Le Voyage au Parnasse/Introduction

Traduction par Joseph-Michel Guardia.
Jules Gay (p. xcvii-clxxvi).

INTRODUCTION.

I

On l’a dit, avec juste raison, du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas : les deux pays sont limitrophes, et les esprits qui hantent les hauteurs franchissent par fois la frontière qui les sépare. Il paraît que raser les limites sans les dépasser n’est pas chose facile ; car les médecins d’aliénés, étendant aussi loin que possible l’empire de l’observation, prétendent que le génie est une des formes de la folie, et ils le classent dans le tableau nosographique, parmi ces lésions et altérations pathologiques, assez mal définies d’ailleurs, qu’on appelle des névroses en langage technique.

Quoique ces observateurs soient un peu trop pressés de généraliser des observations superficielles, il y a une portion de vérité dans leur classification. De fait, la folie n’étant en réalité qu’une rupture d’équilibre des facultés supérieures, une interruption passagère ou permanente des rapports qui maintiennent dans une juste proportion et en harmonie stable les fonctions diverses de la vitalité humaine, il est permis et jusqu’à un certain point légitime de considérer, sinon de traiter comme atteints d’aliénation, les cerveaux dont les manifestations vitales ne sont point régulières.

Cette théorie pathologique a beau paraître étrange et à certains égards humiliante ; il est des esprits hautains qui s’en accommodent à merveille, tant ils dédaignent et méprisent la loi et la règle et le sens commun, ainsi nommé, non parce qu’on le croit très-rare, mais parce qu’il sert de balancier à toutes les intelligences qui ne sont pas détraquées. Quand ce balancier s’arrête ou va de travers, le timbre se brouille et l’horloge ne sonne plus l’heure exacte. Or, tout chronomètre mal réglé est en contradiction avec sa propre fin, qui consiste à indiquer précisément les divisions adoptées pour marquer la marche du temps et mesurer la durée.

L’ordre et la mesure règlent aussi les fonctions cérébrales à l’état normal, et les médecins de fous se fondent sur l’absence de ces conditions essentielles pour constater la folie. Si l’absence est complète, on a affaire à une aliénation générale ; si elle est incomplète, à une aliénation partielle. Il y a des degrés en tout, et même dans la déraison. Aussi la déraison, tant qu’elle n’a pas atteint la limite extrême ou la démence, peut-elle présenter les apparences de la raison : il est des spécialistes qui admettent ce qu’ils appellent la folie lucide, ou, mieux, la manie raisonnante.

La métaphore est transparente, et il serait superflu de prolonger la comparaison. Remarquons seulement que parmi les intelligences qui méditent et produisent, les médecins de fous trouvent aisément des exemples pour justifier leurs théories sur l’aliénation reconnaissant pour cause le génie. Ces hardis théoriciens finiront par nous mettre sur la voie de l’interprétation véritable du fameux passage de Pline : Morbus est per sapientiam mori. À dire vrai, on ne meurt point de cet étrange mal ; mais ce mal est incurable. Ainsi de la plupart des névroses.

Pour revenir au point de départ, qui ne connaît ou n’a connu dans le monde des lettres quelqu’un de ces raisonneurs maniaques, fatalement rivés à la logique de l’absurde ? Qui n’a pas présents à la mémoire les exemples et les tentatives de ces novateurs proclamant les droits littéraires du désordre, les priviléges du laid et du faux, prêchant la libre production intellectuelle et les franchises absolues de l’esprit comme les philanthropes et les économistes prêchent les libertés civiles et politiques, ou le libre échange ? Mais qu’est-il besoin d’invoquer les souvenirs ? Le présent nous dispense de recourir au passé, et il n’est que trop facile de suivre aujourd’hui les progrès de cette manie chronique qui touche déjà aux confins extrêmes de la démence. Après les exemples, voici le dogme et toute une poétique extravagante, et un nouveau code littéraire à l’usage de ceux qui en ont assez de la tradition et des autorités dont la puissance repose sur la base inébranlable du bon sens.

Le génie gaulois est si mesquin, et l’esprit français si superficiel ! C’est en Germanie qu’il faut chercher des règles de goût et en Angleterre des modèles. Cette pauvre critique littéraire languissait en France, elle se mourait ; mais la réforme lui infuse un sang plus vital et la voilà en pleine renaissance.

Les théories profondément creuses des docteurs allemands se déroulent pesamment en d’énormes volumes, en de longues dissertations où brille avec le pédantisme professoral la faculté maîtresse d’ennuyer et d’endormir le lecteur. On associe tant bien que mal Hegel et Spinoza ; on applique l’algèbre à la littérature, et par des procédés géométriques et très-puérils au fond, on prétend illuminer l’obscur domaine de la philosophie de l’histoire.

Une sibylle nous annonce solennellement qu’il faut à toute force expliquer, comprendre Goethe, et allumer notre flambeau à ce grand luminaire. Hors de là, point de salut ; le monde est condamné aux ténèbres. C’est en interprétant le panthéisme ou le naturisme inintelligible de Goethe et les impénétrables allégories de Dante, c’est en associant ces deux noms qu’on prétend nous éclairer et nous ouvrir de vastes horizons.

Ces prophètes de l’avenir veulent tout changer : la société, la littérature, la religion. Et en attendant que tout cela se transforme et se renouvelle, ils parlent une langue qui montre combien leur esprit est troublé et malade. Le vrai sens des mots s’altère, il se perd ; les néologismes inutiles abondent, les locutions vicieuses passent de la conversation dans les livres, et le galimatias fleuri ou melliflu remplace le style net et concis, clair et ferme, que nos beaux esprits affectent de mépriser.

Nous avons une espèce de théologie mondaine qui a nom la science ou la philosophie religieuse et qui s’affirme en d’épais volumes, bourrés d’érudition mal acquise et encore plus mal employée, ou en de fades et langoureux romans à l’usage des oisifs et des ignorants, et des partisans d’un mysticisme mêlé de couardise et d’incrédulité. Car il ne faut point se faire illusion sur cette espèce de renaissance du sentiment religieux qu’on nous représente comme la promesse infaillible d’une réformation radicale et définitive.

D’où sortent les docteurs de ce dogme mal défini et les nouveaux évangélistes ? Du séminaire et du consistoire, ou encore de ces classes de rhétorique et de logique où l’on enseigne des riens ingénieux. Ce sont des philosophes ou des théologiens manqués, qui ont usé leur cerveau à méditer sur des questions creuses, et leur conscience à interroger un moi hypothétique sur des droits et des devoirs imaginaires. Arrachés à leurs élucubrations scolastiques par l’ambition ou par la curiosité, ou par un concours fortuit de circonstances qu’on appelait jadis le hasard, et qu’on nomme aujourd’hui plus doctement la force des choses, roulés dans le tourbillon et entraînés dans le courant du siècle, ces songe-creux, cherchant par instinct ou par nécessité le positif et le solide, et dissimulant leur infériorité réelle sous de fallacieuses apparences, ont imaginé d’utiliser une préparation intellectuelle qui n’est applicable à rien de consistant ; et dans leur orgueilleuse impuissance, ils ont pris ou cru prendre possession d’un double domaine : le jugement et la conscience.

On tient l’homme tout entier quand on est maître de ces deux provinces, à la condition pourtant de posséder la science, c’est-à-dire la connaissance de la réalité et des lois qui la gouvernent, car hors de là tout le reste est vanité.

Nos novateurs le savent très-bien, et pour masquer leur incurable faiblesse et mieux abuser ce public imbécile qui se laisse prendre à l’amorce, ils s’enfarinent de science, inventent au besoin une science idéale, et s’il le faut, ils se résignent à tendre la main aux disciples fanatiques et bornés de ce maître fou qui prétendait régenter le monde avec son système théocratique de philosophie positive.

Tels sont, en peu de mots, les apôtres de l’ère nouvelle, les réformateurs encyclopédiques, les rénovateurs de la critique et de l’histoire, les charlatans qui nous vendent la sagesse, qui font argent de leur sottise et de l’ineptie de leurs dupes. Ces révélateurs se font payer cher, très-cher, et c’est par là vraiment qu’ils vivent de la vie réelle et positive, malgré leurs spéculations sublimes, leurs rêveries mystiques et apocalyptiques, et leurs méditations suivies sur l’infini et le divin.

Ils sont, dit-on, un des signes du temps. Sans doute, ils ont leur raison d’être, puisqu’ils se produisent, s’affirment et s’étalent, sans contradicteurs sérieux, car il faut compter pour rien les sots ou les hypocrites qui protestent au nom et dans l’intérêt d’une coterie, d’une confrérie, du couvent ou de l’église. La raison et la vérité désavouent ces défenseurs dont le moindre défaut est de manquer de sincérité ou de pénétration.

Quel est donc l’élément vital qui soutient ces novateurs de toute espèce, théologiens, métaphysiciens et critiques, pour ne rien dire des autres ? La conscience même de leur impuissance qui les a rendus habiles à simuler des qualités absentes et à dissimuler des défauts ou des vices de nature. Ceci n’est point un paradoxe. Prenez leurs livres, examinez-les, sondez-en le fond et la pensée intime, et vous verrez qu’en histoire, en religion, en philosophie, en critique, chacun a patiemment élaboré un système à son image, taillé dans sa propre étoffe, fait exprès pour glorifier ses qualités réelles, ses défauts et ses faiblesses ; car le plus sûr moyen de dissimuler ses imperfections, c’est de les glorifier.

La masse, toujours crédule et prompte à l’erreur, se laisse prendre à ce leurre ; mais non ceux qui percent le masque et voient le dessous des cartes. À regarder de près le jeu des comédiens, le spectacle est peu intéressant et ressemble assez à une parade de saltimbanques ou à une grossière mascarade. L’observateur le plus curieux se retire bientôt las et dégoûté. Ces héros de théâtre ne sont vêtus que d’oripeaux et parés de clinquant. Il n’y a rien sous leurs mots sonores, rien sous leurs grandes phrases creuses, si ce n’est un immense orgueil et une insatiable vanité.

