Le Voyage au Parnasse/Notes sur la vie

Traduction par Joseph-Michel Guardia.
Jules Gay (p. lix-xcvi).

NOTES.


On peut voir dans les deux excellentes biographies de Cervantes, par G. Mayans y Siscar et don Vicente de los Rios, les discussions qui ont surgi touchant le lieu de naissance de Cervantes. On hésitait particulièrement entre Madrid et Séville, en invoquant tour à tour, non sans les torturer, maints passages de ses écrits. Le savant bénédictin Martin Sarmiento, celui-là même à qui le spirituel et mordant Azara refusait un brin de jugement, una pizca de juicio, le P. Sarmiento avait cependant noté dans une docte dissertation, que le P. Haedo, auteur d’une histoire d’Alger fort estimable, et qui a fait souvent mention de Cervantes, écrit en termes exprès qu’il était d’une des plus nobles familles d’Alcalá de Hénarès, « un hidalgo principal de Alcalá de Henáres[1]. » Cette assertion d’un auteur contemporain, remise en lumière par un savant d’une grande autorité, donna en quelque sorte une meilleure direction aux recherches. Don Agustin Montiano y Luyando, littérateur estimable, malgré sa pauvre poétique et ses pâles tragédies, s’avisa de consulter les registres de l’église d’Alcalá, et fut assez heureux pour mettre la main sur la pièce importante, qui devait terminer les discussions. En 1765, le chanoine Hermenegildo de la Puerta compulsa, à la réquisition de Montiano, les registres des archives de la paroisse des saints Just et Pasteur, et d’un de ces registres il copia l’extrait de baptême de Cervantes[2].

À peine Montiano avait-il fait sa découverte, qu’on déterra un autre extrait de baptême qui faillit dépouiller Alcalá de sa plus belle gloire. Mais la chronologie, qu’on avait oublié d’invoquer, intervint heureusement et mit à néant les prétentions, assez plausibles d’ailleurs, de la petite ville d’Alcazar de San Juan, dans la Manche. Là était né, en 1558, un autre Miguel de Cervantes Saavedra, et l’extrait de baptême de cet homonyme fut produit en septembre 1765[3]. Ce qui n’ajoutait pas peu à la difficulté de se prononcer entre ces deux pièces, c’était une tradition conservée et fidèlement transmise à Alcazar de San Juan depuis le milieu du dix-septième siècle. On montrait dans ce bourg de la Manche la maison où était né Miguel de Cervantes, l’auteur du Don Quichotte ; esta es la casa donde nació Miguel de Cervantes autor del Quijote. Cette tradition entraîna l’adhésion de quelques lettrés, qui décidèrent la question pendante en faveur d’Alcazar de San Juan, sans réfléchir qu’entre les deux Cervantes, celui de la Castille et celui de la Manche, il y avait une différence d’âge de onze années. Ce n’est pas à treize ans que Cervantes aurait pu assister à la bataille de Lépante, qui eut lieu en 1571, et s’y comporter comme il fit, sans compter que dans le prologue de ses Nouvelles, qui parurent en 1613, Cervantes déclare qu’il était à cette date âgé de soixante-quatre ans et quelques mois, ce qui reporte la date de sa naissance à 1547. Le docte Blas Nasarre, surchargé de savoir et dépourvu de jugement, ne prit pas la peine de faire ce calcul démonstratif, et sur le registre de la paroisse d’Alcazar de San Juan, à l’article du baptême de Cervantes Saavedra, qui n’avait peut-être aucun lien de parenté avec le grand écrivain, il écrivit de sa main, à la marge : « Este fué el autor de la Historia de Don Quijote. » La chronologie, comme il a été dit, fit bonne justice de toutes ces assertions hasardées, et finalement les conjectures du P. Sarmiento, corroborées par le témoignage du P. Haedo et d’un autre contemporain de Cervantes, Rodrigo Mendez de Silva[4], confirmées par la découverte de Montiano, se trouva conforme de tout point à la vérité. On voit, rien que d’après cet exemple de la sagacité du savantissime bénédictin, que l’agréable et sceptique Azara s’est trop pressé de lui refuser l’esprit de discernement. — À toutes les preuves qui reposaient sur des documents authentiques et sur un calcul mathématique, le diligent biographe de Cervantes, don Vicente de los Rios, ajouta des preuves nouvelles en donnant deux extraits des registres qui se trouvaient aux archives des frères de l’ordre de la Merci pour la rédemption ou le rachat des captifs. Deux pièces concernant Cervantes étaient dans ces registres : l’une certifiant le reçu d’une somme d’argent versée entre les mains des frères rédempteurs par la famille du captif, le 31 juillet 1579, à Madrid, et l’autre certifiant le rachat de Cervantes par le P. Juan Gril, le 19 septembre 1580, à Alger. Il résulte du contenu de ces documents précieux que Miguel de Cervantes était né à Alcalá de Hénarès, que son père se nommait Rodrigo Cervantes et sa mère doña Leonor de Cortinas, qu’il était domicilié à Madrid (on sait qu’il quitta cette ville pour suivre en Italie monsignor Acquaviva), que sa taille était régulière, sa barbe touffue, que le bras et la main du côté gauche se trouvaient paralysés ; que le captif, durant une captivité de cinq années, avait eu deux maîtres, Dali-Mami, commandant de la flotte algérienne, et le vice-roi Azan. Autant de faits et de circonstances qui s’accordaient parfaitement avec les propres récits de Cervantes, l’extrait baptistère d’Alcalá, le témoignage du P. Haedo et les conjectures de Sarmiento et de Montiano. — La démonstration était complète, et don Vicente de los Rios eut la satisfaction de clore les débats.

On a la preuve que Cervantes fit un cours d’humanités à Madrid, sous la direction du savant théologien et latiniste Juan Lopez de Hoyos, dans un recueil très-curieux qui fut imprimé à Madrid en 1569, sous ce titre : Historia y relacion verdadera de la enfermedad, felicisimo tránsito y suntuosas exequias fúnebres de la serenissima reyna de España doña Isabel de Valois. Juan Lopez de Hoyos, auteur en partie et éditeur de ce recueil, avait mis à contribution le talent et la veine poétique de ses meilleurs élèves pour honorer la mémoire de la jeune reine défunte. Cervantes avait payé son tribut, et ses vers valaient bien la plupart de ceux qu’on faisait alors en de telles occasions. Il y a du sentiment et une certaine élégance maniérée dans les stances, et l’élégie ne manque point de naturel ni de charme. Le maître avait dû être content de ces deux pièces, car il les insère avec éloge et dit expressément qu’elles sont de son cher et bien-aimé élève, de Miguel de Cervantes nuestro caro y amado discipulo. C’est tout ce qu’on trouve d’ailleurs dans ce recueil, du cru de notre auteur, avec un sonnet en guise d’épitaphe et deux stances. Blas de Nasarre, dans la préface qu’il mit en tête de son édition des Comédies de Cervantes (Madrid 1749), lui attribue encore une ou deux pièces de vers latins ; mais il est à peu près démontré que les vers latins du recueil sont du maître, Juan Lopez de Hoyos. Cervantes entendait assez bien les poëtes latins, mais il y a grande apparence qu’il ne fut jamais en état de versifier dans cette langue. Les stances de Cervantes, de même que son élégie adressée à S. Em. le cardinal Diego de Espinosa, favori de Philippe II et président du conseil royal, prouvent que dès sa première jeunesse il fut enclin à la poésie : inclination qui est attestée d’ailleurs par la dédicace de Galatée au prélat Ascanio Colona, et surtout par ce tercet du voyage au Parnasse :

Desde mis tiernos años amé el arte
Dulce de la agradable poesia,
Y en ello procuré siempre agradarte.

(Chap. iv.)

Les stances et l’élégie, que l’on peut considérer comme les prémices du génie poétique de Cervantes, se trouvent dans l’appendice à sa biographie, par don Vicente de los Rios, p. cclxxvi, p. cclxxvii. L’élégie est longue, bien conçue ; on y remarque des réminiscences des plus belles odes de Fray Luis de Leon, et la facture même des vers rappelle aussi la manière de ce grand poëte lyrique, dont les compositions alors inédites circulaient parmi les gens de goût.

ÉPITRE DE CERVANTES, ÉCRITE DURANT SA CAPTIVITÉ, À ALGER, TRADUITE INTÉGRALEMENT POUR LA PREMIÈRE FOIS.
Miguel de Cervantes, captif, à Mateo Vasquez.

