Le Voyage des princes fortunez de Beroalde/Entreprise II/Dessein XXI

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DESSEIN VINGTVNIESME.


Execution de la poule. Vne belle Dame arriue en Quimalee, & Viuarambe l'accoſte. Elle iuge que ces trois freres ſont les Fortunez, auſquels apres elle deſcouure qu'elle eſt Etherine. Canocoïs diſcourt de l'auanture d'Etherine depuis qu'elle fut expoſee. Les Fortuuez retournent en Glindicee.



LA triſte poule portoit encores en ſoy les penitences du malheureux Spanios, quand les Fortunez vindrent en l'iſle, & le Roy leur cōta en particulier toute l'hiſtoire ainſi qu'elle s'en eſtoit paſſee, & leur demanda conſeil ſur ce que meritoit ceſt animal deſolé : Ils luy donnerēt auis de faire le procez à Spanios, cōme à vn traiſtre, & de ietter la poule en la partie du foſſé du donion où eſtoient nourries les viperes que l'on conſeruoit pour faire la Theriaque, à ce qu'eſtāt ſans aeſles, elle fuſt exterminee par ces dangereux animaux, ce qui fut executé apres que leRoy l'eut communiqué à ſon conſeil, & ce ne fut pas ſans que la loüange de la Royne fuſt exageree, car ſa prudence, ſageſſe & pudicité, auec l'excellence de ſon amour furēt cognuës par vn meſme effet, & tel que la gloire en paroiſtra eternellement à l'honneur des Dames. Or le temps auquel les Fortunez attendoiēt pour retourner en Glindicee, & auſſi la ſaiſon de deſplaiſir pour les deux : chaſtes amãs s’approchoit, & cependāt les deux cœurs vnis par l’amitié reciproque eurēt moyen de conferer enſemble & ſe iurer fidelité & parfaite ſouuenance. Cliambe fut fort ayſe d’auoir ſecrettement ſceu de Caualiree ſon eſtat, conditiō & race, ce qu’elle tiendra ſecret en ſon cœur iuſques au temps qu’il ſera libre de ſe manifeſter, & toutesfois elle portoit aſſez impatiemment ceſte departie qu’elle faiſoit retarder par tous les artifices qu’elle pouuoit, meſme le Roy ſans ſçauoir les cōceptions de ſa fille apportoit tout ce qu’il luy eſtoit poſſible pour retenir vn petit ceſte cōpagnie tant agreable : la fortune amie leur ayda en ce que tout incontinant que la mer fut ouuerte, il arriua tout ioignant du vaiſſeau des Fortunez vn Nauire Aſiatique, chargé de diuerſes marchandiſes de prix. Le Maiſtre du vaiſſeau mit pied à terre, ce que virent les Fortunez qui parloient à leurs Nautonniers pour tendre biētoſt les voiles, & leuer les ancres, & le marchād les voyāt de belle apparēce s’addreſſa à eux, les priāt qu’il euſt moyē & cōgé de faire ſon trafic en l’iſle, & y debiter ſes marchandiſes : Caualiree qui ſçauoit la couſtume du pays luy dit, Mon pere, vo° eſtes és terres d’vn Roy qui reçoit tous ceux qui abordent icy : auſſi ce Royaume par les anciennes loix eſt le pays cōmun de tout le monde : Le vieillard le remercia fort courtoiſement & retourna en ſes vaiſſeaux dont il fit ſortir quelques gens auec des hardes, & en ceſte cōpagnie eſtoit vne belle ieune Demoiſelle accōplie en beauté, releuee de grace & de façon, ſentāt fort ſon biē. Viuarambe qui de plus pres y prit garde, laiſſant ſon aiſné qui ſ’adreſſa au bon homme, & l’autre entretenoit ſes propres penſees, accoſta ceſte belle, laquelle ſe voyant bien rencontree, & penſant que celuy qui l’abordoit eſtoit quelque ſignalé du pays, ne fit point difficulté de receuoir ſa courtoiſie, & ſe laiſſa conduire par luy lequel apres quelques propos mutuels, cognoiſſant qu’elle auoit en l’ame quelque difficulté, luv dit, Belle il ſemble ou que vo° ſoyés fatiguee, ou que vous ayés aux cœur quelque grande detreſſe, elle luy reſpond il n’y a perſonne qui ne ſoit ſujette à l’affliction. Vivarambe. Les belles qui ſont vertueuſes, telle que ie vous eſtime, ſçauent bien deſtourner leurs ennuis ou les ſupporter. La Belle. Il eſt vray, quand il y a du remede, Vivar. Auez vous tel deſplaiſir qu’il n’y ait point