands noms de l’Islam ; ils appartenaient à la glorieuse famille des Bekkaïa, dont on retrouve des membres dans le Touat, dans l’Azouad, au nord de Tombouctou, à Oualata, dans le Hodh, dans l’Haribinda, — aux quatre coins de l’immense Sahara. Étonnante dispersion qui laissait rêveur le jeune Français ! Sa pensée, un moment, s’égara vers ces terres lointaines qu’il ne verrait jamais, l’Azaouad, le Tafilalet, l’Iguidi, là-bas, dans les profondeurs roses du désert, et les beaux noms chantaient fiévreusement à son oreille. Ainsi, peu à peu, par des touches légères, son âme plongeait au recreux de la terre, s’enfonçant dans la matière impondérable du sable.

Ils arrivèrent aux ruines de la mosquée. Des blocs de pierre débités en barraient le seuil, mais de l’autre côté, on voyait une sorte de colonnade à ciel ouvert, très nue, sans l’ombre d’un ornement. Ce pauvre spectacle donnait pourtant une joie précise. Les larges assises, les soubassements épais semblaient une affirmation. Les lignes, nettes comme des fils d’acier, ne faisaient pas d’ombres. Une lumière égale s’épandait dans le désordre des lourds piliers, mais telle qu’il ne restait qu’une grêle délinéation dans la clarté.

Tandis que Maxence revenait, précédé par la robe flottante du guide, il pensait : « Ces grandes facilités de méditation que nous consent cette terre spirituelle, les Maures les utilisent, et ils font, à cette aridité, d’admirables ornements. Pourquoi, transformant à notre mesure de semblables forces, et les employant à notre bien propre, n’essayons-nous pas aussi de nous enrichir, ou plutôt de reconquérir nos richesses perdues ? »

Et de nouveau, il pensait à ces hommes de prières, à telle vieille barbe blanche qu’il connaissait. Ils cherchent Dieu et ils sont humbles. Ainsi, du même mouvement, ils s’élèvent et ils s’abaissent, et d’autant ils s’élèvent, d’autant ils s’abaissent. Voyez leur démarche, comme elle est prudente et précautionneuse. C’est que la route est pleine de serpents et de bêtes immondes. Aussi faut-il veiller et prendre garde, et n’avoir nulle distraction sur cette aride route qui monte.


L’hivernage s’avançait, traversé d’immenses rafales de vent qui poussaient devant elles les nuages, et ils ne crevaient pas. Parfois, du côté de l’est, une brume épaisse s’élevait, et si rouge qu’on eût pu jurer le Tagant en feu, par derrière. C’était le début des grandes tornades sèches de juillet. En efforts désespérés, elles se vrillaient vers le ciel, et sifflaient, lugubres, comme un serpent se dresse verticalement et crache aux étoiles son impuissance. Et parfois, l’immense chevauchée semblait hésiter. Venue de si loin, des fonds du Sahara oriental, elle cherchait sa route dans la plaine sans bords, et se balançait en une incertitude gémissante. Un large remous circulaire se produisait, mais aussitôt la course folle recommençait, avec des arrachements subits, des embardées vers le ciel bas où se boulaient d’immenses flocons.

Mais ces vaines tempêtes ne valaient pas ces heures du lourd accablement méridien. Alors un silence de plomb engourdissait les membres recrus de fatigue, et le corps prostré haletait, crucifié sur le sol, qui est son père, et dont il ne peut se déprendre. Et il fallait que la tête aussi se courbât vers la terre métallique, aux reflets de cristal, et qu’elle attendît, baignée dans sa sueur, un autre temps.