« Si les humbles accents de ma musette, seigneur, ne sont pas arrivés jusqu’à vous, alors qu’ils devaient être plus agréables, — ce n’a pas été négligence de ma part, mais excès de préoccupation au sujet d’une carrière étrangement traversée. — Il est vrai que, pour éviter la qualification fâcheuse d’audacieux, ma main fatiguée a couvert les fautes du jugement. — Mais enfin, votre valeur surhumaine, connue de toute la terre, cette dignité pleine de charme, ces manières avenantes, — dissipent la crainte et la défiance qui ont jusqu’ici contenu pour vous l’essor de ma modeste plume. — De votre souveraine bonté, de votre vertu parfaite, je ne dirai que la minime partie, car pour le reste, je pense que personne ne s’avisera de le restreindre en vers. — Tel qui vous contemple au faîte de cette haute faveur où l’humanité peut atteindre, toujours poussé par un vent propice — et qui se voit près d’être submergé dans cette mer dont il s’efforce, n’importe comment, de surmonter les flots, — peut-on douter qu’il ne dise : « Le bonheur a résolu d’élever ce jeune homme jusqu’à la dernière hauteur ? — Hier nous le voyions inexpérimenté et tout neuf dans ces affaires qu’il règle et manie maintenant de façon à forcer l’approbation de l’envie. » — Ainsi se tourmente et se tue l’envieux, que la gloire d’autrui désespère et fait périr de langueur. — Mais celui qui d’un esprit plus calme contemple votre conduite et cette vie irréprochable, et cette âme si riche de vertus cachées, — ne dira point que ce soit la roue inconstante et rapide de la fausse fortune, le hasard ou le sort, la chance, le bonheur, une heureuse étoile ou quelque chose de pareil — qui vous ont élevé à cette haute position dont vous jouissez à présent, avec l’espérance de monter encore plus haut ; — mais seulement la sagesse de votre conduite, et ces rares qualités qui éclatent dans vos actions et en votre doux maintien. — C’est elle, dit-il, qui vous soutient de sa main, qui vous étreint de ses fortes attaches, et vous prépare sans cesse de plus brillantes destinées. — Saints sont les bras, et agréablement douces les étreintes de la vertu sainte, bienfaisante et divine ; saint est celui qui reçoit ses embrassements. — Celui qui marche comme vous avec un pareil guide, le vulgaire aveugle et grossier peut-il s’étonner que sa place soit si proche du siége le plus élevé ? — Comme rien ne se fait sans travail, marcher sans la vertu, c’est aller à l’aventure ; mais celui-là abrége le chemin qui fait route avec elle. — Si l’expérience ne m’abuse, je crois que nombre de gens ne sont tourmentés que d’une pensée, d’un désir unique. — Les prétendants abondent : ceux-ci songent à la clef d’or[5], beaucoup à un même emploi, et tel aspire à une ambassade, mission de confiance. — Chacun vise pour son compte au but que mille autres veulent atteindre, et il n’y en a qu’un dont le trait porte juste au point visé. — Et celui-là peut-être ne fut jamais importun et ne se trouva jamais à la porte d’un orgueilleux favori, encore à jeun après vêpres ; — il ne prêta, n’eut jamais à emprunter de l’argent ; et n’ayant de commerce qu’avec la vertu, en Dieu seul et en elle il avait confiance. — C’est de vous, seigneur, que l’on pourrait dire (et je le dis et le répéterai sans me taire) que la vertu seule fut votre guide ; — et qu’elle seule a suffi et a été assez puissante pour vous élever à ce haut poste que vous occupez maintenant, modeste favori dénué d’ambition. — Heureuse et bienheureuse fut l’heure où l’intelligence royale eut connaissance de ce mérite qui réside et demeure — dans votre calme esprit, dont la fidélité et la discrétion sont la base de vos talents. — Vos pas ne mesurent que le sentier, le chemin le plus parfait, celui qui est entre les extrêmes et qu’approuve la saine raison. — Celui qui marche dans cette voie, nous le voyons arriver à ce terme où repose doucement le bonheur tranquille. — Pour moi qui ai suivi le chemin inférieur et vulgaire, enveloppé de froides ténèbres, je suis tombé dans le bourbier ; — et maintenant, en cette lugubre, amère et dure prison où je reste, je pleure mon triste et déplorable sort. — Mes plaintes importunent ciel et terre, mes gémissements obscurcissent l’air ; mes larmes grossissent la mer. — C’est une vie, seigneur, où je meurs, au milieu d’une race barbare de mécréants, perdant ma jeunesse flétrie. — Il est bien vrai que je n’ai point été conduit ici par une vie vagabonde et de hasard, ayant perdu l’honneur et la raison. — Depuis dix ans je poursuis mon chemin, au service de notre grand Philippe, tantôt prenant du repos, tantôt accablé de fatigue. Le jour fortuné où le destin fut si contraire à la flotte ennemie, et si favorable et propice à la nôtre, — entre la crainte et le courage j’assistai de ma personne à l’action, plus fort de mon espérance que de mes armes. — Je vis la puissante armée rompue et défaite, et le lit de Neptune teint en mille endroits du sang des barbares et des chrétiens. — La mort irritée courait çà et là dans sa folle fureur, hâtant sa course et se montrant à celui-ci plus pressée, à celui-là plus tardive. — Bruits confus, fracas épouvantable, contorsions des pauvres malheureux qui expiraient entre le feu et l’eau ; — profonds soupirs et gémissements des blessés qui maudissaient leur rigoureuse destinée. — Le sang qui leur restait se glaça lorsque notre éclatante fanfare leur annonça leur désastre et notre gloire. — D’un accent sonore qui proclamait le succès, à travers l’air transparent, la trompette criait la victoire des armes chrétiennes. — Dans ce délicieux moment, moi, triste, d’une main je retenais l’épée, tandis que de l’autre le sang coulait à flots. — Je sentis une plaie profonde dans ma poitrine, et ma main gauche était en pièces. — Mais si grande était la joie qui remplit mon âme, au spectacle de ce peuple infidèle et cruel, vaincu par les chrétiens, — que je ne savais point si j’étais blessé, bien que l’angoisse fût telle que j’en perdis parfois le sentiment. — Cependant ni toutes ces souffrances ni l’expérience ne purent me détourner, au bout de la deuxième année, de me livrer à la discrétion du vent ; — et je revis alors ce peuple barbare, en proie à la terreur, craintif, tremblant, effrayé, inquiet, et non sans cause, de son salut. — Dans cet antique royaume si célèbre, où la belle Didon fut trahie par l’amour de l’exilé troyen, — quoique ma principale blessure fût encore saignante, avec les deux autres, je voulus me trouver pour jouir de la déroute de la tourbe moresque. — Dieu sait si je désirais y rester avec les braves qui là périrent, et me perdre ou me sauver avec eux. — Mais mon avare et implacable destinée ne permit point que dans une si glorieuse entreprise ma vie s’achevât avec mes souvenirs ; — et finalement elle me traîna par les cheveux jusqu’à subir le joug de ceux qui manquèrent depuis de vaillance[6]. — Sur la galère le Soleil, dont mon infortune troublait l’éclat, arriva malgré moi ma perte et celle de beaucoup d’autres. — Au commencement, nous montrâmes de la valeur et de l’énergie ; mais bientôt l’amère expérience nous apprit que tout cela n’était qu’extravagance. — Je sentis le lourd fardeau du joug étranger, et voici deux années que ma douleur se prolonge entre les mains maudites de ces mécréants. — Je sais bien que mes iniquités sans fin et mes faibles regrets d’avoir péché me retiennent parmi ces faux Ismaëlites. — Quand j’arrivai vaincu et que je vis cette contrée, si renommée partout, qui sert d’abri, de refuge et de demeure à tant de forbans, — je ne fus pas maître de mes larmes ; et, en dépit de mes efforts, sans savoir comment, je sentis mon pâle visage inondé de pleurs. — À mes yeux s’offraient le rivage et la montagne où le grand Carlos déploya sa bannière au souffle du vent ; — et cette mer qui ne put endurer un si haut exploit ; car, jalouse de sa gloire, elle fut alors plus que jamais en fureur. — Roulant ces pensées dans ma mémoire, les larmes me jaillirent des yeux au souvenir d’un si fameux désastre. — Toutefois, si le ciel, d’accord avec ma mauvaise fortune, ne m’accable de nouveaux chagrins, et si la mort ne saisit point ici ma dépouille ; — quand je me verrai dans une position meilleure, si par votre entremise, Monseigneur, je puis m’agenouiller aux pieds de Philippe ; — je crois qu’en présence du roi ma langue bégayante et presque muette, mais étrangère à l’adulation et au mensonge, trouvera le mouvement pour dire : — « Haut et puissant Seigneur, dont l’autorité est reconnue par mille nations barbares, domptées et obéissantes ; — à qui les noirs Indiens rendent hommage par leurs tributs en portant ici l’or extrait de leurs mines ; — puisse s’allumer le courroux de ton âme royale aux bravades de cette orgueilleuse bicoque qui n’a d’autre ambition que de t’outrager. — La garnison est nombreuse, mais sans forces, nue, mal armée, et n’ayant pour se mettre à l’abri ni rocher, ni mur redoutable. — Chacun se tient aux aguets, attendant l’arrivée de ta flotte, pour donner à ses pieds le temps de lui sauver la vie. — De cette amère, sombre et triste prison, où languissent vingt mille chrétiens, la clef est dans tes mains, tu tiens leur délivrance. — Tous là-bas, comme moi ici, les mains et les genoux en terre, sanglotant au milieu d’inhumaines tortures, — Vaillant Seigneur, te supplient de tourner tes regards miséricordieux vers leurs yeux toujours remplis de larmes. — Voici que maintenant la discorde te laisse en repos, après t’avoir si fort tourmenté et fatigué ; et la paix te rend la concorde, — Fais donc, ô roi bon, que par toi soit achevée l’entreprise si hardiment et si glorieusement commencée par ton bien-aimé père. — L’idée seule de ton départ sèmera l’épouvante parmi les ennemis, et je prévois déjà leur abattement et leur ruine. » — Qui peut douter que le cœur du roi ne fasse paraître sa bonté, au récit de l’état misérable et des continuelles souffrances de ces malheureux ? — Je vois bien que je trahis la faiblesse de mon pauvre esprit, qui prétend parler un si vulgaire langage devant un si grand prince. — Mais tout se justifie par la légitimité des désirs. Toutefois, je veux faire silence sur tout cela ; — car j’ai peur que ma plume ne commence à vous offenser ; et d’ailleurs on m’appelle à la corvée, où je meurs. »