Voici une nouvelle Apocalypse, qui le dispute en obscurité aux énigmes du solitaire de Pathmos. C’est une poétique à l’égyptienne ou à la barbare qui s’ouvre par une avenue de sphinx. Ce sont, en langage hiératique ou hiéroglyphique, les génies colosses ou géants (ces grands mots sont bien ici à leur place) qui règnent en maîtres et dominateurs sur les intelligences les plus hautes : Dante y est avec Homère, Shakespeare avec Eschyle, Rabelais aussi avec Isaïe et Ézéchiel, le curé de Meudon entre deux prophètes.

Molière n’a pas été admis dans ce congrès de souverains, quoiqu’il ait fait don Juan. Mais pour consoler Rabelais apparemment, on a fait entrer Cervantes qui l’empêchera de rester isolé et ennuyé en si brillante compagnie. Au fond de l’avenue s’ouvre le temple (ce n’est pas le temple du goût) où l’hiérophante explique les mystères aux initiés et prononce des oracles en attendant l’apothéose. Il y a des fidèles illuminés qui prêtent une oreille attentive aux révélations du grand prêtre, et qui contemplent, émerveillés, les ténèbres de l’antre, sillonnées par de rares éclairs.

Respectons la foi des croyants, et restons en plein air et en pleine lumière dans cette avenue thébaïque et olympienne où se dressent les statues des grands dieux. Que font là Rabelais et Cervantes au milieu de tous ces poëtes lyriques, épiques et dramatiques ? Assurément ils tiennent leur rang partout, et ce n’est point leur entourage qui pourrait les faire monter ou descendre. S’il y avait un panthéon pour les esprits supérieurs, ils auraient le droit d’entrer des premiers et de s’asseoir aux places d’honneur. Mais leur prééminence étant hors de cause, il s’agit de savoir pourquoi ils ont été admis, tandis qu’on a exclu Molière qui est de la même famille ! La question n’est pas oiseuse, puisqu’on prétend renverser l’ordre reçu et refaire une tradition littéraire en même temps qu’une poétique. La classification importe peu ; car il est bien difficile d’assigner des rangs aux hommes qui sortent de pair par leur intelligence, et il n’y a point de classification qui ne soit artificielle et imaginée pour les besoins d’un système. Il suffit de s’enquérir des motifs qui ont déterminé l’admission et l’exclusion.

Ces motifs sont connus : on admet des génies supérieurs et des génies de second ordre. Les premiers sont complets : outre les facultés dont l’ensemble harmonique constitue un esprit d’élite, ils ont encore le sentiment, le goût et la conception du laid, du faux et de l’absurde. Ce triple élément peut se résumer en un mot : Monstruosité. C’est la contre-partie de l’esthétique vulgaire, qui se résume aussi en une triple formule : le vrai, le beau et le bien, laquelle représente l’idéal des poëtes et des artistes, et répond à l’idée de parfaite harmonie, d’ordre absolu, de suprême perfection.

Il y a donc un double idéal et une double esthétique, ou mieux, il n’y a qu’une esthétique vraiment digne de ce nom, celle qui embrasse les deux formules et les deux extrêmes. En d’autres termes, le grand art, la grande poésie (c’est aujourd’hui la mode d’accoler les adjectifs aux substantifs qui en ont le moins besoin : la grande invention, la grande curiosité, etc.) équivalent à une synthèse résultant de deux antithèses. C’est, à quelque différence près, le système de Hégel, la formule et le langage de ce profond penseur. Puissante conception, transportée de la psychologie dans la poésie ! Le reste se devine.

S’il ne possède qu’un des deux éléments de cette singulière esthétique, le génie est incomplet ; il ne vole, pour ainsi dire, que d’une aile. Comment s’élèverait-il à ce point culminant de la synthèse, s’il n’est lancé et relancé par l’antithèse ? Un cerveau de vrai poëte doit être animé des deux électricités, positive et négative ; mises en contact, elles feront jaillir la foudre et retentir le tonnerre. L’inspiration, l’enthousiasme poétique, c’est comme « une tempête sous un crâne. » Voulez-vous une belle tempête, un cataclysme complet, déchaînez tous les éléments, et mettez en contact le double pôle antithétique. La théorie est démontrable comme en physique.

Telle est en substance la nouvelle esthétique du grand art et de la poésie : l’avenue des sphinx achève la démonstration.

La théorie de l’antithèse est rigoureuse ; elle laisse hors de l’enceinte sacrée nombre de dieux qu’ont vénérés les siècles et qu’on s’étonne de ne pas voir parmi les élus. Et pourquoi Molière se plaindrait-il de son exclusion ? N’a-t-on pas vu dernièrement un critique de profession, bon juge d’ordinaire et d’un discernement très-fin, reléguer Lucrèce au second rang des poëtes ? Certes, Lucrèce et Molière, qui ont des affinités de génie et quelques points de ressemblance, peuvent se donner la main et marcher ensemble. Il est toutefois regrettable qu’un esprit judicieux consacre en quelque sorte, par un jugement non motivé, cette distribution solennelle et ridicule de rangs et de places, par un auteur qui fait une poétique extravagante, en vue de justifier les défauts et les monstruosités qui déparent ses ouvrages.

On sait ce que valent les théories et les systèmes imaginés à mauvaise fin. Ils ne valent pas mieux que les constitutions et les lois que l’on pourrait promulguer pour autoriser des abus de pouvoir ou des mœurs dépravées. Il en est de ces faux principes comme de la bifurcation de la morale.

Ce rapprochement est bien naturel : le sens moral et le sens commun sont étroitement unis ; la corruption du goût contribue puissamment au triomphe des sophistes. Un penseur original de notre temps l’a démontré par une suite d’exemples sans réplique, dans un essai de critique intitulé : De l’influence de l’élément féminin sur la littérature contemporaine. Remontant à la source de ce courant impur qui infecte la littérature depuis J. J. Rousseau, il a brutalement mis a nu l’incurable faiblesse et l’impuissance absolue de ces prétendus novateurs, qui se donnent pour les représentants du progrès et de l’avenir. L’avertissement ne les a pas rendus plus sages ; et, en attendant une correction exemplaire de la même main, ils édictent des lois et les codifient.

Quoiqu’il soit malaisé de concevoir que la déraison ait un code et invoque des principes, on peut admettre, à la rigueur, une pareille inconséquence : les faiseurs de systèmes dans tous les genres usent largement de cette logique, si bien nommée de l’absurde. Les anciens avaient très-bien distingué une fausse science, qu’ils nommaient sophistique. À force de subtilités, les sophistes dénaturaient le vrai, rendaient le faux vraisemblable, et abusaient ingénieusement les ignorants et les simples ; encore restaient-ils dans le domaine de l’abstraction et de la spéculation pure, et se bornaient-ils à philosopher de travers. Faisant ouvertement profession de charlatanisme, ils n’imitaient point dans leurs leçons le langage mystérieux des devins et des sibylles, et n’avaient garde de prêcher des doctrines contraires à cette religion littéraire qui était l’orthodoxie pour tous les Grecs.

Les sophistes et les rhéteurs respectèrent toujours les créations souveraines de l’art et de la poésie, qui étaient non pas des types de convention qu’on admirait par tradition, mais l’expression même de ce sentiment des proportions et des convenances, de ce sens esthétique et de ce goût instinctif et infaillible, que la décadence même ne put éteindre chez cette race privilégiée. C’est ici le lieu de remarquer que, jusque dans les bas siècles de la littérature grecque, le sens critique persista, et que jamais commentateur ou grammairien ne s’avisa d’admirer la beauté de Thersite ou les grâces de Polyphème.

Les Grecs ne comprenaient pas, ne concevaient pas la poésie de la laideur et de la difformité : leurs héros les plus renommés étaient ceux qui, suivant la légende, avaient purgé la terre des brigands et des monstres, c’est-à-dire de ces êtres nuisibles et malfaisants qui troublaient les harmonies de la civilisation et de la nature. Ce peuple, unique par le génie littéraire, avait horreur du monstrueux et du laid :

Graiis ingenium, Graiis dedit ore rotundo
Musa loqui.

Mais à l’antiquité grecque et latine succéda la barbarie qui régna en Occident durant le moyen âge, et dont toute trace n’est pas encore effacée dans les lettres, malgré le formidable mouvement de réaction qui date de la Renaissance. Celle-ci rétablit l’ordre et la discipline dans les conceptions de l’esprit, et, rallumant le flambeau de l’intelligence au foyer du génie grec, elle dissipa les ténèbres d’une période de violence et d’anarchie. Le bienfait fut grand, et il ne sera jamais assez apprécié. Sans la résurrection de l’antique civilisation et de l’ancienne littérature, où en serait aujourd’hui notre monde occidental ? Les barbares seraient peut-être encore les maîtres, et il ne serait probablement pas permis aujourd’hui de protester contre eux au nom de la raison.

La barbarie était le symbole de la force brutale et l’implacable ennemie de toute organisation : dans l’ordre social, elle ne comprenait point l’association de la liberté et de la justice, fondement de toute société civilisée, ni l’accord de l’activité créatrice et de la faculté de coordination qui enfante les belles œuvres, dans l’ordre intellectuel. Certes, la matière, pour emprunter le langage de la philosophie scolastique, ne manquait point au moyen âge ; mais la forme lui manquait absolument. Il faut méditer le précepte du poëte :

Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques.

Il est profond autant que vrai. L’invention est la faculté par excellence, et le génie se reconnaît à l’originalité. Mais la raison est ou doit être en tout la maîtresse, et il faut se garder avant tout de tomber dans l’extravagance, et de tourner le dos à la tradition du sens commun.

Chez les grands artistes, les vrais maîtres et créateurs, ce n’est point l’imagination qui commande. Un homme d’une imagination sans frein s’exalte par degrés jusqu’à l’hallucination : tels les voyants et les prophètes, qu’il est maladroit de proposer comme exemples, même dans une poétique, à moins qu’on ne prétende donner raison aux médecins de fous, qui regardent le génie comme une névrose. Le sujet est immense, et nous ne pouvons que l’effleurer.