moyen d’y remedier ? La Belle. Ie ſuis bien marrie que vous ayez auiſé mon humeur deſplaiſante, & ce m’eſt vne grande indiſcretion d’auoir paru de ſi peu de courage, & n’auoir peu bien diſſimuler, toutesfois puis que vous m’auez ſurpriſe & que ie vous penſe galant gentilhomme, & ſçachant qu’en ce royaume la liberté eſt la premiere loy, le vous diray librement, qu’à dire vray ie ſuis triſte. Vivaram. Comme la liberté eſt icy, auſſi il y a moyen d’y trouuer remede, & conſeil en affaires, parquoy n’ayez point de regret de vous en eſtre ouuerte à moy ; ains ouuertement racontez-moy ce qui vous preſſe, & poſſible par conſeil, artifice ou force, i’auray le moyen de vous deliurer de Peine. La Belle. A vous ouyr parler, ie croi que c’eſt la courtoyſie du païs qui le vous fait dire, car autrement il n’y a point d’aparence veu que vous ne ſçauez qui ie ſuis. Vivarambe. Mon propre deuoir me fait parler de la ſorte La Belle. Quel deuoir auroit vn braue cheualier, vers la fille d’vn pauure marchand. Viv. Ie ne prens point cognoiſſance ſi vous eſtes fille de ce marchand, ie n’ay eſgard qu’à la grace que i’ay deuant moy, qui promet plus que d’vne ſimple Damoiſelle. La Belle. Puis que vous auez ſi bonne opinion de moy, ie ne veux pas perdre ce hazard ; & puis à vous voir i’eſtime a uoir ouy parler de vous. Vivarambe. Et bien voila vne belle feinte. La Belle. Monſieur, permettez moy de me retirer, puis que vous deſchees de la bonne penſee que vous aués de moy, eſtimant que i’vſe de feinte. Vivar. Ces traitz partent de trop d’eſprit. Non ie ne vous permettray rien, ains tant que ie pourray ie vous forceray par courtoiſie, afin de ſçauoir vos affaires pour vous y ſeruir. La Belle, Pourquoy m’eſtes vous ſi fauorable ? Vivar. Pource que ie ſuis ſeruiteur des Dames & que ie deſire leur faire vn ſignalé ſeruice en vous ſeruant. La Belle, Puis que vous m’aués tāt obligee, ie vous ſupplie qu’il vous plaiſe nous faire l’honneur de nous voir à l’hoſtellerie, & ie vous racōteray vne nouuelle merueille en vous faiſant voir pluſieurs raretez. C’eſtoit icy le temps oportun de prēdre congés où ils approchoient du logis où le marchand entra auec ſon train, & les Fortunés le recommenderent à l’hoſte & promirent de venir Voir la marchandiſe apres midy : Cette belle Damoyselle auoit, fort pris garde aux Fortunés, croyant qu’ils eſtoiēt ceux dont elle auoit autre fois ouy parler, cela fut cauſe que ſi librement elle parle auec Vivarābe, lequel à l’heure deſiree fit partie auec ſes freres d’aller voir ce marchād, pour deſcouurir qui eſtoit ceſte belle, Ils vindrēt donques aux lieux où elle eſtoit, & le marchand les mena en ſa chambre où ils virent ceſte belle comme vn eſclair brillant au commencement des tenebres : Il eſt à croire que ſi leurs cœurs euſſent eſté libres, il n’y euſt pas eu moyen de ſ’echapper des flammes excitees par ces beaux yeux : Eſtans entrez ils trouerent ſur la table des inſtruments de muſique, & demāderent qui ſ’en aydoit, la Belle dit que c’eſtoit elle qui en faiſoit meſtier, & que ſ’ils deſiroient en auoir le plaiſir que tout incontinent elle leur en donneroit le paſſetēps : c’eſtoit leur preparer ce qu’ils demandoient : parquoy auſſi toſt ils ſ’y entremirēt auec elle, luy diſans qu’ils y prenoyent plaiſir, & l’accompagneroyent : Elle dit quelques airs puis les prie que tous enſemble ils chantaſſent & touchaſſent des inſtrumens, ce qui fut galemment executé, & ainſi ils paſſerent quelque heure & comme les Fortunez laiſſoient les inſtruments qu’ils auoyent touchez, elle leur dit que pour les remercier elle leur vouloit donner vn air tout nouueau, de paroles & de muſique, pour ceſt effect elle prit ſon lut & de ſa voix image de la douceur qui plus contēte l’oreille, accompaigna les accens de ce ſouſpir auec vne grace eſgale à la perfection.