Cette épître, adressée à Mateo Vasquez, secrétaire d’État et favori de Philippe II après la disgrâce d’Antonio Perez, a été récemment exhumée des archives de la maison du comte d’Altamira, par l’archiviste Luis Buitrago y Peribañez. Elle a été reproduite par les soins du poëte érudit et savant bibliothécaire Hartzenbusch, dans le tome IV de sa délicieuse édition populaire du Don Quichotte, qu’un éditeur plein de zèle pour la gloire des lettres espagnoles, M. Rivadeneyra, vient d’imprimer dans ce même bourg de la Manche, dont Cervantes ne voulait pas se rappeler le nom. C’est le no 1 de l’appendice. On voit, d’après un passage de cette épître, qui n’a pas moins de quatre-vingts tercets et un quatrain, qu’elle fut écrite par Cervantes, dans sa prison, la deuxième année de sa captivité. Les vingt et un derniers tercets et le quatrain final se trouvent tels quels, à quelques variantes près, dans une des premières comédies de Cervantes (El Trato de Argel, Jornada Ia, récit de Saavedra). Il n’y a pas par conséquent à douter de l’authenticité de cette pièce, si curieuse et si précieuse par les détails qu’on y remarque. M. Antoine de Latour en a donné le premier en français un extrait considérable, dans un récent volume d’Études littéraires sur l’Espagne contemporaine[7]. Nous avons traduit l’épitre intégralement, malgré les difficultés d’interprétation, qui ne sont pas petites et qui rendent inabordable la lecture des poëtes espagnols aux étrangers qu’une longue étude n’a point préparés à les bien entendre.

Les éditeurs de la petite édition populaire du Don Quichotte ont inséré sous le no 2 de leur appendice deux sonnets inédits de Cervantes, composés durant sa captivité, à l’occasion d’un ouvrage en italien, Sopra la desolatione della Goletta e Forte di Tunisi, dont la dédicace porte la date du 3 février 1577, par un autre captif, Bartolomeo Ruffino, de Chambéry. Ces deux sonnets ont été communiqués aux éditeurs de Don Quichotte, par M. A. Ripa de Meana, conservateur de la bibliothèque de S. A. R. le duc de Gênes, d’après un manuscrit du temps. Nous emprunterons au second sonnet le dernier tercet que Cervantes appliquait à son compagnon d’esclavage, pour le lui appliquer à lui-même, qui sut à la fois déployer les hautes qualités de sa grande âme et les ressources infinies de son esprit, si riche en inventions, au milieu des fers et dans les cachots :

¡Felice ingenio, venturosa mano,
Que entre pesados hierros apretado,
Tal arte y tal virtud en si contiene!

À la fin du premier volume de l’excellente collection de Rivadeneyra, contenant les œuvres complètes de Cervantes, hormis les Comédies et les Intermèdes, le savant et diligent éditeur don Buenaventura Carlos Aribau a donné, sous le titre de : Poesias sueltas, toutes les pièces de vers de notre auteur, ou du moins toutes celles qu’on a pu recueillir dans les ouvrages du temps ou retrouver en manuscrit. La plupart de ces pièces sont des poésies de circonstance, sonnets, stances, élégies et romances, soit en l’honneur de quelque auteur contemporain, soit pour célébrer la gloire de quelque saint, dont l’éloge poétique avait été mis au concours. Nous nous bornerons à traduire les deux sonnets dont il a été question dans la notice biographique, et que Cervantes lui-même a rappelés avec une visible complaisance dans son Voyage au Parnasse. Le premier a été retrouvé par l’érudit don Juan Antonio Pellicer, et inséré dans son Essai sur les traducteurs espagnols, Ensayo de una biblioteca de traductores españoles ; il prouve avec la dernière évidence que Cervantes était à Séville dans les dernières années du seizième siècle. Ce sonnet est une fine satire de l’expédition ridicule qui avait pour but de secourir Cadix, lorsque cette ville fut pillée, saccagée et incendiée par la flotte anglaise, en juillet 1596. « Le capitaine Becerra (qu’on peut traduire, bien que ce soit un nom propre, par son équivalent français, veau ou génisse, et mieux encore par le capitaine Braillard, traduction qui rendrait très-bien la pensée intime de Cervantes), le capitaine Becerra étant venu à Séville pour instruire les troupes qui devaient prendre part à l’expédition, Cervantes fit à ce sujet, et à l’occasion de l’entrée du duc de Medina-Celi dans Cadix, le sonnet suivant :

« Nous avons vu en juillet une nouvelle semaine sainte, avec grande affluence de ces confréries, que les militaires nomment compagnies, et dont le vulgaire s’effraye et non pas l’Anglais.

Il y eut une telle quantité de plumes, qu’en moins de quatorze ou quinze jours, pygmées et géants volèrent à l’envi ; et que l’édifice croula par la base. Le veau beugla et les mit en enfilade ; la terre tonna, le ciel s’obscurcit ; tout annonçait une grande catastrophe.

Et finalement, d’un train très-ordinaire (lorsque le comte [d’Essex] était déjà parti sans défiance) le grand duc de Médine entra dans Cadix en triomphe. »


El Capitan Becerra vino á Sevilla, á enseñar lo que habian de hacer los soldados, y á esto y á la entrada del duque de Medina en Cadiz hizo Cervantes este

SONETO.

Vimos en Julio otra semana santa,
Atestada de ciertas cofradias,
Que los soldados llaman Compañias,
De quien el vulgo y no el Ingles se espanta.

Hubo de plumas muchedumbre tanta,
Que en menos de catorce ó quince dias
Voláron sus pigmeos y Golias,
Y cayó su edificio par la planta.

Bramó el Becerro, y pusolos en sarta
Tronó la tierra, escurecióse el cielo,
Amenazando una total ruina:
 

Y al cabo en Cádiz con mesura harta
(Ido ya el Conde sin ningun rezelo)
Triunfando entró el gran duque de Medina.

Ce que la traduction ne peut rendre, c’est le ton d’agréable et fine ironie qui règne d’un bout à l’autre de cette pièce. Le vieux soldat se moque en connaisseur de ces milices bourgeoises qu’il compare aux corporations de métier et aux confréries religieuses qui font le plus bel ornement des processions publiques de la semaine sainte. Il nous montre tous ces soldats improvisés, se couvrant à l’envi de pompons, comme des amateurs qui vont en guerre pour rire. Voici un capitaine instructeur qui s’égosille à faire la leçon et à apprendre la manœuvre à ces beaux soldats de parade. Cervantes sait bien qu’ils ne feront pas « trembler la terre sous leurs mousquets, » comme ses anciens compagnons d’armes, qui avaient parcouru toute l’Europe en triomphateurs. Enfin les voilà qui s’organisent au bout de quinze jours d’agitation et de préparatifs inutiles. Les voilà en marche ; mais ils feront de courtes étapes, et n’entreront dans la ville qu’ils vont secourir qu’après avoir laissé à l’ennemi le temps de la saccager et de se retirer sans crainte d’être poursuivi. — Tel est ce sonnet que nous avons essayé de rendre par cette paraphrase, et qui est en effet un des meilleurs de la littérature espagnole.