Il y a des variétés de génie, comme il y en a d’esprit et de caractère, et le nombre en est grand, puisque le génie est quelque chose d’aussi individuel et personnel que le tempérament. Il est permis néanmoins d’établir des groupes et des classifications, en prenant pour base les analogies et les ressemblances. En ne s’attachant qu’aux traits saillants et aux conditions essentielles, on pourrait, à la rigueur, former deux classes.

La puissance d’invention est le signe propre ou caractéristique du génie. Cette faculté peut dominer et absorber toutes les autres, et se développer même à leur détriment. Dans cette classe rentreraient les poëtes qui fécondent tous les germes, sans s’inquiéter des produits ; dans ces cerveaux féconds et sans cesse en travail, éclosent indistinctement les créations les plus ravissantes, les monstres et les chimères.

D’autres inventent et produisent aussi sans effort ; mais ils ont en eux comme une faculté d’élection, qui règle et dispose l’éclosion des germes. En d’autres termes, une volonté directrice préside à leurs créations, et ils n’engendrent pas, ne conçoivent pas en quelque sorte par mécanique, comme les précédents, qui obéissent à une impulsion irrésistible. Ceux-ci ne sont pas maîtres de leurs facultés créatrices, et leur génie est pour ainsi dire inconscient. On les appelle enthousiastes et inspirés ; ils devinent et se trompent comme les prophètes, s’élèvent très-haut, tombent très-bas, tantôt plats et tantôt sublimes, prodigieusement inégaux et remarquables surtout par les contrastes.

C’est, je crois, dans cette catégorie de génies imparfaits que doivent être rangés ces poëtes que la nouvelle poétique, pour donner apparemment une idée matérielle de leur immensité et de leur grandeur, appelle hardiment des hommes-océans et des hommes-montagnes. Ces génies incomplets ne possèdent guère les trois facultés qui concourent chez ceux de l’autre classe : la puissance de coordination, l’esprit de discernement et le sentiment du ridicule.

C’est par là que se distinguent précisément les grands auteurs comiques, ceux qui ont le don si rare d’exciter le rire, sans être jamais ridicules. Habiles à saisir les contrastes et à les mettre en relief, ils ordonnent leurs inventions avec cet art infini qui est le fruit d’une profonde sagesse, et, jusque dans la fiction, ils respectent cet instinct essentiellement humain, qui nous pousse tous à la recherche du vrai. Si haut que l’imagination les emporte, ils restent dans la vraisemblance ; car l’idéal n’est pour eux qu’une forme ou une image du réel, et ils se tiennent constamment dans le domaine de l’humanité. Ils n’affectent ni la subtilité des métaphysiciens, ni la gravité des moralistes ; et cependant ils possèdent à fond l’humaine nature, et sont incomparables dans la connaissance des mœurs et des passions. Ils enseignent sans dogmatiser, ils démontrent sans raisonner, ils sont naturels et familiers jusqu’à paraître vulgaires et prosaïques à ceux qui se font une fausse idée de l’art et de la poésie.

Rabelais, Cervantes, Molière, sont à coup sûr de tous les modernes inventeurs ceux qui ont mis le plus de sagesse dans leurs inventions. Lequel des trois l’emporte par la force de l’imagination et par la sobriété du jugement ? C’est un problème dont la solution importe peu : c’est assez de savoir que ces trois grands maîtres sont de la même famille. Montaigne en serait aussi, si l’observation et la réflexion n’avaient absorbé chez lui toute faculté inventive. Quant à la Fontaine, qui oserait l’en exclure, à moins de fermer la porte à Voltaire, c’est-à-dire à la raison, au bon sens, à la critique incarnée ?

Le lyrisme n’est qu’un élément de la poésie, un élément primitif. Les poëtes lyriques et élégiagies, les plus remarquables par l’originalité de conception et la vérité des sentiments, sont bornés et restreints dans leur étroit domaine, étroit, en effet, si on le compare à celui de la poésie épique et dramatique. De l’épopée au drame, il n’y a qu’un pas, de même que du drame au roman, qui est la véritable poésie épique des peuples modernes.

Que le lecteur médite là-dessus, et il se convaincra que les genres vraiment féconds en littérature sont ceux qui se développent et se transforment à travers les âges, en s’accommodant aux nécessités du temps. Ni la poésie lyrique, ni la poésie élégiaque ne se transforment sensiblement, et leur nature même les oblige à l’immutabilité. Les faiseurs d’odes et d’élégies sont semblables à une lyre qui résonne ; ils font écho, et ne donnent pas le ton. Cette poésie est passive, quoi qu’en disent les inspirés.

Certes, ni les odes ni les élégies n’ont fait défaut en ce siècle. Mais toutes les lamentations et méditations, toutes les antiennes pindariques ou antipindariques ne valent pas ensemble, pour la signification et pour l’influence, une de ces chansons légères que forgeait laborieusement le génie sobre et tout gaulois de Béranger, qui était, lui aussi, dans sa mesure, un membre de cette famille de poëtes prosateurs, dont l’inspiration se tempère et se règle par le bon sens.

Cervantes, parlant comme un moderne et prévoyant les destinées de la poésie, remarque non sans à-propos qu’un poëme épique se peut écrire indifféremment en vers ou en prose ; et c’est en traitant du roman qu’il fait cette remarque[1]. Toutes les variétés de la poésie peuvent trouver place dans ce genre, de même que toutes les variétés de l’éloquence, suivant lui, et il s’étonne que les auteurs des romans de chevalerie n’aient pas su tirer de l’instrument qui était entre leurs mains tous les sons qu’il pouvait rendre. Aussi, en donnant le coup de grâce à cette littérature détestable, qui corrompait à la fois le goût, l’esprit et les mœurs, il ne se borna point à écrire une agréable satire ou un poëme burlesque, comme celui de l’Arioste.

Don Quichotte, qui est l’histoire de la folie et le livre de la sagesse, embrasse en effet tous les genres et forme une espèce d’encyclopédie littéraire. Dans cette ample comédie à cent actes divers, le ton et la manière varient avec les scènes, et tous les éléments divers concourent à former un ensemble harmonique. La multiplicité des événements et le nombre des personnages contribuent à renforcer la prodigieuse unité de l’œuvre. Le concert est admirable, parce que l’auteur, soit qu’il raconte, soit qu’il représente les événements, reste toujours dans le ton et dans la mesure. Dans le récit comme dans le drame, il garde les proportions, et son imagination ne l’emporte jamais hors des limites du possible ou du vraisemblable. L’exécution est comme la conception ; et plus on étudie ce magnifique poëme, plus on s’étonne de la légèreté ou de l’ineptie de ces commentateurs qui prétendent, on ne sait sur quel fondement, que le Don Quichotte est une œuvre spontanée, irréfléchie, pour ainsi dire, échappée au génie de Cervantes, et dont ce rare esprit n’aurait pas eu conscience.

Voilà à quels jugements téméraires s’exposent les interprètes ridiculement exacts, qui dressent des cartes géographiques et imaginent tout un système de chronologie, afin que le lecteur puisse suivre sans erreur les pérégrinations du dernier des chevaliers errants. C’est cette manière de commenter pauvrement et sans intelligence le texte immortel de Cervantes qui a inspiré à un esprit ingénieux et paradoxal, je le crains un peu, l’idée d’élaborer un commentaire philosophique de tous les écrits du grand romancier.

Don Nicolas Diaz de Benjumea a donné en un petit volume, publié à Londres en 1861, les prémices de son commentaire, sous un titre qui prouve combien l’allégorie a d’attraits pour son esprit pénétrant. Selon nous, on s’est trop pressé en Espagne de réfuter le système d’interprétation du nouveau commentateur. Il est de beaucoup le plus spirituel et le mieux informé des interprètes de Cervantes, et les révélations qu’il promet seront tout à fait neuves et très-curieuses, pour peu qu’elles ressemblent aux confidences que nous avons lues avec un plaisir très-vif, en regrettant seulement que les tendances du nouveau commentateur l’aient emporté bien au delà du but. Il est évident pour nous qu’il l’a dépassé, en abordant les écrits de Cervantes comme une espèce d’Apocalypse dont lui seul aurait la clef. Non qu’il n’y ait dans ces écrits beaucoup de vérités voilées et même des mystères et des obscurités ; mais il ne faut pas, sous prétexte d’une lumière pour nous conduire, nous donner un feu d’artifice qui nous éblouit sans nous éclairer.

Chercher dans la méditation et l’étude comparée des œuvres de Cervantes des indications propres à mieux expliquer sa vie et son génie, c’est déjà bien assez ; car il est à craindre qu’une interprétation qui se propose de trouver la réalité, la vérité, sous la fiction et à travers les caprices de la fantaisie, n’aboutisse à l’erreur. Mais prétendre découvrir une doctrine ésotérique et secrète, tout un système philosophique, social et politique dans les écrits de Cervantes, et un homme jusqu’ici à peu près inconnu sous l’écrivain, c’est une entreprise téméraire, pour ne pas dire insensée.

M. Diaz Benjumea aura beau déployer son savoir spécial et étaler habilement tous les trésors de son érudition ingénieuse ; s’il persiste dans son système, les résultats de ses investigations ne sembleront pas plus acceptables que les merveilleux récits de don Quichotte, racontant les choses fabuleuses qu’il avait cru voir de ses propres yeux dans la fameuse caverne de Montesinos. Quand on s’engage dans un système d’interprétation allégorique, on a déjà beaucoup à faire pour se tenir en garde contre les illusions de l’esprit, et il ne faut pas s’exposer aux hallucinations. L’imagination n’est point de trop chez un commentateur, pourvu que le jugement soit le maître ; et il en faut un très-ferme pour élaborer un commentaire critique.