Maxence connut le supplice des heures. Il sut que chaque minute pouvait souffleter un homme, à droite, à gauche, jusqu’à crier merci, aveuglé et voyant les trente-six chandelles du soleil. Il connut, l’une après l’autre, chaque minute piquante de chaque jour, l’un après l’un. Et aussi les transes des nuits sans sommeil, alors que, tourné et retourné sur sa natte comme une crêpe sur la poêle, il poussait un gémissement qui ne dépassait même pas la paroi flottante et claquante au vent nocturne. Car le vent était la vraie muraille, le séparant même de ses hommes qui étaient là, à deux pas, roulés, tête à genoux, dans la couverture de campement. En sorte que, perdu très loin de tout, sur un de ces cercles que trace le géographe sur la mappemonde et ne sachant même plus à quelle latitude il en était, sentant toute la dérision de cette mort africaine où l’on souffrait, de ce néant d’où émergeait le seul lotus de la souffrance, de ce néant où l’âme n’est plus étourdie par le bruit du monde et se mesure pour ce qu’elle vaut, défaillant sous la longue patience de la nuit, il était tout près de la grande et salutaire désespérance.

Ces épreuves n’étaient pas inutiles, — et quelle est l’épreuve qui n’est pas utile ? Maxence sortit d’elles plus fier et mieux campé dans son désert, plus digne. Il assura son casque sur le côté, se drapa dans ses voiles arabes où il faisait figure de jeune Romain, vêtu de la robe prétexte, et il fixa mieux devant lui les hommes et les choses.


Au reste, la fin de septembre approchait ; l’air s’allégeait et reprenait sa fluidité. Les milans noirs volaient plus haut, et de plus haut prenaient leur élan, lorsqu’ils fonçaient droit sur les viscères abandonnés des moutons. C’était le signe que l’hivernage, la saison torride allait finir et que donc, l’on pourrait partir, s’aventurer à nouveau dans les routes sans bords et sur les plages abandonnées du Nord. Maxence défigurait, impavide, ces prochaines équipées. Il connaissait la part que lui-même s’était choisie. Comme Pizarre, au seuil des hautes terres du Mexique, trace sur le sable, du bout de son bâton, la ligne qui sépare la vie facile de la peineuse, puis se retourne vers ses compagnons, ainsi le génie de l’Afrique s’arrête et mesure la terre. Ici, au delà de cette ligne même, dit-il, le souci et la tribulation avec la certitude de grandir, — et là, en deçà de la ligne, la vie molle et facile avec la certitude de diminuer, — mais Maxence n’hésite pas, et le prédestiné de la grandeur, se rejette vers la grandeur qu’il a choisie. Par là, il commence de se connaître, se pose comme un élément de l’équation, et juge mieux du signe qu’il faut affecter aux rêveries sahariennes dont il a été le témoin curieux.

— Quel est donc, selon toi, l’emploi de la vie ? dit-il un jour à ce jeune Maure qui l’avait guidé dans les ruines du Ksar.

— Copier le Livre diligemment, et méditer les hadits, car il est écrit : « L’encre des savants est précieuse, et plus précieuse encore que le sang des martyrs. »

Est-ce admirable, cette fièvre d’intelligence divine ? se dit Maxence. Le mot de son compagnon le révoltait. Il touchait le point faible, apercevait l’émoussement de la pointe. Toute sa vie n’était-elle pas basée sur le sacrifice, dont il ignorait, certes, la surnaturelle vertu, et qui pourtant éclairait tous ses actes des reflets de sa mystérieuse clarté ? Si misérable qu’il se connût, il se connaissait pourtant supérieur à ceux-là qui avaient préféré la plume d’oie de l’écrivain à la palme du martyr. Car dans sa misère la plus grande, il portait encore le germe de la vie, au lieu que les autres, dans leur grandeur, portaient le germe de la mort.

Que seraient devenues nos civilisations d’Occident, disait encore Maxence, si elles s’étaient édifiées sur une semblable morale ? — si la souveraineté du cœur n’y avait été proclamée ? — si le théologien, du fond de sa cellule, avec ses infolios autour de lui, n’eût envoyé le Croisé, avec sa croix sur la poitrine, sur les routes en feu de l’Orient ? Et lui, il se connaissait l’héritier de ces civilisations, et l’envoyé, le signifère de la puissance occidentale. Ainsi, les jours de la probation étant accomplis, le jeune voyageur commençait à mesurer la grandeur de sa mission et la douce domination de sa loi.