Cervantes estimait davantage cet autre sonnet qu’il improvisa également à Séville, à l’occasion de cette compétition ridicule qui s’éleva entre le tribunal du Saint-Office et la haute cour de justice pour une question de préséance, lors des funérailles de Philippe II dans la cathédrale. L’Inquisition eut recours à ses armes ordinaires, et excommunia, séance tenante, les membres du tribunal civil. Le célébrant fut obligé de quitter l’autel et d’aller achever l’office dans la sacristie. Grâce à l’intervention de don Francisco de Guzman, marquis d’Algava, l’Inquisition consentit à retirer l’excommunication qu’elle avait fulminée contre les magistrats ; et les deux parties en référèrent au conseil du roi. La décision du conseil royal se fit attendre, et la cérémonie interrompue ne fut reprise qu’un mois plus tard. Don Pablo Espinoza, auteur d’une histoire de Séville, et dont la narration a été adoptée par l’annaliste Ortiz de Zuñiga, raconte cet incident en grand détail, et donne par la même occasion une description minutieuse du magnifique catafalque qu’on avait dressé à grands frais au milieu de la cathédrale, d’après les dessins du célèbre architecte Juan de Oviedo. C’est à ce catafalque sans pareil que Cervantes adresse le sonnet qu’il réputait la perle de ses écrits :

Yo el soneto compuse, que así empieza,
Por honra principal de mis escritos:
Voto á Dios que me espanta esta grandeza.

Au catafalque du roi, à Séville.

Vive Dieu ! cette magnificence m’étourdit, et volontiers je donnerais un doublon pour la décrire.

Car enfin, qui ne reste en suspens et émerveillé à la vue de cette rare machine, de ce grand appareil ?

Par Jésus-Christ vivant, chacune de ses pièces vaut plus d’un million, et il est dommage que cela ne dure un siècle. Ô grandiose Séville ! Rome triomphante par la vaillance et la richesse.

Je gagerais que l’âme du défunt, pour jouir de ce spectacle, a quitté aujourd’hui le ciel où elle est éternellement bienheureuse.

Ayant ouï cela, un bravache dit : « C’est certain ce que vous dites, seigneur soldat, et quiconque dira le contraire a menti. »

Et tout aussitôt, rabattant son feutre, faisant mine de chercher son épée, lançant un regard de travers, il s’en alla et il n’y eut rien.

— Ce dernier trait qui est ajouté comme un commentaire au sonnet, peint à merveille l’esprit fanfaron des Andalous et la parfaite innocuité de leurs rodomontades. Il ne faut pas oublier que Cervantes, profond observateur des mœurs, était aussi un vaillant soldat.

Voici le texte de ce célèbre sonnet, qui nous a été conservé dans un recueil de pièces poétiques imprimé à Saragosse par Joseph Alfay en 1654 :

Al túmulo del Rey en Sevilla.

Voto á Dios que me espanta esta grandeza,
Y que diera un doblon por describilla,
Porque ¿á quien no suspende y maravilla
Esta máquina insigne, esta braveza?

Por Jesuchristo vivo, cada pieza
Vale mas que un millon, y que es mancilla,
Que esto no dure un siglo. ¡O gran Sevilla,
Roma triunfante en ánimo y nobleza!

Apostaré, que el ánima del muerto,
Por gozar este sitio, hoy ha dexado
El cielo de que goza eternamente.

Esto oyó un valenton, y dixo: « es cierto
Lo que dice voace, seor soldado,
Y quien dixere lo contrario miente. »

Y luego en continente
Caló el chapeo, requirió la espada,
Miró al soslayo, fuese, y no hubo nada.

Nous reproduisons ici un petit article de critique sur le théâtre de Cervantes, traduit par M. Alphonse Royer en un volume[8].

Le théâtre de Cervantes renferme huit comédies : El Gallardo español, la Casa de los celos, Los Baños de Argel, el Rufian dichoso, La Gran Sultana, El Laberinto de amor, La Entretenida, Pedro de Urdemalas ; et un nombre égal d’intermèdes : El Juez de los divorcios, el Rufian viudo, La Eleccion de los alcaldes de Daganzo, La Guarda cuidadosa, El Vizcaino fingido, El Retablo de las maravillas, La Cueva de Salamanca, El Viejo celoso. Dans cette collection ne figure pas un intermède, los dos Habladores, qui fut joué et imprimé à Séville en 1624.

Cervantes était domicilié à Madrid dans les dernières années de sa vie, et c’est à Madrid qu’il est mort et non à Valladolid, ainsi que l’ont avancé à tort des biographes mal informés. Mettons ces deux faits hors de doute.

En 1613, Cervantes publia douze nouvelles, dont la dédicace porte la date de Madrid, 13 juillet. L’année suivante, 1614, il donna au public son Voyage au Parnasse (Madrid, in-12), dont il avait lui-même surveillé l’impression. En 1615, voulant faire argent de ses comédies (il en avait huit au fond d’un coffre, avec un nombre égal d’intermèdes), il les vendit à Juan de Villaroël, ce même libraire qui lui avait dit ce qu’il avait entendu répéter par un auteur à la mode « que sa prose était excellente et ses vers détestables. » Ce recueil de pièces de théâtre fut imprimé la même année, avec une dédicace et une belle introduction ; le tout daté de Madrid, où se fit l’impression. La même année, 1615, Cervantes publiait enfin la seconde partie de Don Quichotte, le plus parfait de ses ouvrages. La dédicace porte la date du dernier jour d’octobre. Cette seconde partie de son chef-d’œuvre parut chez le même libraire qui avait édité la première, Juan de la Cuesta, en un volume in-4. Cervantes était, alors à Madrid, et il travaillait à son roman de Persiles et Sigismonde[9].

Au printemps de l’année 1616, ce dernier ouvrage était fini ; mais l’auteur était gravement malade, si malade qu’il ne pouvait plus sortir. Le 2 avril, un samedi, il fit chez lui profession de religieux du tiers ordre de Saint-François, dont il avait pris l’habit trois ans auparavant, à Alcala de Hénarès, le 2 juillet 1613. Quelques jours après il voulut essayer d’un autre régime, et comptant sur les bons effets du changement d’air, il se fit transporter à Esquivias, dans la famille de sa femme. Il n’y resta que fort peu de temps ; son état empirait, il voulut retourner à Madrid. Il se mit en chemin, accompagné de deux amis. Pendant la route, ils rencontrèrent un étudiant, qui leur tint compagnie. Arrivé à Madrid, Cervantes, que cette rencontre avait fort intéressé, en écrivit le récit dans le prologue du roman de Persiles qui fut publié après sa mort, par les soins de sa veuve (Madrid, 1617, in-8, chez Juan de la Cuesta). Après le prologue, il dicta la dédicace au comte de Lémos. Ces deux pièces, également précieuses, renferment des détails très-importants sur les derniers jours de Cervantes. La dédicace est du 19 avril 1616 : « De Madrid, á diez y nueve de Abril de mil y seis cientos y diez y seis años. » La veille, c’est-à-dire le 18, le malade avait reçu l’extrême-onction : « Ayer me dieron la extrema uncion, y hoy escribo esta. » Il eut encore assez de temps et l’esprit assez libre pour dicter ses dernières dispositions et désigner le lieu de sa sépulture. Il laissa pour exécuteurs testamentaires sa femme, doña Catalina de Salazar, et le licencié Francisco Nuñez, qui habitait dans la même maison où il mourut, le 23 avril, à l’âge de soixante-huit ans six mois et quatorze jours. Il fut porté en terre le visage découvert, par les frères du tiers ordre de Saint-François ; c’était l’usage de cette confrérie. Il fut inhumé, selon ses dernières volontés, dans l’église du couvent de la Trinité, où sa fille naturelle et unique, doña Isabel de Saavedra, avait depuis peu pris le voile.

De tout ce qui précède, il résulte que Cervantes est mort à Madrid ; un extrait mortuaire des registres de décès de la paroisse Saint-Sébastien est un document authentique et une preuve certaine de ce fait. Et non-seulement cette pièce démontre que Cervantes appartenait à cette paroisse ; mais on sait, à n’en pas douter, que durant son séjour à Madrid, il habita successivement, en 1609, rue de la Magdalena, ensuite derrière le collége de Notre-Dame-de-Lorette ; en 1610, rue del Leon, no 9 ; en 1614, rue de las Huertas[10] ; l’année suivante, rue du Duc-d’Albe, d’où il fut judiciairement expulsé. En 1616, il était encore rue del Leon, dans une maison située au coin de celle de Francos, no 20. C’est là qu’il mourut, ne laissant d’autre héritage que sa gloire sans tache. Aujourd’hui on ne sait pas où reposent ses cendres ; nulle inscription ne fut gravée sur sa tombe et aucun signe n’en marqua la place. En 1633, les religieuses de la Trinité s’établirent dans leur nouveau couvent, rue de Cantaranas, et l’on exhuma les restes des religieuses mortes depuis la fondation de la communauté, et ceux des fidèles enterrés dans l’ancienne église. On n’a pu retrouver le tombeau de Cervantes[11].