Mais c’est moins de la critique, paraît-il, que M. Benjumea est préoccupé, que de la philosophie ; car il annonce des Commentaires philosophiques, partageant apparemment ou connaissant la faiblesse de ses compatriotes les savants espagnols pour les grands mots sonores et creux que le charlatanisme tudesque a mis à la mode en notre siècle hypercritique.

Pour moi, je voudrais un peu moins de profondeur et un peu plus de raison dans un interprète de Cervantes, le plus sensé peut-être des grands inventeurs modernes. Permis à un commentateur de Dante de descendre jusqu’aux limbes et de se plonger dans les ténèbres de l’abîme ; la Divine comédie n’étant en somme ni plus claire ni plus intelligible que le Faust, du moins pour les intelligences non illuminées. Mais pour comprendre, admirer et aimer Cervantes, l’instruction nécessaire et le bon sens suffisent, sans initiation préalable ; et un commentateur qui nous promet des révélations inattendues, est mal venu à nous le représenter comme un homme ami de la vérité sans doute et tout dévoué à son service, mais s’appliquant avec beaucoup de soin à la cacher sous un épais tissu d’énigmes.

Non, Cervantes n’était point un génie énigmatique, et s’il n’a parlé souvent qu’à demi mot, c’est qu’il se fiait à la sagacité du lecteur, ou qu’il obéissait à ce sentiment de réserve qui, sous l’empire redouté du Saint-Office, est devenu en Espagne un des traits saillants du caractère national. Une seule fois la griffe de l’Inquisition a effleuré ses écrits, et bien légèrement, il faut le dire. Dans la deuxième partie de don Quichotte, au chapitre xxxvi, la duchesse, reprochant à Sancho Pança sa lenteur à faire la pénitence qui devait achever le désenchantement de Dulcinée, lui dit sentencieusement : « Remarquez, Sancho, que les œuvres de charité qu’on accomplit mollement et avec tiédeur, sont sans valeur et dépourvues de mérite. » Y advierta Sancho que las obras de caridad que se hacen tibia y flojamente no tienen mérito, ni valen nada. La proposition, si raisonnable d’ailleurs, pouvait paraître malsonnante aux inquisiteurs, et dans leur système de répression, ils furent logiques en la biffant.

Si Cervantes eût été sous la haute surveillance de l’Inquisition, ainsi que l’insinue le nouveau commentateur, il y a grande apparence que la censure théologique aurait condamné beaucoup d’autres passages de ses écrits. Il est probable que Cervantes fut de son vivant l’objet d’une de ces persécutions sourdes, telles que savent les organiser la haine et l’envie ; et il n’est pas permis aujourd’hui de mettre en doute la malveillance active de Blanco de Paz et du P. Aliaga, tous les deux de l’ordre de Saint-Dominique, ennemis implacables et dangereux. M. Benjumea, pièces en main, a démontré jusqu’à l’évidence l’animosité du premier. Mais en ajoutant à des données irrécusables des conjectures qui tendent visiblement à fortifier son système, il a bâti un roman ; et tout entier aux intrigues de cet aventurier dont la haine avait éclaté à Alger, durant la captivité de Cervantes, il laisse dans l’ombre le P. Aliaga, favori du duc de Lerme, confesseur de Philippe III, inquisiteur général, et auteur supposé de cette misérable continuation de don Quichotte, qui parut sous le pseudonyme du licencié Alonso Fernandez de Avellaneda, natif de Tordesillas.

M. Benjumea se met en contradiction avec les critiques espagnols les plus autorisés, en attribuant cette méchante production à Blanco de Paz ; car on s’accorde généralement à en faire honneur au P. Luis de Aliaga. On sait maintenant, par des témoignages contemporains, et particulièrement par une pièce satirique et burlesque de Tinfortuné comte de Villamediana, que le confesseur de Philippe III était connu à la cour sous le sobriquet de Sancho Panza :

Sancho Panza, el confesor
Del ya difunto monarca
, etc.,[2].

Si M. Benjumea ne démontre pas l’identité de Blanco de Paz et du père Aliaga, — démonstration qui paraît impossible, — son échafaudage d’hypothèses et de conjectures sera ruiné par la base.

Il y a beaucoup à faire, nous le reconnaissons volontiers, pour dissiper les ténèbres qui obscurcissent certaines circonstances, voire des périodes de la vie de Cervantes ; et certainement des investigations bien conduites pourront éclairer plus vivement cette vie à moitié dans l’ombre. Mais en cherchant l’homme sous l’écrivain, autrement, en extrayant les pièces justificatives de la biographie de Cervantes de ses propres écrits, on risque fort de se fourvoyer dans un inextricable labyrinthe, et de se donner beaucoup de peine pour ne composer qu’un roman.

Que le commentateur fournisse au biographe des renseignements et des lumières, rien de mieux ; mais qu’on ne nous donne point, de grâce, un Cervantes de fantaisie, qu’on ne nous représente pas l’immortel écrivain comme un réformateur hardi et un philosophe trop avancé pour son temps, et surtout qu’on ne s’avise pas d’affirmer sans preuves démonstratives, que ses infortunes ne furent que le châtiment et comme l’expiation de son mérite transcendant et de ses opinions prématurées. De conjecture en conjecture, l’imagination aidant et l’amour des théories, on arrive à construire un système, mais ce système n’est souvent fondé que sur l’invraisemblable et l’absurde.

Ainsi, M. Benjumea, qui n’a point encore mis le couronnement à son édifice, mais qui a tout son plan dans la tête, a émis cet insoutenable paradoxe, que Cervantes, tout en faisant la satire des romans chevaleresques, était un admirateur passionné de la chevalerie. Est-ce bien la peine d’amasser tant de savoir et de faire une si prodigieuse dépense de temps et d’esprit, pour aboutir finalement à de pareilles conclusions ? Le nouveau commentateur voudrait-il justifier les théories de ces illuminés qui font à Cervantes le triste honneur de lui accorder un piédestal dans ce qu’ils appellent fastueusement leur avenue de sphinx ?

Comme il y a des commentateurs maniaques et désireux de se singulariser par des interprétations extravagantes, les conclusions du commentaire qu’on nous promet pourraient bien être conformes aux principes de cette singulière poétique dont nous avons signalé les prétentions. Heureusement, il n’y a point d’interprète, si ingénieux qu’il soit, il n’est point de chef d’école, qui prenant les écrits de Cervantes, tels qu’ils sont, puisse en tirer raisonnablement des exemples et des théories littéraires qui ne s’y trouvent pas, même implicitement contenus[3].

II

Le génie de Cervantes était essentiellement critique : il subordonnait l’invention à l’observation ; il s’inspirait de la réalité, jusque dans ses fictions, et si haut que l’imagination s’emportât, elle ne dominait jamais le jugement. Il écrivit assez tard, et dans le premier de ses ouvrages, qui est inférieur à tous les autres, il apparaît déjà comme un observateur profond et un moraliste enjoué.

La préface de la Galatée est d’un satirique. L’auteur s’y moque, bien doucement, il est vrai, mais déjà avec cette pointe de fine ironie qui se retrouve à toutes les pages de ses écrits, des pédants et des puristes ; et avec le ton modeste d’un débutant, tout en protestant de son amour pour la poésie, il signale le vide de ces pastorales dont la manie avait succédé en Espagne à celle des romans de chevalerie. Il déclare en termes exprès que ses personnages ne sont point imaginaires, qu’il a eu en mettant son ouvrage au jour un mobile bien plus élevé que la satisfaction de son amour-propre et qu’il n’a pas hésité à franchir les limites étroites d’un genre littéraire qu’il se proposait évidemment d’agrandir, en mêlant les réflexions de la sagesse aux histoires et aux propos d’amour. Quant à l’invention et à l’exécution, il sait bien qu’on y trouvera aisément à reprendre ; mais son dessein étant de plaire aux gens de goût, si l’ouvrage ne les satisfait point, l’auteur promet de les contenter en leur annonçant des œuvres plus agréables et d’un art plus fini, otras ofrece para adelante de mas gusto y de mayor artificio.

C’était en 1584, qu’il faisait ces promesses au public, à l’âge de trente-sept ans. Évidemment, il connaissait sa vocation, dès cette époque, et entrevoyait le but ; mais il cherchait encore sa voie. Ce ne fut que plus de vingt ans après qu’il s’engagea dans le vrai chemin. La première partie de don Quichotte parut en 1605, et Cervantes n’avait rien publié depuis sa Galatée. La popularité lui vint aussitôt, c’est-à-dire cette célébrité universelle qui ne s’obtenait guère dans les lettres, qu’en travaillant assidûment pour le théâtre. Mais le théâtre était alors sous la domination de Lope de Vega et les plus renommés dramaturges gravitaient comme de simples satellites autour de cet astre éclatant.

On s’est étonné de la persistance que mit Cervantes à cultiver le genre dramatique, qui n’était pas réellement le sien. Mais il ne faut point exagérer cette obstination un peu imaginaire. Il convient de rappeler, à ce propos, que Cervantes fut au nombre des rénovateurs du théâtre espagnol, et qu’il doit compter parmi les représentants de cette période de transition qui préparèrent le chemin à Lope de Vega. De ses comédies de jeunesse, deux seulement ont survécu, el Trato de Argel et la Numancia, et elles sont assez remarquables, la seconde surtout, pour faire regretter que les autres soient perdues, notamment la Confusa dont il parle lui-même comme de son œuvre maîtresse.

Avant de conquérir la popularité par le don Quichotte, Cervantes s’était fait connaître comme auteur dramatique, et il ne pouvait pas désavouer les origines de sa réputation. Il se retira à temps du théâtre, et ne tenta point de lutter à forces inégales contre celui qu’il en a appelé le monarque et presque l’usurpateur.