Ie releue mon cœur ſur les formes plus belles,
Me guindant vers le ciel d’vn vol audacieux,
Et pour eſtre admiré des courages fideles,
Ie brilleray d’ardeur aux feux de vos beaux yeux.
Ce magnifique obiet tant d’honneur me propoſe
Que ie ne penſe rien que des deſſeins d’honneur :
Tout ce que ie pretens, tout ce que mon cœur oſe,
Ne reſpire qu’effects, accomplis de grandeur.
Braue & determiné, ce beau deſſein i’auance,
En me rendant parfaict au ſeruice voué
Pour autant que ie ſçay qu’en telle obeiſſance,
Mon courage ſera de ma Belle auoué.
Belles pointes d’honneur, nourries de ma flame,
Ie m’eſlance par vous en des ſujets diuers,
Et glorieux d’auoir vne ſi belle dame,
De ma gloire ie veux honorer l’vniuers.
Ia de deſſeins nouueaux les cœurs ie renouuelle,
L’eſclat de mes diſcours eſmeut ja tous les cœurs,
Ceux qui vous verront Belle, & cognoiſtront mon zele,
Imiteront mes feux pour auoir des faueurs.
Ma Belle vous ſerez le patron deſirable
Des belles que l’on ſert, quand on ſert brauement :
Et moy le ſeruiteur, dont l’audace agreable,
Sera le beau proiet pour aimer galemment.
C’eſt faict, il n’y a plus d’amour & d’eſperance,
Qu’en vos yeux, qui d’Amour ſont la force & l’honneur,
Auſſi tout le deuoir, & toute la conſtance,
Se trouuent és effects de ma fidelle ardeur.

Les Fortunez recognurent cet air ; car Fonſtelant l’auoit fait pour Lofnis, parquoy apres la muſique ceſſee ils changerent d’entretien, & laiſſant la compagnie voir le marchād & ce qu’il auoit de beau, prierent la Belle de leur declarer comment & de qui elle auoit eu ceſte piece. Elle leur fit reſponce auec grande modeſtie, que ſ’il leur venoit à gré de l’eſclaircir de ce dont elle les requerroit, qu’elle les en rendreit contans. Les promeſſes mutuelles faictes, elle leur demanda, S’ils n’eſtoient pas ceux que l’on nommoit les Fortunez. Ils luy dirent qu’ils eſtoient tels, & qu’en ceſte qualité ils la ſeruiroient. A ce propos ils debaterent reciproquemēt & auec courtoyſie des offres de ſeruices, dont on ſ’honore entre gens d’honneur, puis elle leur raconta ce qu’elle auoit entendu d’eux, & que par les enſeignes que lon luy en auoit dites, elle les auoit remarquez, les deſirant fort cognoiſtre, tāt à cauſe de leurs perfections, que pour le deſir qui la preſſoit d’eſtre eſclaircie de pluſieurs ſujects traictez entre Lofnis & elle : puis leur deduiſant à peu pres ſon voyage en Glindicee, & comme la Princeſſe luy auoit donné cet air, narra en fin toute ſon auanture, & qu’elle eſtoit fille du Roy de Boron, & retraçant en peu de paroles, leur declara ce qui s’eſtoit paſſé entre l’Empereur & elle, & comment il l’auoit expoſee en la foreſt. Quant au reſte de ce qui m’auint (dit-elle) iuſques à ce que i’aye eſté diuinement conduite entre les mains de mon bon homme, ie ne le vous puis dire à cauſe que les frayeurs, les apprehenſions, les doutes, les reſolutions, les deſeſpoirs, les certitudes, les difficultez, & tels accidens me reuenans en memoire, ie troublerois la belle diſpoſition à laquelle ie me ſuis determinee, partant ie vous remets à ce que vous en diſcourra ma ſage compagne Canocoïs, de laquelle vous le ſçaurez, & ie vous prie m’en excuſer, & i’ay tant de fiance en voſtre courtoyſie, que ie penſerois faire tort à voſtre bonté, de vous en requerir d’auātage, pource que ie vous preſume diſpoſez à laiſſer mon cœur au repos qu’il ſe veut eſtablir durant la miſere que ie cours. Ils eſtoiét fort affectionnez à ce deuis, que le Prince Nicoſtride