Comme le récit du chapelain de l’archevêque de Tolède, Francisco Marquez Torres, a tous les caractères de l’authenticité, nous le reproduisons ici, à titre de document historique et non comme une simple anecdote littéraire. Francisco Marquez Torres avait reçu commission de l’ordinaire (le docteur Gutierre de Cetina, vicaire ecclésiastique résidant à Madrid) pour examiner, au double point de vue de la religion et des mœurs, la deuxième partie de Don Quichotte. Voici en quels termes le censeur s’explique dans son approbation, autrement dit dans son permis d’imprimer, à la date du 27 février 1615 :

« Certifico con verdad que en 25 de febrero, habiendo ido el ilustrisimo señor don Bernardo de Sandoval y Rojas, arzobispo de Toledo, mi señor, á pagar la visita que á su Ilustrisima hizo el embajador de Francia, que vino á tratar cosas importantes á los casamientos de sus principes con los de España, muchos caballeros franceses de los que vinieron acompañando al embajador, tan corteses como entendidos y amigos de buenas letras, se llegaron á mi y á otros capellanes del cardenal mi señor, deseosos de saber qué libros de ingenio andaban mas validos; y tocando acaso en este que yo estaba censurando, apenas oyeron el nombre de Miguel de Cervántes, cuando se comenzaron á hacer lenguas, encareciendo la estimacion en que asi en Francia como en los reinos sus confinantes se tenian sus obras, la Galatea, que alguno dellos tiene casi de memoria la primera parte desta, y las Novelas. Fueron tantos sus encarecimientos, que me ofreci llevarles que viesen al autor dellas, loque estimaron con mil demostraciones de vivos deseos. Preguntáronme muy por menor su edad, su profesion, calidad y cantidad. Halléme obligado á decir que era viejo, soldado, bidalgo y probre; á que uno respondió estas formales palabras: ¿pues á tal hombre no le tiene España muy rico y sustentado del erario publico? Acudió otro de aquellos caballeros con este pensamiento, y con mucha agudeza dijo: « Si necesidad ha de obligarle á escribir, plega á Dios que nunca tenga abundancia, para que con sus obras, siendo él probre, haga rico á todo el mundo. »

De cette historiette qui se trouve dans la censure de l’édition originale de la deuxième partie de Don Quichotte, et qui a été reproduite dans le tome III de la petite édition de l’Académie espagnole (1782), le savant et ingénieux Capmany a cru pouvoir conclure hardiment que Cervantes fut invité à se rendre à Paris pour enseigner la langue espagnole, ou, comme il dit, pour régenter un collége où il aurait expliqué lui-même son Don Quichotte.

« Se ignora el motivo porque no admitió Cervantes el partido, que dicen algunos, se le ofreció en Paris para regir un colegio real de lectura de lengua castellana por su Quixote; si ya no fuese por su abanzada edad, ó por falta de dineros para el viage[12]. »

Si l’assertion de Capmany, qui ne repose d’ailleurs que sur une vague tradition (que dicen algunos), avait le moindre fondement, ces mots du sévère critique : « un colegio real de lectura de lengua castellana por su Quixote, » feraient un peu songer au Collége royal de France. Et combien ne serait-il pas glorieux pour ce grand établissement d’avoir compté parmi ses lecteurs royaux un Rabelais et un Cervantes, expliquant eux-mêmes et commentant en maîtres et inventeurs ces livres immortels qui sont la joie et la lumière des nouvelles générations ? Mais il ne faut pas renchérir et ajouter une hypothèse invraisemblable à des conjectures fondées sur une vague tradition. Ce qui aura donné lieu à cette fable, c’est apparemment l’amusant récit que fait Cervantes dans sa dédicace de la deuxième partie de Don Quichotte au comte de Lémos, d’une prétendue ambassade de l’empereur de Chine. Mais qui ne voit que ce récit agréable n’était qu’une invention de Cervantes, exprimant à la fois par une transparente allégorie et les sentiments que lui inspirait sa position modeste, et sa reconnaissance pour le puissant seigneur qui lui avait accordé protection et secours ? La tradition dont Capmany s’est fait l’écho prouve qu’il n’y a qu’un pas de la fiction à l’histoire, et que les anecdotes accumulées dans la biographie des grands hommes préparent facilement le chemin à la légende.

L’homme est de glace aux vérités ;
Il est de feu pour le mensonge.

L’acte de décès de Cervantes a été retrouvé de même que son acte de naissance. Nous reproduisons ici cet extrait mortuaire, tel qu’il a été donné par don Blas Ramonel, faisant fonctions de curé, à la paroisse de Saint-Sébastien de Madrid, le 5 juin 1765, avec toutes les attestations requises pour garantir l’authenticité de cette pièce. L’extrait a été copié sur un registre de la paroisse contenant les actes de décès. Le voici :

« En veinte y tres de abril de mil seiscientos diez y seis años murió Miguel Cervantes Saavedra, casado con doña Catalina Salazar, calle del Leon: recibió los santos sacramentos de mano del licenciado Francisco Lopez: mandóse enterrar en las Monjas Trinitarias: mandó dos misas de alma, y las demas á voluntad de su muger, que es testamentaria, y el Licenciado Francisco Nuñez, que vive alli. »

Concuerda con la partida original del citado libro (fol. 270), á que me remito. San Sébastian de Madrid y Junio cinco de mil setecientos sesenta y cinco. — Doctor don Blas Ramonel.

Cervantes, suivant l’usage établi parmi les religieux du tiers ordre de Saint-François, fut porté en terre par la congrégation dont il faisait partie, le visage découvert. Don Francisco de Urbina, qui a honoré la mémoire du grand écrivain dans un dixain qu’on trouve sous le titre d’épitaphe, en tête du roman de Persilès, n’a eu garde d’oublier cette particularité :

« Passant, ici est enfermé le rare Cervantes. La terre couvre son corps, et non pas son nom, qui est divin. Enfin il a fourni sa carrière ; mais sa renommée n’est pas morte, non plus que ses œuvres, grâce auxquelles il a pu, au départ de cette vie pour l’éternité, aller le visage découvert.

Voici le texte du sonnet :

Don Francisco de Urbina á Miguel de Cervántes, insigne y cristiano ingenio de nuestros tiempos, á quien llevaron los terceros de san Francisco con la cara descubierta, como á tercero que era.

EPITAFIO.

Caminante, el peregrino
Cervántes aqui se encierra:
Su cuerpo cubre la tierra,
No su nombre que es divino.
Enfin, hizo su camino;
Pero su fama no es muerta,
Ni sus obras, prenda cierta
De que pudo á la partida
Desde esta á la eterna vida,
Ir, la cara descubierta.


Nous reproduisons ici le texte de l’Épître de Cervantes, écrite pendant sa captivité, et dont nous avons donné la traduction.

Epístola que se halla, entre varios manuscritos curiosos, en el Archivo del Excmo. Sr. Conde de Al- tamira. Es copia de buena letra: se imprime con la ortografía del manuscrito.
DE MIGUEL DE CERUANTE, CAPTIUO: A. M. VAZQUEZ MI SR.

Si el baxo son de la çampoña mia,
Señor, a vro. oydo no ha llegado
en tiempo que sonar mejor deuia,

No ha sido por la falta de cuydado,
sino por sobra del que me ha traydo
por estraños caminos desuiado.

Tambien por no adquirirme de attreuido
el nombre odioso, la cansada mano
a encubierto las faltas del sentido.

Mas ya que el valor vio sobre humano
de quien tiene noticia todo el suelo,
la graciosa altivez, el trato llano

Anichilan el miedo y el recelo,
que ha tenido hasta aqui mi humilde pluma,
de no quereros descubrir su buelo.

De vra. alta bondad y virtud summa
diré lo ménos, que lo más, no siento
quien de cerrarlo en verso se presuma.

Aquel que os mira en el subido assiento
do el humano fauor puede encumbrarse
y que no cessa el fauorable viento,

Y él se vé entre las ondas anegarse
del mar de la priuança, do procura
o por fas ó por nefas leuantarse,

¿Quién dubda que no dize: « La ventura
ha dado en leuantar este mancebo
hasta ponerle en la mas alta altura?

Ayer le vimos inexperto y nueuo
en las cosas que agora mide y trata
tan bien, que tengo embidia y las apprueuo. »

Desta mariera se congoxa y mata
el embidioso, que la gloria agena
le destruye, marchita y desbarata.

Pero aquel que con mente mas serena
contempla vro. trato y vida honrrosa,
y el aima dentro de virtudes llena,

No la inconstante rueda presurosa
de la falsa fortuna, suerte, o hado,
signo, ventura, estrella, ni otra cosa,

Dize q. es causa que en el buen estado
que agora posseeis os aya puesto
con esperança de mas alto grado,

Mas solo el modo del viuir honesto,
la virtud escogida que se muestra
en vras. obras y apazible gesto.

Esta dize, Señor, que os da su diestra
y os tiene assido con sus fuertes laços

y a mas y a mas subir siempre os adiestra.
¡O sanctos, o, agradables dulces braços
de la sancta virtud, alma y diuina,
y sancto quien recibe sus abraços!