Il est évident que cette retraite aussi prudente que prématurée ne fut pas sans un certain dépit, qui se trahit en maints passages de ses écrits, et qui éclate dès les premières pages de don Quichotte. La préface de ce roman unique est une satire mordante de la vanité et de la pédanterie de Lope de Vega. Il n’y est pas nommé ; mais il est facile de le reconnaître. Ce fécond dramaturge mettait des manchettes à ses livres, comme on dit en typographie, et il couvrait les marges de citations des auteurs grecs et latins, qu’il ne lisait guère ; il écrivait trop pour trouver le temps de lire des théologiens et des pères de l’Église. C’était un mélange monstrueux et ridicule d’érudition sacrée et profane, que Cervantes dénonçait en riant, comme un abus aussi intolérable que la manie d’entasser des éloges en vers et en prose dans les premières pages d’un nouveau livre.

Aujourd’hui, un auteur qui a besoin d’être recommandé au public, s’en va quêtant des articles, auprès des critiques en réputation ; cette sorte de publicité littéraire n’est pas moins recherchée que celle des annonces et réclames dans les journaux et les recueils périodiques. Mais du moins les auteurs attendent aujourd’hui que leur ouvrage ait paru pour en demander des appréciations. C’est tout au plus si par modestie ou par incertitude, les débutants sollicitent de quelque plume influente l’honneur ou l’aumône d’une préface.

Il n’en allait pas ainsi lorsque la critique, n’osant pas encore s’affirmer comme genre indépendant, n’était point une spécialité dans la profession des lettres. En ce temps-là, les auteurs faméliques ou affamés de popularité, présentaient leur manuscrit aux amis et connaissances, aux complaisants, aux confrères et récoltaient ainsi leur gerbe d’éloges. Le public se laissait prendre à ces certificats, si bien que l’approbation mutuelle entre écrivains était devenue une coutume ayant force de loi. J’ai compté jusqu’à vingt-quatre pièces de vers laudatifs en tête du Voyage amusant (Viage entretenido) d’Augustin de Rojas. Dans un recueil de poésies de Lope de Vega (Rimas, Barcelone, 1604) on en compte vingt-huit. Il faut ajouter que Cervantes lui-même était du nombre de ces vingt-huit panégyristes. C’est Clemencin qui en a fait la remarque dans son savant commentaire ; mais il s’est trompé en cet endroit, en citant inexactement un passage de la préface du faux Avellaneda.

Les dix pièces de vers qui précèdent la première partie de don Quichotte, et que Cervantes attribue à des personnages fabuleux, sont la meilleure satire qu’il pût imaginer de cet usage auquel sacrifiaient ses contemporains les plus célèbres. Il en est de même des éloges burlesques qui la terminent, et que l’auteur met sur le compte des académiciens de l’Argamasilla, ce bourg de la Manche dont il ne voulait pas se rappeler le nom, en commençant l’histoire du valeureux hidalgo. Il n’y a pas une ligne de la préface qui ne fronde les mœurs littéraires de l’époque. La critique perce jusque dans la dédicace.

Que dit-il en adressant son livre au duc de Béjar ? Que les arts et les talents qui méritent la faveur et les sympathies des esprits distingués, sont ceux qui ont assez de fierté pour ne point se ravaler jusqu’à se faire esclaves des caprices du vulgaire, las que por su nobleza no se abaten al servicio y grangerias del vulgo. Et un peu plus loin, bravant, dit-il, les jugements téméraires de ces Aristarques, incapables de se contenir dans leur petit domaine, et toujours prompts à prodiguer la censure et le blâme, par malice autant que par ignorance, il ose lui offrir un ouvrage dépouillé de tous ces ornements d’une érudition élégante qui parent les écrits des savants auteurs, aunque desnudo de aquel precioso ornamento de elegancia y erudition de que suelen andar vestidas las obras que se componen en las casas de los hombres que saben, ose parecer seguramente en el juicio de algunos, que no conteniendose en los limites de su ignorancia, suelen condenar con mas rigor y menos justicia los trabajos agenos.

Que cela est finement et fièrement exprimé ! Quel dédain pour la pédanterie scolastique et académique ! et quelle ironie dans cette phrase qui peint admirablement la manie de ces auteurs ridiculement épris de cette fausse érudition moyennant laquelle on se donne à peu de frais les apparences du savoir ! Et comme cette entrée en matière annonce bien le dessein du romancier !

Que se proposait-il, en effet ? De renverser une tradition littéraire qui datait précisément de cette époque où florissait la chevalerie. Mais il s’agissait moins de rendre ridicule la chevalerie, morte et disparue sans retour, que de mettre en évidence l’action pernicieuse d’une littérature sans racines dans la réalité, inutile puisqu’elle ne représentait rien de vrai, et dangereuse par les chimères et les mensonges qu’elle offrait en pâture à l’ignorance crédule et à l’avide curiosité.

Après l’Arioste, le roman de chevalerie n’avait ni signification ni raison d’être. Le moyen âge enterré, la poésie chevaleresque devait finir, car elle n’offrait aux esprits qu’une image infidèle d’un ordre de choses suranné et aux imaginations, un idéal impossible. Les romans chevaleresques ne faisaient aucun bien et exerçaient une détestable influence : ces fictions invraisemblables entretenaient et développaient ce penchant à la rêverie, cet amour du merveilleux, cette croyance au surnaturel qu’il faut attentivement surveiller et contenir chez les races méridionales ; car ce sont ces dispositions natives non réprimées qui, secondant la paresse intellectuelle, ont précipité les peuples de l’Orient dans les délices de la contemplation passive, c’est-à-dire dans ce narcotisme perfide dont la fin est l’abêtissement.

Deux éléments dominaient en Espagne : la religion et la guerre qui absorbaient les forces vitales et l’âme de la nation. Il n’y avait à la rigueur que deux grandes carrières : les armes et l’Église. Celle-ci avait aussi sa milice, prêtres et religieux de tous les ordres, et ce terrible tribunal de la foi qui fonctionnait comme un conseil de guerre en permanence. La nationalité de l’Espagne n’étant que le résultat d’une guerre d’environ huit siècles contre l’infidèle, au nom de la religion et de la patrie, le sentiment national et le sentiment religieux étaient étroitement et indissolublement unis ; ils finirent par se confondre, et une fois l’indépendance reconquise, l’orthodoxie devint le symbole de l’unité. Les habitants de tous ces anciens royaumes de la Péninsule, qui n’étaient plus que des provinces d’une grande monarchie, s’arrogeaient d’un commun accord le titre de vieux chrétiens, et quoique divisés d’intérêts et de tendances politiques, par ce lien des croyances, ils ne formaient qu’une seule famille. Navarrois, Catalans, Asturiens, Galiciens, Basques, Valenciens, Aragonais, jaloux de leurs franchises, repoussaient ou ne subissaient qu’en frémissant le joug de la Castille ; mais la haine des mécréants, légitimée jusqu’à un certain point par les souvenirs d’une si longue croisade, leur tenait lieu de sympathie. Ils haïssaient tous également Juifs et musulmans, et leur orthodoxie se manifestait par l’intolérance.

Ces persécutions légalement organisées pour la défense de la foi, qui révoltent notre raison, étaient à leurs yeux comme de justes représailles après la victoire. Les descendants des Juifs et des Maures, qui finirent par être exterminés ou expulsés, n’étaient tolérés sur le sol de la patrie reconquise que pour prolonger le triomphe et la vengeance des vainqueurs. Le peuple ne ressentit jamais un mouvement de pitié généreuse pour ces victimes destinées à alimenter son fanatisme. Les vaincus étaient toujours des ennemis. De là cette religion militante et toujours prête à l’extermination ; de là l’autorité sans égale de cette milice religieuse qui formait la grande armée de la foi, casernée dans des milliers de couvents ; de là ce respect mêlé de terreur qu’inspirait cette cour martiale qui condamnait sans appel au déshonneur ou au feu, et dont les fonctions étaient réputées saintes. On disait le Saint-Office, la Sainte-Inquisition, et chacun tremblait à ces noms redoutés, car tout le monde pouvait être justiciable du tribunal de la foi, d’une juridiction autrement étendue que celle de la Santa-Hermandad, expressément instituée par les rois catholiques pour la répression du brigandage.

Sans doute la politique fut pour quelque chose dans l’institution du Saint-Office ; mais il faut reconnaître que l’institution était éminemment nationale et qu’elle se développa et prospéra naturellement comme une plante dont le germe est éclos dans un sol favorable. L’inquisition prit racine en Espagne au moment où se levait sur l’Occident l’aurore de la Renaissance. Aussi pendant que la Renaissance illuminait et réchauffait l’Europe, l’Espagne ne reçut que quelques rayons de chaleur et de lumière, et à demi engourdie elle resta dans le crépuscule. Le seizième siècle écoulé, elle retomba fatalement dans les ténèbres et la torpeur. Les congrégations et corporations religieuses dominaient dans les Universités, et l’esprit de rénovation et de réforme eut à peine le temps de se manifester par quelques tentatives impuissantes. La scolastique menacée par la science, s’affermit sur son trône et reprit toute son autorité sous la protection du Saint-Office, et en même temps que le pouvoir ecclésiastique étendait au loin son domaine et organisait une sorte d’autocratie religieuse, la théologie du moyen âge régnait sans rivale dans les écoles et domptait tous les esprits.

Le génie scientifique qui s’était affirmé avec tant d’éclat en plein treizième siècle, sous le règne d’Alphonse le Sage, le génie scientifique ne fit que se montrer en Espagne au seizième siècle, et il n’a laissé sa trace que dans des travaux très-remarquables de forte érudition. Le génie critique fut promptement étouffé, et l’inquisition mit un frein à la curiosité des linguistes et des investigateurs, en les condamnant à des recherches stériles. Les grammairiens et les humanistes étaient persécutés pour si peu qu’ils fussent enclins à mettre le savoir acquis au service de la raison : il suffit de citer Antonio de Lebrija, le restaurateur des bonnes études en Espagne, sauvé à grand’peine par le tout-puissant cardinal Ximénès, et à la fin du seizième siècle, Francisco Sanchez de las Brozas, le commentateur de Juan de Mena et de Garcilaso, l’auteur de la célèbre méthode latine, si connue des savants sous le titre de Minerva, mort, en quelque sorte sous la griffe de l’inquisition.