grand Maiſtre vint luy-meſme querir les Fortunez que le Roy demandoit, tellemët qu’ils prirent congé iuſques au temps opportun, qui fut dés le ſoir, dautant qu’ils eſtoient preſſez de partir : Donques apres ſouper ayant diſcouru auec Cliambe, ils luy perſuaderent de voir ceſte belle Princeſſe, qu’ils luy dirent & au Roy, eſtre Etherine fille du Roy de Boron, & de laquelle ayant ſçeu les affaires, furent tres-contans qu’elle fuſt pres d’eux : Et cecy fut conduit ſi ſecrettement, qu’il n’y auoit que le Roy, la Royne, & la Princeſſe qui ſceuſſent l’affaire. Elle fut donques mandee & receuë honorablement. Dés ce ſoir le Rov la Royne & Cliambe eſtans au cabinet ſus le iardin, n’ayans auec eux que les Fortunez, auec Etherine & la ſage Canocoïs, ils ſceurent toute la fortune de la triſte Etherine, que Canocois continua ainſi, depuis qu’elle fut expoſee & m’eſt auis que ie ſuiuray de poinct en poinct ce qui en eſt, le vous deduiſant cōme elle le diſcouroit. Etherine aiant eſté quelque eſpace de temps en ce lieu de miſere, la peur n’arreſta gueres à l’aſſaillir de tous coſtez, & en ceſte detreſſe la crainte luy figuroit à trauers les arbres de grāds loups pres à ſauter ſur ce beau ſein pour luy trancher l’organe de la vie, elle fantaſioit à l’auenement des tenebres vn grand ours qu’elle cuide apperceuoir venir à pas peſans pour l’ēuahir, & l’ouurant ſe raſſaſier de ſon cœur, elle ſe propoſe en frayeur, vne once qui ſaillie ſur elle, luy efface ceſte belle figure de regard, où eſtoiēt autrefois deſignees toutes les entrepriſes d’Amour. En ces melācholies & accez de deſeſpoirs, il luy ſuruint vne petite grace (le ciel ne dōne pas touſiours tout d’vn coup ce qui nous eſt neceſſaire) ſes pieds ſe coulerēt d’entre les replis de la corde qui les enlaçoit, parquoi elle ſe leua & prenant vn petit de courage, ſe mit à cheminer à l’auanture, traçant dans le bois où elle pouuoit, ne ſçachant ſi elle fuioit le danger ou ſi elle ſ’en approchoit, & ſoy-meſme ſ’expoſant à nouuelle auanture, alloit broſſant de tout ſon pouuoir, iuſques à ce que les ombres ſ’vnirent, & que ne voyant plus elle ſe reſolut d’enſeuelir le reſte de ſon eſpoir, & ſe preparer à la mort. Au tēps meſmes que les tenebres auoiēt tout derobé le viſage du möde, & que ceſte gemiſſante eſtoit à l’extre mité de ſes penſees, qui ſ’accordoient à laiſſer ſa derniere voix, ſa vie & ſa miſere en ce lieu, par vn ſignalé bon-heur, il paſſa par là aupres des voyageurs eſtrangers, qui venoiēt, les vns de leur trafiq, & les autres de leurs deſſeins curieux, & affaires diuerſes. Ces gens coſtoyoiēt les bois, & ſ’entretenans de diſcours, comme font ceux qui vont par païs, & taſchēt à gaigner le giſte au ſoir, il y en eut vn qui eſtoit demeuré derriere, ſ’eſtāt vn petit deſuoié dās le bois, qui ſe mit à appeller, les autres l’ayans ouy luy reſpondirent pour le radreſſer, ces voix mutuelles continuoient, & Etherine qui les ouit, ſe mit en voye pour enſuiure l’air, les compagnōs huchoient reciproquement, & la pauurette alloit apres, l’egaré eſtant ioint aux autres leurs voix ceſſerent, & la deſolee errante ne les oyant plus, ſe recommanda aux pleurs, & aux plaintes qu’elle faiſoit aſſez reſonner à trauers les arbres : Ses lamentations douloureuſes paruindrent aux aureilles de ces paſſans : car le ſilence eſtabli de nuict, faict que lon oit plus clair. Ces gens donc, oyants & s’enquerās entr’eux s’il y auoit quelqu’vn à dire, & trouuants que non, s’aſſemblerent & preſterent