Quien con tal guia como vos camina,
¿de qué se admira el ciego vulgo baxo
si a la silla mas alta se auezina?

Y puesto que no ay cosa sin trabajo,
quien va sin la virtud va por rodeo,
y el que la lleua va por el attajo.

Si no me engaña la experiençia, creo
que se vee mucha gente fatigada
de vn solo pensamiento y un desseo.

Pretenden mas de dos llaue dorada,
muchos un mesmo cargo, y quien aspira
á la fidelidad de vna embaxada.

Cada qual por si mesmo al blanco tira
do assestan otros mill, y solo es vno
cuva saeta dio do fue la mira.

Y este quiça q. a nadie fué importuno
ni a la soberbia puerta del priuado
se hallo, despues de visperas, ayuno.

Ni dió ni tuuo a quien pedir prestado,
solo con la virtud se entretenia,
y en Dios y en ella estaua confiado.

Vos sois, Sr. por quien dezir podria
(y lo digo y dire sin estar mudo)
que sola la virtud fue vra. guia;

Y que ella sola fue bastante, y pudo
leuantaros al bien do estais agora,
priuado humilde, de ambicion desnudo.

¡Dichosa y felizissima la hora
donde tuuo el real conoscimiento
notiçia del valor que anida y mora

En vro. reposado entendimiento,
cuya fidelidad, cuyo secreto
es de vras. virtudes el cimiento!

Por la senda y camino mas perfecto
van vros. piés, que es la que el medio tiene,
y la que alaba el seso mas discreto.

Quien por ella camina, vemos viene
á aquel dulce suaue paradero
que la felizidad en si contiene.

Yo que el camino mas baxo y grosero

he caminado en fria noche escura,
he dado en manos del atolladero;

Y en la esquiua prision, amarga y dura,
adonde agora quedo, estoy llorando
mi corta infelizissima ventura,

Con quexas tierra y cielo importunando,
con sospiros al ayre escuresciendo,
con lágrimas el mar accrescentando.

Vida es esta, Sr. do estoy muriendo,
entre bárbara gente descreida
la mal lograda juuentud perdiendo.

No fué la causa aquí de mi venida
andar vagando por el mundo a caso
con la verguença y la razon perdida.

Diez años ha que tiendo y mudo el passo
en seruiçio del gran Philippo nro.,
ya con descanso, ya cansado y laso;

Y en el dichoso dia que siniestro
tanto fué el hado á la enemiga armada,
quanto á la nra. fauorable y diestro,

De temor y de esfuerço acompañada,
présente estuuo mi persona ai hecho,
mas de sperança que de hierro armada.

Vi el formado esquadron roto y deshecho,
y de barbara gente y de christiana
roxo en mill partes de Neptuno el lecho,

La muerte ayrada con su furia insana
aqui y allí con priessa discurriendo,
mostrandose á quien tarda á quien temprana,

El son confuso, el espantable estruendo,
los gestos de los tristes miserables
que entre el fuego y el agua iuan muriendo,

Los profundos sospiros lamentables,
que los heridos pechos despedian,
maldiciendo sus hados detestables.

Eloseles la sangre que tenian
quando en el son de la trompeta nra.
su daño y nra. gloria conoscian.

Con alta voz de vencedora muestra,
rompiendo el aire claro, el son mostraua
ser vencedora la christiana diestra.

Á esta dulce sazon yo, triste, estaua
con la una mano de la espada assida,
y sangre de la otra derramaua.

El pecho mio de profunda herida
sentia llagado, y la siniestra mano
estaua por mill partes ya rompida.

Pero el contente fué tan soberano,
q. á mi alma llegó viendo vençido,
el crudo pueblo infiel por el christiano.

Que no echaua de ver si estaua herido,
aunque era tan mortal mi sentimiento,
que á veces me quitó todo el sentido.

Y en mi propia cabeça el escarmiento
no me pudo estoruar que el segundo año
no me pusiesse á discrecion del viento,

Y al bárbaro, medroso, pueblo estraño,
vi recogido, triste, amedrentado,
y con causa temiendo de su daño.

Y al Reino tan antiguo y celebrado,
á do la hermosa Dido fué vendida
al querer del troyano desterrado,

Tambien, vertiendo sangre aun la herida,
mayor con otras dos, quise ir y hallarme,
por ver ir la morisma de vencida.

Dios sabe si quisiera allí quedarme
con los que allí quedaron esforçados,
y pederme con ellos o ganarme;

Pero mis cortos implacables hados
en tan honrrosa empresa no quisieron
q. acabase la vida y los cuydados;

Y al fin, por los cabellos mo truxeron
á ser vencido por la valentia
de aquellos que despues no la tuuieron.

En la galera Sol, que escurescia
mi ventura su luz, á pesar mio
fue la pérdida de otros y la mia

Valor mostramos al principio y brio,
pero despues, con la experiençia amarga,
conoscimos ser todo desuario.

Senti de ageno yugo la gran carga,
y en las manos sacrílegas malditas
dos años ha que mi dolor se alarga.

Bien se que mis maldades infinitas
y la poca attricion que en mi se encierra
me tiene entre estos falsos Ismaelitas
[13].

Quando llegué vencido y vi la tierra
tan nombrada en el mundo, q. en su seno
tantos piratas cubre, acoge, y cierra,

No pude al llanto detener el freno,
que á mi despecho, sin saber lo que era,
me vi el marchito rostro le agua lleno.

Ofrescióse á mis ojos la libéra
y el monte donde el grande Cárlos tuuo
leuantada en el ayre su vandera,

Y el mar que tanto esfuerço no sostuuo,
pues mouido de embididia de su gloria,
ayrado entonces mas q. nunca estuuo.

Estas cosas boluiendo en mi memoria,
las lágrimas truxeron á los ojos,
mouidas le desgracia tan notoria.

Pero si el alto Cielo en darme enojos
no esta con mi vertura conjurado,
y aqui ne llena muerte mis despojos,

Quando me vea en mas alegre estado,
si vra. intercession, Sr. me ayuda
a verme ante Philippo arrodillado,

Mi lengua balbuziente y quasi muda
pienso mouer en la Real presencia,
de adulacion y de mentir desnuda.

Diciendo: « Alto Sr., cuya potencia
sujetas trae mill barbaras Naciones
al desabrido yugo de obediencia,

Á quien los Negros Indios con sus dones
reconoscen honesto vassallage,
trayendo el oro acá de sus rincones:

Despierte eu tu Real pecho el gran coraje
la gran soberbia con que una vicoca
aspira de contino á bazerte vitraje.

La gente es mucha, mas su fuerça es poca,
desnuda, mal armada, que na tiene
eu su defensa fuerte muro o roca.

Cada vno mira si tu armada viene,
para dar á sus pies cargo y cura
de conseruar la Vida que sostiene.

Del’ amarga prision triste y escura,
adonde mueren veinte mill christianos,
tienes la llave de su cerradura.

Todos (qual yo) de alla, puestas las manos,
las rodillas pur tierra, solloçando
cercados de tormentos inhumanos,

Valeroso Señor, te están rogando
bueluas los ojos de misericordia
á los suyos que están siempre llorando.

Y pues te dexa agora la discordia,
que hasta aqui te ha opprimido y fatigado,
y gozas de pacifica concordia;

Haz, o buen Rey, q. sea por ti acabado
lo que con tanta audaçia y valor tanto
fue por tu arnado padre començado.

Solo el pensar que vas pondrá vn espano
en la enemiga gente, que adeuino
ya desde aqui su pérdida y quebranto. »

¿Quién dubda q. el Real pecho begnino
no se muestre, escuchando la tristeza
en que estan estos miseros contino?

Bien paresce q. muestro la flaqza.
de mi tan torpe ingenio, q. pretende
hablar tan baxo ante tan alta Alteza;

Pero el justo desseo la defiende…
mas á todo silencio poner quiero
que temo q. mi pluma ya os offende,
y al trabajo me llaman donde muero.


SONETO DE MIGUEL DE CERVÁNTES, GENTILHOMBRE ESPAÑOL, EN LOOR DEL AUTHOR.

¡O quan claras señales habeis dado,
alto Bartholomeo de Rufino,
que de Parnaso y Ménalo el camino
haueis dichosamente paseado!

Del siempre verde lauro coronado
sereis, (si yo no soy mal aduino)
si ya vra. fortuna y cruel destino
os saca de tan triste y baxo estado;

Pues libre de cadenas vuestra mano
(reposando el ingenio) al alta cumbre
os podeis leuantar seguramente;

Oscureciendo al gran Liuio romano,
dando de vuestras obras tanta lumbre,
que bien merezea el lauro vra. frente.

Del mismo, en alabanza de la presente obra.

Si ansí como de nuestro mal se canta.
en esta verdadera, clara historia,
se oyera de cristianos la victoaia,
¿qual fuera el fruto desta rica planta?