Si les grammairiens et les humanistes couraient risque de la vie comme libres penseurs, qu’on juge des dangers auxquels s’exposaient les esprits qui agitaient des problèmes autrement graves que les questions de grammaire et de rhétorique. Aussi n’y a-t-il pas un grand nom parmi cette élite brillante qui fut l’honneur des lettres espagnoles sous Charles-Quint et les trois Philippe, pas un nom célèbre dont la trace ne se retrouve dans les archives du Saint-Office. On était suspect par cela même qu’on était réputé capable de penser. Aussi voit-on, non sans s’indigner, les esprits les plus éminents, forcés de cacher leurs talents, de les dissimuler, de les détourner de la véritable voie. Les mieux doués s’empressaient de démentir leur vocation, et à moins de se condamner à l’inactivité, ils étaient obligés à une sorte d’hypocrisie intellectuelle. Les plus forts mutilaient leur cerveau ou le paralysaient. La raison et le jugement portaient ombrage aux défenseurs de la foi orthodoxe et n’étaient point de mise dans les ouvrages de l’esprit. On ne laissait libre carrière qu’à l’imagination et à la subtilité, si bien que le génie prodigieusement actif et inquiet de la race (animus inquies, avait dit Trogue-Pompée), ne pouvant s’appliquer aux choses réelles, se consumait en efforts stériles et se dépensait en frivolités.

Les théologiens, ces gardiens de la foi, touchaient à l’extrême folie par les excès du mysticisme et à l’immoralité profonde par les raffinements de la casuistique. Intellectuellement parlant, l’Espagne était tenue au régime et il n’était point difficile de prévoir qu’elle périrait d’inanition.

Tel était l’état des esprits du temps de Cervantes. Ce grand homme, né assez tôt pour contempler dans tout son éclat la gloire nationale, suivait des yeux, sur son déclin, l’inévitable décadence de la puissance espagnole, et voyait s’évanouir comme un songe cette fausse grandeur qui n’était qu’apparence et mensonge. Nul ne sentit mieux que lui le vide de cette littérature si pauvre et si stérile malgré sa pompe et son incomparable fécondité. La vaine gloire ne pouvait lui faire illusion. De même que les forces effectives manquaient à cette monarchie qui poursuivait le fantôme d’un nouvel empire romain, de même la substance manquait à ces productions de l’esprit qui se multipliaient sous toutes les formes. L’histoire d’Espagne qui, dans cette brillante période, ressemble à la fois à un horrible cauchemar et à un roman d’aventures, l’histoire ressemblait fort à la littérature nationale. Si les projets des gouvernants étaient irréalisables et insensés, les imaginations des écrivains étaient monstrueuses et en dehors de la réalité. La lecture des livres qui se publiaient alors, menait tout droit à la folie. Don Quichotte avait perdu la raison à force de lire des romans et des poëmes d’une forme agréable et souvent très-belle, mais complètement dépourvus de bon sens et de vraisemblance.

Jamais il n’y eut de critique plus ingénieuse que celle des ouvrages qui composaient la bibliothèque de l’ingénieux hidalgo. À quelques exceptions près, le curé condamne au feu tous ces récits extravagants, toutes ces fades pastorales qui faisaient alors les délices des oisifs et l’envie des beaux esprits. L’exécution est sommaire. On fait grâce seulement à quelques livres qui se sauvent par l’excès du ridicule, et dont les auteurs sont accablés d’éloges ironiques. Parmi les poëmes, trois ou quatre seulement échappent au bûcher, parce qu’ils célèbrent des événements mémorables de l’histoire nationale. Cette exception remarquable n’étonnera point ceux qui savent que le roman de Don Quichotte a été tiré en quelque sorte des entrailles de la nation.

Tout en inventant beaucoup, l’auteur s’est inspiré de la tradition populaire. De là ces légendes nombreuses et ces proverbes qui sont le fonds même de la littérature du peuple, et qui ont contribué, non moins que l’exacte description des lieux et la profonde observation des mœurs et des usages, à faire de Don Quichotte le meilleur livre à consulter pour la connaissance de l’Espagne. Cervantes a fait véritablement une épopée nationale, un poëme en prose qui est à la fois l’Iliade et l’Odyssée des Espagnols. À ce point de vue, il est unique et incomparable ; car aucun de ses prédécesseurs n’avait tenté ce qu’il a réalisé.

L’archiprêtre de Hita avait esquissé un tableau très-ressemblant, mais réduit, des mœurs du quatorzième siècle. Les auteurs de la Célestine agrandirent le cadre et firent le portrait de la société du siècle suivant, L’auteur de Lazarille de Tormès, en plein seizième siècle, entremêla de mordantes satires l’épopée de la misère et de la mendicité, et son inimitable miniature fut le vrai modèle de Guzman d’Alfarache.

Cervantes, venu à temps pour profiter de ces exemples, fit l’histoire complète de la société espagnole, et sous le voile transparent d’une fable ingénieuse, il montra le bon sens national gravement compromis par des guides spirituels qui, perdant de vue la réalité et le positif, le bien et le vrai, s’obstinaient à poursuivre des ombres et des fantômes. S’il est impitoyable pour les livres de chevalerie, il ne se montre pas moins sévère pour les pastorales, qui faisaient concurrence aux romans, et qui n’allaient à rien moins qu’à altérer la vérité des tableaux de la nature et la réalité de la vie des champs. Remarquons que lorsque Don Quichotte, vaincu et humilié, est obligé, par son serment, de renoncer à l’exercice de la chevalerie errante, il conçoit le dessein de se faire berger. Après avoir rêvé une existence impossible, comme chevalier, il songe sérieusement à donner à sa vie le charme illusoire d’une idylle ou d’une églogue, tourmenté qu’il est de cette soif de l’idéal, qui était proprement la maladie du temps, et qui se traduit toujours en aspirations inutiles et impuissantes.

Cervantes sentit le danger. Les romans de chevalerie avaient gâté et corrompu les esprits. Les pastorales, qui présentaient l’amour de la jouissance et de l’oisiveté sous une forme encore plus aimable, pouvaient les énerver et les endormir dans un pernicieux quiétisme. Le roman chevaleresque avait frayé le chemin au mysticisme. Ramon Lull, le vrai chef des mystiques espagnols, avait composé lui-même des récits romanesques avant de terminer par le martyre une vie d’aventures, entièrement consacrée à des entreprises aussi généreuses que folles. Au moment où Iñigo de Loyola fut touché de la grâce, sa tête était remplie de fictions et de visions. Les livres de chevalerie avaient aussi troublé l’imagination de cet homme extraordinaire ; et en renonçant à la carrière des armes, il se fit, comme Ramon Lull, le chevalier de la Vierge. Les hallucinations de sainte Thérèse, qu’on attribue trop légèrement à un état hystérique, reconnaissaient aussi pour cause la lecture de ces détestables livres dont elle avait nourri son imagination dans sa première jeunesse. L’influence de cette lecture est encore visible dans les confessions de cette femme célèbre, pour ne rien dire de ses autres écrits. Les auteurs mystiques n’étaient le plus souvent que des romanciers ; ils poursuivaient l’idéal de la sainteté, l’amour pur, la possession de l’être adoré, et grâce aux rêves d’une imagination exaltée, ils échappaient à la rigoureuse discipline d’un dogme étroit et aride.

Le mal était grand, et quand on remonte à la cause du mal, on doit savoir gré à Cervantes de la rigueur de sa critique impitoyable.

Dans les romans de chevalerie, si pernicieux par leur influence, on trouvait du moins, non pas l’idée claire et nette, mais le sentiment du juste. Dans ceux qui les remplacèrent immédiatement, c’est le faux qui domine et l’absurde ; les choses les meilleures y sont gâtées par le raffinement ; il n’y a dans ces insipides fictions, ni un sentiment vrai, ni une passion franche. Les romans chevaleresques avaient, à ce que l’on croit, pénétré en Espagne par la frontière des Pyrénées. L’Espagne acquitta une dette contractée au moyen âge, en rendant à la France, vers la fin du seizième siècle, des bergers pour des chevaliers. L’épidémie des pastorales, née primitivement en Italie, et prodigieusement accrue par l’imitation espagnole, sévit en France avec une véritable fureur. L’Astrée de d’Urfé donna le signal, et la pastorale allégorique devint bientôt le genre à la mode. L’allégorie pure finit même par absorber la pastorale, et se passa de cette vraisemblance qui pouvait seule soutenir des œuvres où tout était fiction. Bien plus, les bergers furent abandonnés pour des princes, et l’on vit sans étonnement cette innovation étrange, qui consistait à prendre les personnages historiques, voire les héros de la fable et de la mythologie, pour leur donner un rôle dans des intrigues insipides et des aventures amoureuses. L’histoire grecque et l’histoire romaine furent mises en romans. La contagion se répandit sans obstacles. Mlle de Scudéry et ses dignes rivaux, Gomberville, la Calprenède, Desmarets, donnaient le ton aux beaux esprits de la cour et de la ville ; ils avaient des admirateurs sans nombre, et leur réputation était immense. Et l’on viendra nous répéter encore que c’est par le bon sens, la raison, la mesure, que l’esprit français se distingue souverainement.

Il est vrai que les tendances et les mœurs du temps autorisaient ces histoires fictives et allégoriques, qui inauguraient dignement un siècle théâtral, d’une grandeur problématique, mais grand à coup sûr par l’immoralité profonde et l’hypocrisie. Un incurable érotisme était la maladie et l’idéal de cette époque, dont la littérature ne représentait au fond que niaiserie, vice et corruption. Boileau fit justice à sa manière de ces héros de roman, si ridiculement travestis, et de ces auteurs prétentieusement médiocres qui, racontant, d’un style ampoulé des choses invraisemblables, faussaient le sens commun et corrompaient la langue. La langue porte toujours la peine des outrages que l’on fait à la raison.