l’oreille, ſe tenans cois & ſans bouger, & ils ouyrēt des plaintes ſi piteuſement dolentes, qu’ils en eurent compaſſion : parquoy apres s’eſtre encor recognus, ils iugerent que ces voix & cris piteux venoient de quelque perſonne en grāde angoiſſe, & amertume de cœur. Ils s’arreſterent tous & vn des plus anciens de la troupe moins craintif & plus reſolu, s’auança yers la part d’où procedoient ces voix plaintiues, & appellāt & broſſant en deliberation d’en ſçauoir des nouuelles, reitera tant à appeller, que la deſolee Etherine l’ayant ouy, reſpondit & appella auſſi, & en fin l’vn & l’autre par l’inductiō des paroles eſleuees & inſtruits parle bruit s’approcherent. Elle qui eſtoit toute troublee, n’eſtant pas bien aſſeuree d’eſtre ſi pres d’autres perſonnes, (tant ſon imagination eſtoit imprimee de mal apparent) à l’approche de ce bon perſonnage treſſaillit, eſclattant vn cri d’eſpouuantement, comme ſ’il fuſt ſuruenu quelque beſte farouche pour la deuorer, dont le bon homme en fremit tout, mais ſ’aſſeurant par la proche preſence de ceux qu’il ſçauoit bien, qu’ils ne l’abandonneroient point, & puis diſcernant la voix d’vne perſonne, ſ’approcha de celle qu’il auoit ouie, qui eſtoit Etherine, laquelle apperceuant à peine il prit par le bras, & la ſentant liee, il chercha le nœud de la corde pour le defaire, ce que ne pouuant en ſi longtemps à taſtons, il tire ſon couſteau & la coupa, & attirant à ſoy la Dame, la pria de prendre courage, & ainſi l’amena aux autres la conſolant à ſon pouuoir : L’oſtellerie eſtoit encor aſſés loing, tellemēt que chemināt & diſcourant auec elle, il ſçeut d’elle ce qu’il luy vint agré de luy declarer pour lors de ſon eſtre, ſurquoy ils conclurent enſemble du moyen de l’ayder en ſa fortune, & des ceſt inſtant la teint comme ſa fille : Eſtans arriués il la ſoignit auec honneur, auſſi en auoit-il auertis ſes compaignons, qu’il pria de trouuer bō la charité qu’il exerçoit enuers ceſte pauure fille, qui ſ’eſtoit declaree eſtre vne ſimple Damoiſelle muſicienne, laquelle ayant laiſſé ſa compagnie pour aller faire & chercher fortune en vn chaſteau là aupres, auoit fait rencontre de mauuaiſes gens qui l’auoient volee & miſe en piteux eſtat où ils l’auoient trouuee, & diſoit que ſans qu’ils les ouyrēt, poſſible ils luy euſſent mesfaict en ſon honneur, dont elle auoit eſté preſeruee par leur heureuſe rencontre. Ce persōnage qui auoit quelque credit parmi la troupe eut moyen de faire ce qu’il voulut : Iceluy voyǎt en cette fille vne grace auec la façon promettant plus que d’vne petite Damoyſelle, la voulut bien croire & luy demanda ſi elle vouloit eſtre conduite où elle auoit enuie d’aller & qu’il la feroit mener : Elle le ſupplia que celà ne fut point, ains que ſ’il la deſiroit gratifier qu’il l’amenat de ces terres le plus loing qu’il pourroit, adiouſtant qu’elle auoit vn parent au Royaume de Boron, qui le recompenſeroit bien de la faueur qu’il luy feroit, c’eſtuy là ayant moyen de faire beaucoup pour elle & pour luy : Ce ſage qui eſt le bon De leaſte conſiderant de plus en plus ce ſujet, & y remarquant vne certaine majeſté qui pouuoit non ſeulement induire, mais contraindre & cōmander, eut aggreable tout ce qui pleuſt à ceſte belle, luy promettant de ſ’employer du tout pour elle, & de fait pour effectuer auec grace leur deliberation, à ſa priere il prit puiſſance de Pere ſur elle, & elle luy promit toute obeiſſance de fille, deuant iour ceſte compaignie deſlogea & tous diligenterent