Ansí cual es al cielo se leuanta,
y es digna de inmortal, larga memoria,
pues libre de algun vicio y baja escoria,
al alto ingenio admira, al baxo espanta.

Verdad, órden, estilo claro y llano,
qual á perfecto historiador conviene,
en esta breue summa está cifrado.

¡Felice yngenio, venturosa mano,
que entre pesados yerros apretado,
tal arte y tal virtud en si contiene
[14]!

🙠
  1. Topografia de Argel, Dialogo 2, pag. 185. Ouvrage publié en 1612, quatre années avant la mort de Cervantes.
  2. Yo el doctor don Hermenegildo la Puerta, canónigo de la Santa Iglesia Magistral de San Justo y Pastor en esta ciudad de Alcalá, y cura propio de la Parroquial de Santa Maria la Mayor de ella, certifico: que en uno de los libros de partidas de bautismos de la referida parroquia, que dió principio en el año de 1533, y concluyó en el de 1550, al fol. 192 vuelta hay una partida del tenor siguiente: Partida. — En Domingo 9 dias del mes de Octubre, año del Señor de 1547 años, fué bautizado Miguel, hijo de Rodrigo de Cervántes y su muger doña Leonor: fué su compadre Juan Pardo: bautizóle el Reverendo señor Bachiller Serrano, Cura de nuestra señora: testigo Baltasar Vázquez, Sacristan, y yo que le bauticé y firmé de mi nomore. Bachiller Serrano. — Concuerda con su original, que queda en el Archivo de esta Iglesia y en mi poder, á que me remito, y por la verdad lo firmé en Alcalá en 10 dias del mes de Junio de 1765. — Doctor don Hermenegildo de la Puerta.
  3. Voyez ce document dans la biographie de Cervantes par don Vicente de los Rios, aux pièces justificatives, p. cclxii.
  4. Voy. « Ascendencia ilustre del famoso Nuño Alfonso, » par cet auteur. Madrid, 1648. Mendez de Silva écrit à la dernière page de ce nobiliaire, que Cervantes était homme de qualité et de la noblesse de Castille, noble y Caballero Castellano.
  5. Insigne des gentilshommes de la chambre, des grands d’Espagne qui avaient leurs entrées au palais.
  6. Le sens de verset est amphibologique. Cervantes a peut-être voulu dire qu’il était triste, après avoir pris part à la victoire, de subir le joug des vaincus.
  7. Chez Michel Lévy. Paris, 1864, à l’article xi : « Le 247e anniversaire de Cervantes, » p. 356–361.
  8. Michel Cervantes, théâtre traduit pour la première fois par Alphonse Royer. Paris, Michel Lévy frères, 1862. 1 vol. gr. in-18, de 421 p.

    Ce volume est une bonne fortune pour le public français, plus heureux que le public espagnol, grâce à la publication de M. Royer, qu’on ne saurait trop remercier d’avoir fait connaître à la France littéraire un vrai trésor que l’Espagne ne connaît point. On a, depuis la fin du dix-huitième siècle, publié bien des éditions complètes des œuvres de Cervantes, et dans aucune de ces éditions on ne trouve ses pièces dramatiques, sauf la Numancia et le Trato de Argel qu’on place ordinairement à la suite du Viage al Parnaso. La routine et l’incurie sont monnaie courante au delà des Pyrénées, et c’est vraiment une grande honte pour les éditeurs espagnols que l’édition française du théâtre de Cervantes. M. Rivadeneyra lui-même, dont la grande et magnifique Bibliothèque mérite tant d’éloges, a suivi docilement l’exemple de ses prédécesseurs : le volume des œuvres complètes de Cervantes, qui figure en tête de sa belle collection, ne contient pas une seule pièce de théâtre. Aussi les curieux qui veulent connaître les écrits dramatiques de Cervantes en sont-ils réduits à chercher l’édition originale de 1615, aujourd’hui fort rare, ou celle de 1749, qui est une réimpression non moins rare.

    M. Royer a donc rendu un service très-essentiel aux lettres, en mettant à la portée de tous ce qui jusqu’ici n’était connu que d’un très-petit nombre, si petit, en effet, que la plupart des critiques étrangers qui ont parlé du théâtre de Cervantes, ne connaissent point ce théâtre ; et, malgré cet inconvénient, ils ont jugé et prononcé leur verdict. Les plus rigides dans ce métier de la critique, jugent souvent de même, avec compétence assurément, mais sans connaissance de cause.

    M. Royer s’est moqué, non sans raison, de ces juges et de leurs arrêts. Avec moins d’indulgence, il eût raillé impitoyablement d’autres critiques, mieux instruits, mais encore moins éclairés ; car il y a eu des littérateurs qui ont débité bien des sottises sur l’œuvre dramatique de Cervantes, et cela en Espagne.

    Ainsi, pour n’en produire que deux ou trois exemples, en 1749, don Blas Nasarre donna une nouvelle édition du théâtre de Cervantes (c’était la seconde, et il n’y en a pas eu d’autres depuis), et il trouva plaisant d’y mettre une lourde dissertation, à seule fin de prouver, en faveur des théories dites classiques, que Cervantes avait voulu tourner en ridicule les dramaturges de son temps, en composant lui-même de mauvaises pièces. Ce misérable paradoxe n’annonce pas un esprit ingénieux ni un discernement très-fin. Quoique don Blas Nasarre fût de cette école de beaux-esprits médiocres, qui était toute-puissante en Espagne, sous la dynastie des Bourbons, son invention n’émerveilla personne, et, en définitive, il eut bien peu d’adhérents. En revanche, il se trouva quelqu’un qui, prenant le paradoxe au sérieux, se mit en tête de le réfuter par un autre paradoxe non moins ridicule.

    L’abbé Lampillas, un de ces célèbres jésuites catalans qui prirent si vaillamment en main la défense des lettres espagnoles, contre les attaques intempestives et le plus souvent injustes de quelques savants italiens, l’abbé Lampillas, homme d’un grand savoir et d’un petit jugement, prétendit démontrer à son tour que les pièces de théâtre, que don Blas Nasarre venait de remettre en lumière sous le nom de Cervantes, étaient des pièces parfaitement apocryphes, mises en circulation par un libraire impudent et avide.

    On voit que ce pauvre abbé Lampillas, dans son scepticisme outré, ne raisonnait guère mieux que le partisan enragé des vieilles traditions classiques.

    Enfin, lorsque l’académie espagnole donna l’excellente et splendide édition de Don Quichotte, — hommage tardif à la mémoire du grand inventeur, raro inventor, — don Vicente de los Rios, dans une étude biographique, littéraire et critique, s’avisa de remarquer, à propos des pièces dramatiques de Cervantes, que cet homme d’un génie extraordinaire justifiait pleinement la doctrine du fameux médecin Juan Huarte, d’après lequel il est très-rare de voir un esprit, si eminent qu’il puisse être, réussir également dans la théorie et dans la pratique ; s’attachant à démontrer que, dans la composition de ses comédies et intermèdes, l’auteur de l’Ingénieux chevalier de la Manche avait complètement oublié de suivre les sages préceptes qui sont répandus avec profusion dans la plupart de ses écrits.

    Le raisonnement de l’académicien est ingénieux, mais il pèche par la rigueur autant que par la justesse, et il prouve assez que, si la critique espagnole avait fait quelque progrès, elle avançait bien lentement.

    Il est bien vrai que Cervantes a écrit des pages pleines de sens sur le théâtre, et que ses observations sont remarquables par la profondeur autant que par la finesse des aperçus ; mais il faut dire aussi que ses réflexions excellentes n’ont pas toujours été comprises, pour avoir été trop souvent exagérées. Mieux que personne, Cervantes pouvait saisir les défauts monstrueux de l’école dramatique de Lope, lui qui avait assisté, en quelque sorte, aux premières tentatives de l’art dramatique en Espagne. On sait avec quel enthousiasme il rappelle les triomphes de Lope de Rueda, qu’il avait vu sur la scène dans son enfance. Ce n’est point par dépit ni par envie qu’il frondait les folies du théâtre contemporain, mais il en signalait avec esprit et non sans malice les ridicules invraisemblances, et il inaugurait contre le despotisme de Lope une réaction qui devait éclater plus tard avec une grande violence.