Ce monde fictif, mais sans prestige, ne disait rien à l’imagination, rien au cœur ; mais il était la fidèle et vivante image de la décadence morale qui fut si longtemps masquée par le servilisme et la flagornerie, sous des oripeaux de théâtre. Rien n’était vrai, dans cette société d’acteurs, toujours en scène, que la perversion des grands et la misère des petits. La littérature se ressent inévitablement de l’état social. Aussi ne faut-il pas chercher le naturel et la vérité dans la littérature du dix-septième siècle ; elle est toute d’apparat, hormis les productions de trois ou quatre écrivains qui, en dépit des circonstances, furent assez forts pour répondre à la vocation de leur génie. Combien ce grand siècle avait besoin de Molière et de la Fontaine ! Vivant au milieu d’une société hypocrite, où tout était de convention, ces deux rares esprits comprirent que les œuvres d’imagination ne sont viables que par la vérité. Il fallait mettre les sentiments à la place des aventures, et des hommes a la place des héros, en peu de mots, revenir au vrai et au réel, hors desquels tout est laid et monstrueux. C’est ce qu’ils firent en maîtres, reprenant fort à propos la tradition rabelaisienne.

Le dix-septième siècle ne comprenait point Rabelais. Remarquez comment ce grand homme est traité par la Bruyère. Et pouvait-il, cet écrivain académique et maniéré, qui passe sa vie à polir un livre et à friser des phrases, goûter et pénétrer à fond cette œuvre colossale qui est proprement la Bible de la Renaissance ? Érasme et les humanistes, Luther et les réformateurs me semblent nains à côté de ce géant. Contemplez ses conceptions, qui vous paraissent bizarres et monstrueuses ; plongez-vous dans ce milieu où il vivait, et qui représentait assez bien le chaos, et soyez attentifs à son rôle. Comme il éclaircit les ténèbres ! comme il débrouille la confusion ! comme il souffle sur ce monde fantasmagorique ! D’une main il chasse les nuages amoncelés, et de l’autre il affermit le sol et l’aplanit, afin que les plus faibles puissent s’y tenir et marcher d’un pas ferme. Aux visions maladives, aux illusions funestes, disons le mot vrai, aux hallucinations de son temps, il oppose la réalité, la matière sous toutes ses formes ; il convie les hommes à un banquet, à une orgie, si l’on veut. Mais nul n’est exclu de ce festin plus qu’homérique, où l’on sent la vie circuler comme le sang dans la chair. Ce Titan remue des montagnes, il les entasse sans effort pour lester ce ballon de l’idéal qui emportait l’humanité dans les espaces.

Certes, un tel homme devait honnir les abstracteurs de quintescence ; aussi n’y a-t-il point dans ses écrits la moindre goutte de cette liqueur narcotique et délétère. Rabelais est pour moi l’incarnation du sens commun dans la réalité des choses. Nul ne s’est avisé de les comparer, lui et Cervantes. Ils se ressemblent pourtant et par bien des points. Cervantes a été, sous plusieurs rapports, le Rabelais de l’Espagne. Réformateur et révolutionnaire à sa manière, il a travaillé de tout son pouvoir à la ruine d’un système caduc et d’une tradition funeste, en se contenant davantage dans le domaine spirituel et purement littéraire. Rabelais touche hardiment à l’organisation sociale et à l’ordre religieux. Cervantes, écrivant un siècle après la réforme, alors que la fermentation soulevée par la Renaissance était depuis longtemps calmée, n’a rien de l’homme d’école et du théologien ; mais armé comme Rabelais pour la polémique, et dominé par le génie de la critique, il déclare en riant une guerre à mort aux corrupteurs de la raison, et compose en se jouant un manuel de philosophie pratique qui est un trésor de joie et de sagesse.

Cervantes apporta le premier dans le roman le talent de la comédie. C’est par là que Don Quichotte reste sans égal dans son genre : la société s’y trouve représentée par des gens de toute classe. C’est une première invasion de la démocratie dans les ouvrages de l’esprit. Ce grand livre est à la portée de toutes les intelligences. De là sa prodigieuse popularité. Cette fable, dont les personnages semblent vivants, tant est grande la vraisemblance du récit, cette fable séduit les esprits les plus incultes, ceux qui ne peuvent comprendre les enseignements cachés sous l’ingénieuse fiction.

Il n’en est pas ainsi de Rabelais ; pour goûter la doctrine absconse de ce docteur incomparable, il faut rompre l’os. Aussi Rabelais ne peut-il se traduire ; tandis que la traduction la plus infidèle ne peut entièrement défigurer Cervantes.

Mais comment expliquer qu’avec une popularité sans pareille dans la littérature moderne, Cervantes ait eu si peu d’influence de son vivant ? Ses infortunes, sa vie besogneuse, son indigence, sa réputation bien petite, si l’on a égard à son génie et si on le compare à ses contemporains les plus célèbres, ce guignon qui le saisit dès sa jeunesse et ne le lâche qu’après sa mort, faut-il l’attribuer à un concours fortuit de circonstances défavorables ou à quelque mauvaise étoile ?

Pour ce qui est de sa mauvaise fortune, Cervantes lui-même reconnaît volontiers qu’elle est le fruit de son imprévoyance. Ce rare esprit n’était point doué de ce qu’on appelle vulgairement le sens pratique, et il avoue qu’il ne savait point saisir l’occasion aux cheveux. Mais cet aveu n’est pas une explication suffisante, et il y a une autre cause qui explique mieux comment un homme d’une si haute intelligence et d’un si beau caractère, vécut constamment dans la misère et même un peu dans l’ombre.

Cervantes avait déclaré la guerre aux trois genres qui étaient alors le plus en vogue : le roman, la pastorale et la comédie. Avoir ruiné les romans de chevalerie, c’était assurément un grand résultat ; et l’auteur de Don Quichotte s’applaudissait justement d’un tel succès. La pastorale, genre faux, tomba naturellement dès l’apparition de ces récits courts et vifs dont Cervantes lui-même a laissé des modèles achevés dans ses inimitables nouvelles. Mais le faux et l’absurde ne pouvant plus s’étaler dans les ouvrages d’imagination, destinés à la lecture, s’étaient réfugiés au théâtre, et le théâtre était une citadelle inexpugnable. Le peuple y régnait en maître. C’était là son forum et son agora, et il s’agissait avant tout, pour les dramaturges, de plaire à cette foule avide d’émotions et de spectacles extraordinaires. Le vulgaire trouvait satisfaction : les directeurs s’entendaient à merveille avec les auteurs pour donner au public des représentations impossibles. Les inventions les plus goûtées étaient celles qui s’écartaient le plus de la réalité. Quant à la vraisemblance, on ne s’en préoccupait pas le moins du monde, et lorsqu’un dramaturge taillait une pièce dans un sujet historique, son premier soin était de travestir l’histoire et de fausser la tradition. Aussi, dans ce théâtre, que les critiques de l’Allemagne proclament éminemment national, il n’y avait de réellement national que la barbarie de la conception, de l’exécution et de la mise en scène, et le mépris et l’ignorance de toute règle.

Nous avons la poétique du genre, telle que l’a écrite Lope de Vega, pour justifier sa méthode dramatique. Le fécond dramaturge déclare en substance qu’il connaît les règles de l’art, mais qu’on ne gagne à les observer ni réputation ni argent, parce que l’usage est plus fort que la raison. Il convient que le vulgaire ne se plaît qu’aux pièces absurdes, et il prétend qu’on doit le servir selon ses goûts, puisqu’on le fait payer. Il faut être barbare pour complaire au public :

Yo escribo por el arte que inventaron
Los que el vulgar aplauso pretenclieron;
Porque, como las paga el vulgo, es justo
Habiarie ennecio para darle gusto.

Avec cette belle théorie, et fort de sa popularité, Lope de Vega ne considère que le succès, et tout en confessant que ses pièces de théâtre, sauf cinq ou six, sont des compositions monstrueuses, il en accepte la responsabilité, « car, dit-il, les œuvres qui pèchent contre la justesse peuvent plaire par cela même » :

Porque fuera de seis, las demás todas
Pecaron contra el arte gravemente.
Sustento, en fin, lo que escribí, y conozco
Que aunque fueran mejor, de otra manera,
No tuvieran el gusto que han tenido,
Porque á veces lo que es contra lo justo
Por la misma razon deleita el gusto.

Enfin Lope de Vega reconnaît la toute-puissance du parterre, la suprême autorité du peuple, qui était en effet, en Espagne, le maître au théâtre, comme il l’était au cirque sous les empereurs romains,

Y que es forzoso
Que el vulgo con sus leyes establezca
La vil quimera deste monstro cómico.

La poétique de Lope de Vega, très-ressemblante, en plusieurs points, à celle dont nous avons présenté un résumé dans les premières pages de cette étude, la poétique de Lope de Vega parut en 1602. Il faut la connaître, pour saisir toutes les intentions et les finesses de la virulente critique du théâtre espagnol, que Cervantes a faite de main de maître, par la bouche du chanoine de Tolède (Don Quichotte, Ire partie, ch. xlviii). Remarquons, à ce propos, que toutes les fois qu’il s’agit d’une de ces exécutions capitales, qu’on appelle aujourd’hui des éreintements, en argot littéraire, Cervantes fait intervenir un homme d’église : c’est le curé qui condamne au feu les livres de Don Quichotte ; et c’est un chanoine qui, après avoir signalé la pernicieuse influence d’un théâtre qui corrompt à la fois l’esprit et les mœurs, propose de créer un comité de censure pour les pièces dramatiques, ou du moins de les soumettre avant la représentation à un juge compétent, por el riguroso examen de quien lo entiende. Cette critique du théâtre contemporain est reprise et, s’il est possible, plus vigoureusement accentuée, dans la préface des Comédies et intermèdes, qui est une des plus belles et des plus curieuses pages de l’histoire littéraire de l’Espagne.