Il valait mieux que les Maures. Il valait mieux que lui-même. Lui, le misérable homme sans nulle étoile, ce dérisoire Maxence, il valait mieux que le Djilani lui-même, avec toute sa vertu. Et voici qu’un jeune Maure l’avertissait de sa grandeur, et, d’un mot, dénouait les chaînes de la captivité !

« L’encre des savants est plus agréable à Dieu que le sang des martyrs. » Il faut que l’abaissement du voisin nous avertisse de notre propre élévation. Alors, touchant certains bas-fonds, nous faisons comme le plongeur pris dans les algues, et qui donne un vigoureux coup de pied pour remonter, vertical, les bras tendus, vers la lumière du monde. Tel Maxence : il a bien pu les admirer, ces Maures, dont la vie intérieure a la saveur étrange et douce d’un fruit sauvage. Mais aujourd’hui, il n’a plus qu’une grande pitié et ce sont de lamentables victimes qui l’ entourent : les victimes d’une civilisation qui n’a pas su s’orienter.

Qu’importe que Maxence soit triste, ou qu’il soit mauvais ? Il est l’envoyé de la puissance occidentale. Il faut donc bien qu’il reste pur et sans mélange, et qu’il soit séparé de tous les autres. Au fond, rien n’y peut faire : ce sont vingt siècles de chrétienté qui le séparent des Maures. Cette puissance, dont il porte le signe, c’est celle qui a repris les sables au croissant d’Islam, et c’est celle qui traîne l’immense croix sur ses épaules. Celle même qui a conquis la terre, à cet endroit précis où Maxence se tient debout, là même, elle traîne sa croix, qui est la croix de Jésus-Christ ; tout au long de sa peineuse existence, elle-même est chargée du poids de ses péchés. Elle est la puissance de sa chrétienté, elle est triomphante et douloureuse. Comment ne l’a t-il pas reconnue ? Pourquoi donc ne la salue-t-il pas, celle qui est souffrante comme lui, celle qui gémit dans le vent des malédictions, comme lui-même il a gémi dans le vent de la douleur ? Elle a dit : « Cette terre d’Afrique est à moi, et je la donne à mes enfants. Elle n’est pas à ces pauvres gens, à ces bergers, à ces gardeurs de chameaux. Elle est à moi, elle n’est pas à ces esclaves, elle est à mes fils, afin qu’ils m’honorent davantage. »

« Elle est à moi. » — Maxence sait entendre ce langage. Il est le maître. Il sait bien qu’il ne doit pas laisser trop de lui-même dans ces parages. Celui qui est riche emprunte-t-il à celui qui n’a pour toute fortune qu’un petit mouton ? Il est le maître de la terre. Le maître va-t-il demander des conseils au domestique ? Il est l’envoyé d’un peuple qui sait bien ce que vaut le sang des martyrs. Il sait bien ce que c’est que de mourir pour une idée. Il a derrière lui vingt mille croisés, — tout un peuple qui est mort l’épée dressée, la prière clouée sur les lèvres. Il est l’enfant de ce sang-là. Ce n’est pas en vain qu’il a souffert les premières heures de l’exil, ni que le soleil l’a brûlé, ni que la solitude l’a enseveli sous ses grands voiles de silence. Il est l’enfant de la souffrance.

« Tu n’es pas le premier, dit une voix qu’il ne connaissait pas — et c’est celle de la mère qu’il maudite — tu n’es pas le premier que j’envoie sur cette terre infidèle. J’en ai envoyé d’autres avant toi. Car cette terre est à moi et je la donne à mes fils pour qu’ils y souffrent et qu’ils y apprennent la souffrance. D’autres sont morts avant toi. Et ils ne demandaient pas à ces esclaves de leur apprendre à vivre. Mais ils portaient devant eux leur cœur, entre leurs mains. Regarde, ô mon fils, comme ils se comportaient en cette grande affaire, en cette grande aventure française, qui était l’aventure du pèlerinage de la croix. »