    En somme, ses critiques étaient très-fondées et pleines de mesure ; mais elles n’annonçaient point des principes étroits et inflexibles, tels que ceux qui régnaient en Espagne, dès les premières années du dix-huitième siècle, sous l’influence souveraine des traditions ultra-classiques de la littérature française du temps de Louis XIV. Cervantes qui était, comme on disait alors de ceux qui avaient échappé au long noviciat de l’enseignement scolaire, un génie laïque, ingenio lego, Cervantes, dont la haute raison se pouvait passer de discipline, n’invoquait guère Horace et Aristote qu’en riant et pour se railler des pédants et des cuistres. Ses théories sur le théâtre sont excellentes parce qu’elles émanent du bon sens le plus solide, et qu’elles n’ont pas besoin d’être soutenues par des autorités respectables. Si l’on ne retrouve pas dans ses pièces, grandes et petites, le génie qu’on admire dans Don Quichotte et ailleurs, ou y reconnaît son esprit libre et preste, à la vivacité de ses allures ; et, sans admirer ses pièces comme des chefs-d’œuvre, on ne peut que les goûter comme des créations le plus souvent spirituelles et divertissantes. Nous qui les lisons aujourd’hui, sans subir l’influence de ces préjugés rances, que la tradition scolastique a longuement perpétués, nous pensons que don Blas Nasarre et l’abbé Lampillas étaient bien arriérés, et nous ne saurions souscrire non plus au jugement mitigé de don Vicente de los Rios.

    Les pièces de Cervantes valent infiniment mieux que la réputation qu’on leur a faite, et nous ne doutons pas que la publicité que vient de leur donner M. Royer ne modifie considérablement une opinion qui a pu se propager sans résistance, faute d’un contrôle suffisant.

    Les comédies écrites en vers, sont de valeur inégale ; mais il faut signaler parmi celles que M. Royer a publiées intégralement : Pedro de Urdemalas, El gallardo español, El rufian dichoso. Celle-ci est particulièrement remarquable par le début du deuxième acte, où Cervantes expose, non pas ses principes dramatiques, mais les ressources ou les ficelles, comme on dirait en termes familiers, de ses contemporains, les dramaturges, et s’efforce de justifier la violation flagrante de l’unité de lieu. La scène se trouve tout d’un coup transportée de Séville dans un couvent de Mexico, où le rufian s’est fait moine, et c’est la Curiosité qui demande l’explication de ce brusque transport à la Comédie. La Curiosité et la Comédie se présentent sous la forme de deux nymphes.

    Cervantes goûtait fort l’introduction des personnages allégoriques sur les planches, et il s’applaudissait de cette innovation ; il croyait même en être l’inventeur, et en cela il se trompait, car les personnages allégoriques figuraient dans la comédie quelque temps avant ses premiers essais dramatiques. On peut s’en convaincre en lisant, par exemple, une pièce assez intéressante de Alonzo de Vega, contemporain da célèbre Lope de Rueda, et acteur, comme ce dernier, dans ses propres comédies. Nous ne disons rien de la fameuse danse Macabre (Danza general de la muerte), attribuée au juif converti Rabbi Santob, de Carrion (quatorzième siècle). Dans cette espèce de tragédie où figurent des acteurs de tout rang et de tout âge, le personnage principal n’est pas autre que la Mort.

    Dans la préface de ses comédies. Cervantes se félicite d’avoir divisé ses pièces en trois actes ou journées. Mais cette innovation remonte pour le moins au milieu du seizième siècle ; on la trouve dans les comédies de Francisco de Avendaño (1553) et dans celles de Cristobal de Virués (1579).

    Parmi les intermèdes écrits en prose, le Gardien vigilant, la Cave de Salamanque et le Vieillard jaloux sont des morceaux agréables et très-divertissants. Trampagos, le Biscayen supposé, les Deux Bavards, sont de très-bonnes farces, qui font rire comme les tours et fourberies de Scapin.

    Dans ces sujets si divers, Cervantes a fait montre de cette heureuse facilité d’esprit qui distingue ses productions : l’invention, la verve, le style languissent rarement : mais entre toutes les qualités qu’on y remarque, la plus saillante et la plus précieuse, c’est la variété. Ce fécond génie était riche en observations ; il connaissait à fond la société de son temps ; et il excelle dans la peinture qu’il fait des bohémiens, des chevaliers d’industrie, des vierges folles, des gens du faubourg et de ceux de la campagne, en peu de mots, de ces classes qui sont en majorité, et dont il avait profondément étudié les mœurs et les discours dans ses nombreuses pérégrinations en Castille et en Andalousie.

    Cervantes mêlait toujours ses souvenirs aux fictions de son esprit, et il racontait volontiers dans ses drames et nouvelles les aventures de sa jeunesse. De là, le vif intérêt inhérent aux pièces qui reproduisent les exploits des chrétiens en Afrique, et les souffrances des captifs, en terre mauresque. Il est fâcheux que M. Royer n’ait point traduit le Trato de Argel et Los Baños de Argel ; il s’est borné à donner une analyse de ces deux ou trois comédies et de quatre ou cinq intermèdes.

    Nous ne pouvons donner notre approbation à ce procédé d’abréviation. Puisque M. Royer a eu l’heureuse idée de restituer au public le théâtre oublié de Cervantes, la restitution devait être complète, et nous espérons que, dans une prochaine édition, la traduction intégrale remplacera l’analyse.

    Nous souhaitons aussi que l’introduction, qui est excellente, soit plus développée, et que M. Royer s’attache à démontrer les nombreux points de rapprochement qui existent entre le théâtre et les autres écrits de Cervantes. Il y a là une belle étude de critique littéraire que nous recommandons vivement à l’habile traducteur, non sans l’engager à revoir encore une fois sa traduction sur le texte, afin d’effacer certaines taches. Par exemple, il serait bon de traduire l’expression proverbiale como por los cerros de Ubeda (chercher midi à quatorze heures) par un équivalent français. Le mot algarabía doit se traduire par charabia, qui a même sens et même racine que le mot espagnol.

    Dans l’introduction, il est dit que Cisneros, acteur célèbre et diseur de bons mots, faisait les délices de Philippe II. C’est une inexactitude. Cisneros était un des familiers de l’infant d’Espagne don Carlos, et c’est don Carlos, et non pas Philippe II, qui menaça le cardinal-ministre Espinosa de lui faire un mauvais parti, s’il continuait à interdire au bouffon Cisneros l’entrée du palais.

    Dans la traduction de Numance, cette épopée héroïque, M. Royer aurait pu dire en note, sinon dans l’introduction, que la pièce de Cervantes a surtout acquis une grande popularité en Espagne, pour avoir été représentée à Saragosse, durant la guerre de l’Indépendance, lors du siége mémorable de la capitale de l’Aragon.

  9. En 1601, Philippe III avait transféré sa cour à Valladolid. En février 1606, la cour quitta définitivement Valladolid pour Madrid. Il est probable que Cervantes l’y suivit. La seconde édition de la première partie de Don Quichotte est de Madrid 1608. On sait que Cervantes lui-même surveilla l’impression. Il était encore à Madrid en 1609 ; il s’y était fixé selon toutes les apparences. De là il faisait de fréquentes excursions à Alcala de Hénarès, sa ville natale, et à Esquivias, où était la famille de sa femme.
  10. Dans son Adjunta al Parnasso, Cervantes suppose qu’Apollon lui écrit une lettre, dont l’adresse porte :

    « A Miguel de Cervantes Saavedra, en la calle de las Huertas, frontero de las Casas donde solia vivir el principe de Marruecos, en Madrid. » — La date, 22 juillet 1614.

  11. Cf. Vida de Miguel de Cervántes Saavedra, y Análisis del Quixote, par don Vicente de los Rios, et les pièces justificatives, dans le premier volume de l’édition de Don Quichotte publiée par l’Académie de Madrid en 1782. J’ai surtout puisé à cette source qui est excellente.Vida de Miguel de Cervantes, par D. Francisco de Navarrete, publiée par les soins de l’Académie espagnole (Madrid, 1819, in-8). Cette biographie, très-complète et fort bien écrite, résume tous les travaux antérieurs ; l’auteur avait à sa disposition des documents inconnus à ses devanciers : il en a tiré un excellent parti. — Ticknor, Histoire de la littérature espagnole, édition espagnole, publiée, avec le concours de l’auteur, par MM. de Gayangos et de Védia, t. II et IV. — Voir en outre Mesonero Romanos, Escenas Matritenses, à l’article intitulé : la Casa de Cervántes. — Voir aussi la revue El Artista, t. I, p. 205 ; t. II, p. 12, Semanario Pintoresco, 1836, p. 249, et la notice de B. Carlos Aribau dans l’édition de Rivadeneyra. Madrid, 1846.
  12. Teatro histórico-critico de la Eloquencia española por D. Antonio Capmany y de Montpalau. Madrid, 1786–1794, 5 vol. in-8 de l’imprimerie de Sancha, tom. IV, p. 417.
  13. Los versos que siguen hasta el fin de la epístola se hallan en la comedia de Cervántes titulada El Trato de Argel, en boca de Saavedra. Con esto se prueba que es de Cervántes la epístola, y que Saavedra es él.
  14. Ces deux sonnets de Cervantes, écrits pendant sa captivité, figuraient au frontispice d’un ouvrage inédit de Bartolomeo Ruffino, son compagnon d’esclavage, intitulé : « Sopra la desolatione della Goletta e Forte di Tunisi. » Ils sont de l’année 1577.