ſi bien qu’à propos arriuās au haure, ils trouuerēt vn nauire Affriquain qui les reçeut & leua l’ancre. Il ny auoit que trois iours que le pere Deleaſte eſtoit arriué en Quimalee auſſi ny auoit-il pas d’auantage que les Fortunez auoient veu Etherine & ſçeu de ſes affaires qu’elle auoit auſſi declarees au bon homme depuis le temps qu’ils eſtoient enſemble : qu’il aborda au mefme haure vn vaiſſeau où eſtoient les Ambaſſadeurs de Boron leſquels eſtoient en queſte d’Etherine, & venoient de Glindicee. Ils mirēt pied à terre & firent leur requeſte au Roy qui leur promit brefue reſponce, il en communiqua aux Fortunés, qui luy

declarerent vne partie de ce qu’ils auoient ſçeu d’elle & pource luy conſeillerent ce qui eſtoit de faire Parquoy le Roy ayant appellé ces Ambaſſadeurs, il leur promit qu’il ſ’enqueſteroit de ceſte affaire, & que ſ’il en pouuoit deſcouurir quelque choſe qu’il en auertiroit le Roy de Boron, & qu’il pēſoit auoir ouy parler du pyrate qui auoit fait le coup & que ſ’il venoit en ſes terres qu’il ſ’en ſaiſiroit & luy enuoyeroit. Ainſi il les deſpecha toſt, tellement qu’ils partirent incontinent, pour aller en Sobare & autres lieux. Le iour du depart des Fortunés eſtāt au lendemain, Caualiree en diſcouroit ce ſoir là auec ſa chere Cliambe, & ce futur eſlongnement apportoit beaucoup de regret & douleurs à leurs deux cœurs ; Mais quoy ? il falloit que celà fut, d’autant que la fortune des freres ne ſe pouuoit ſeparer, pource qu’il cōuenoit qu’ils ſ’entraidaſſent à cauſe de l’honneur & de leurs grandes pretentions : car de laiſſer icy Caualiree, il ny auoit pas d’apparence, parce qu’ils euſſent eſté cognus, & leurs belles parties euſſent eſté imparfaictes, & puis ils craignoyēt que leur pere n’eut pas trouué bon ce deſordre, ayant en ſon cœur, comme ils iugeoyent, propoſé qu’ils paruinſſent auec gloire, ſans que leur qualité les auāçaſt : Cliambe ſentāt ceſte abſence ſouſpiroit auec les ſouſpirs de Caualiree, qui deuiſant auec elle luy proteſtoit qu’il luy eſtoit auis que l’abſence & la mort eſtoient egalement ameres, voir que l’abſence eſtoit la plus inſuportable & douloureuſe ſans reſolution & pour luy en demonſtrer viuement ce qu’il en ſentoit, luy dōna le teſmoignage qu’il en auoit ainſi ſouſpiré,

Donques il eſt certain que l’on ſent par l’abſence
Plus de calamitez que n’en cauſe la mort ;
L’abſent ſent mille maux, cauſez de ſouuenance,
Tout ſouuenir ſ’eſteint ſi toſt que l’on eſt mort.
Lors que i’eſlongneray voſtre belle preſence,
Ie mourray mille fois, & ne pourray mourrir,
Ie choiſi donc la mort pour auoir patience,
Et perir vne fois ſans tant de fois perir.
Je ne veux plus mourir ; ie garde encor ma vie,
Afin de vous ſeruir tandis que ie viuray,
D’vn mort vous ne ſçauriez iamais eſtre ſeruie,
Quād ie n’aymeray plus, c’eſt lors que ie mourray,
De ces extremitez ie choiſiray l’abſence,
Car on ne reuient plus ayant beu du lethé,
Adieu donc, pour encor auec perſeuerance,
Uous venir teſmoigner de ma fidelité.

L’opportunité venuë, les Fortunez partirent de Quimalee, & au depart ils y receurent toutes les courtoyſies que l’on depart à ceux dont on fait eſtat. Pluſieurs belles parties furent faictes ſur ce ſuiet, où le Roy ſe trouua, pour l’honneur qu’il portoit à l’Empereur de Glindicee, & à la Royne de Sobare, deſquels ils auoient honorablement receu & feſtoyez les Ambaſſadeurs paſſans. En peu de temps le vent ayant eſté propice & propre, les Fortunez arriuerent fauorablement en Glindicee.