La critique de Cervantes portait sur tous les genres de littérature, et même sur les plus modestes. Lorsque Don Quichotte fait sa tournée dans une grande imprimerie de Barcelone (IIe part., ch. lxii), l’auteur profite de l’occasion pour dire son mot sur quelques ouvrages récents, et notamment sur la prétendue continuation de son immortel chef-d’œuvre par Avellaneda ; et il se moque à son aise et avec son ironie habituelle de la platitude des traductions. Les ouvrages italiens étaient alors à la mode en Espagne, comme, de nos jours, les ouvrages français, et, comme de nos jours, il y avait abondance de ces traducteurs mercenaires, qui traitent à forfait avec les libraires et qui travaillent à la diable, déshabillant sans pitié l’auteur qu’ils traduisent, pour le vêtir ridiculement. La corruption profonde et peut-être irrémédiable de la langue espagnole contemporaine est en grande partie du fait de ces traducteurs à gages, qui, sans conscience, sans discernement, se hâtent de mettre en circulation, dans un jargon inqualifiable, des productions médiocres et le plus souvent de bas aloi, de ces livres sans nom, que les entrepreneurs font fabriquer pour la consommation d’un public peu délicat. Le traducteur que Cervantes met en scène, et qui passe sa vie à traduire des bagatelles, c’est-à-dire des riens, ce traducteur n’est qu’un sot ; mais il ne laisse pas pour cela de gagner gros à son métier.

Cervantes ne pouvait descendre plus bas dans la critique littéraire, à moins de s’arrêter à ces informes produits de la Muse populaire que les auteurs de bas étage, les sacristains et les aveugles, vendaient à la foule des rues, pour quelques menues pièces de monnaie. Son génie observateur n’a pas dédaigné de s’abaisser jusqu’à cette sentine de la littérature, et dans son Voyage au Parnasse il s’est souvenu de cette poésie infime et populacière qui hante les cabarets et les mauvais lieux.

Mais avant d’aborder l’examen sommaire de ce poëme burlesque et satirique, il convient de parler des animosités, des haines implacables qu’avait provoquées Cervantes, en appliquant sa prodigieuse sagacité et son incomparable jugement à l’appréciation de la littérature contemporaine.

L’histoire du chevalier de la Manche était avant tout un livre de haute critique littéraire, et il peut être inutile de le démontrer aux lecteurs réfléchis. Les Nouvelles abondent aussi en excellentes pages de critique. Il suffit de rappeler le dialogue des deux chiens de l’hôpital de la Résurrection de Valladolid, Scipion et Berganza ; œuvre d’une grande portée philosophique, et qui est en même temps une satire très-fine des ouvrages d’imagination alors à la mode. Les historiens et les romanciers peuvent y apprendre d’un maître peut-être sans égal, comme conteur, l’art si difficile d’exposer et de narrer, en allant toujours droit au but, sans dissertations ni digressions intempestives. La triste et comique histoire du licencié Vidriera est remarquable par le nombre de ces réflexions profondes, rapides et justes, qui sont autant d’aphorismes littéraires. Dans la Gitanilla (l’original de la Esmeralda de Notre-Dame de Paris ; la fameuse description de la cour des Miracles est empruntée, sinon copiée, de la nouvelle de Rinconete et Cortadillo), dans cette description, qui n’a été ni surpassée ni égalée, de la vie des bohémiens, se trouve en germe la merveilleuse allégorie sous laquelle Cervantes a représenté la poésie, telle que la rêvait et la concevait son génie. Dans tous ses écrits, en un mot, sans parler des exemples, qui en font des modèles inimitables, il y a des règles, des préceptes, des théories, enfin des éléments suffisants pour composer un traité, sinon un code de haute critique littéraire. Je ne parle pas de l’histoire de Persilès et Sigismonde, où il y aurait encore à prendre, bien que ce roman soit avant tout un ouvrage philosophique, digne à tous égards d’un commentaire dans le genre de celui qu’a promis M. Diaz Benjumea.

Il nous suffit d’avoir signalé dans cette esquisse un des côtés les moins connus du génie de Cervantes. Ce grand écrivain était aussi un très-grand critique, et à ce titre il est le meilleur guide que l’on puisse choisir pour s’initier à la connaissance de la littérature espagnole de cette période si féconde, qui commence vers le milieu du seizième siècle et se prolonge jusqu’au premier quart du siècle suivant. Il ne se faisait aucune illusion sur l’agitation stérile qui tourmentait les esprits, ni sur la facilité, le nombre et la multiplicité des productions littéraires dans tous les genres. Il s’effrayait au contraire de cette folle gymnastique intellectuelle et de cette infinie multitude d’écrivains et de poëtes qui se passaient à peu près tous de raison et de goût. Sauf quelques fortes têtes, qui résistèrent au vertige, chacun se précipitait dans cette orgie littéraire, et chacun se proposait pour modèle l’homme heureux et envié qu’on s’accordait à proclamer le roi du théâtre et le maître des beaux-esprits.

Cervantes était, il faut le croire, au-dessus de l’envie et de la jalousie. Il confesse lui-même, avec une noble ingénuité, qu’il ne connut jamais ces deux mauvais sentiments. Et, de fait, il était trop fort et trop sûr de ses forces, pour être envieux ou jaloux du mérite le plus solide. Il est probable toutefois que son âme généreuse, et si passionnée pour la vraie gloire, ne pouvait comprimer un mouvement bien naturel de légitime dépit, en voyant au faîte des honneurs et de la réputation ce Lope de Vega, qui n’était à ses yeux qu’un prodige, un phénomène extraordinaire, une rareté et presque une curiosité. Il l’a qualifié excellemment, en l’appelant « el monstruo de naturaleza ; » et il est à remarquer que, dans le Voyage au Parnasse, il s’est servi de cette expression si originale et si juste pour qualifier l’envie.

Lope de Vega, malgré les éloges qu’il était obligé de lui donner, pour ne pas aller trop directement contre le courant, était à ses yeux le mauvais génie et le vrai représentant de cette littérature sans frein ni règle, qui ne s’inspirait que du caprice et de la fantaisie, qui se mettait à la remorque de la sottise publique et aspirait à la popularité par tous les moyens, au détriment de sa dignité, et au mépris de ses devoirs et de sa mission. Le but de toute cette école d’entrepreneurs et de faiseurs (la collaboration était connue et très-fréquemment pratiquée) était avant tout de faire fortune, et la réputation, qu’on recherchait avidement, n’était qu’une condition pour mieux réussir dans ce commerce littéraire.

Cervantes lui-même en a fait la remarque dans la préface de la seconde partie de Don Quichotte, en répondant à cet indigne adversaire, qui, lui reprochant sa pauvreté comme un crime (paupertas mihi exprobatur, acceptum philosopho crimen et ultro profitendum, a dit noblement Apulée), se réjouissait de le priver de l’argent qu’il aurait pu gagner, en publiant lui-même la suite de son admirable roman. Reprenant avec enjouement cette passion du lucre, qui tenait lieu de talent à bien des écrivassiers, il remarque avec malice que le diable est bien fin, et qu’une de ses tentations les plus irrésistibles consiste à souffler à un homme l’idée de faire un livre, qui lui vaudra renommée et fortune « que bien sé lo que son tentaciones del demonio, y que una de las mayores es ponerle á un hombre en el entendimiento que puede componer y imprimir un libro con que gane tanta lama como dineros, y tantos dineros cuanta fama. »

Le nombre était infini de ceux qui succombaient à la tentation, poussés dans la carrière des lettres, moins par leur vocation que par l’ambition de s’enrichir. L’intérêt et la cupidité étouffaient, non pas l’amour de la gloire, qui exclut toute passion basse, mais ce sentiment de dignité et de fierté que les hommes nés pour se distinguer du commun font passer avant les satisfactions les plus légitimes. La réputation s’escomptait en beaux ducats et en pensions, et la renommée d’un auteur était en proportion de sa fortune. Lope de Vega, le mieux renié des beaux-esprits, n’avait-il pas dit que le culte exagéré de l’art et de la poésie condamnaient l’artiste et le poëte à mourir obscur et misérable ?

Que quien con arte ahora las escribe,
Muere sin fama y galardon.

Et lui-même ne donnait-il pas l’exemple en même temps que le précepte ? Il convenait de bonne foi, devant une assemblée littéraire, que ses pièces ne pouvaient plaire qu’à des barbares ; mais, loin de les désavouer, il s’applaudissait de leur succès, parce qu’il y gagnait tanta fama como dineros, y tantos dineros cuanta fama. Il conciliait ainsi sa vanité d’auteur avec ses intérêts et son amour du faste.

Cervantes, d’un si noble caractère, gémissait et rougissait de cette prostitution de la littérature. Aussi n’est-il pas surprenant que cet esprit généreux ait accordé, sans hésiter, la préférence à la profession des armes sur la profession des lettres qui n’était alors qu’un vil métier. L’ancien soldat, fier de ses blessures et de sa main mutilée, préférait hautement le service militaire, dont il n’avait rapporté cependant que de glorieux souvenirs sans la plus petite récompense, à cette servitude des gens de plume, réduits pour vivre et prospérer, à flatter les grands et le peuple, à mendier la popularité ou des aumônes qu’on leur jetait sous forme de gratifications.

Cervantes, qui était né pour les choses de l’esprit, qui aimait avec la passion du génie la poésie et les lettres, savait par expérience, que le culte désintéressé de l’art, ne mène à rien dans ce monde. Il connut l’extrême misère, et en vint peut-être à douter de sa gloire. Ennemi juré du charlatanisme littéraire qui triomphait autour de lui, incapable de fléchir le genou devant l’idole, trop grand pour s’humilier, trop fier pour ramper, et trop sincère pour dissimuler sa pensée, il ne fut d’aucune coterie, d’aucune confrérie, dédaigna constamment la camaraderie, et dans les dernières années de sa vie seulement, il entra dans la congrégation du Saint-Sacrement et dans celle du tiers-ordre de Saint-François, peut-être par un sentiment de piété et par conviction religieuse, et peut-être aussi pour se ménager un refuge contre les calomnies et les persécutions de ses ennemis.

Ce qui me porte à croire que la prudence le dirigea dans ces deux circonstances, encore plus que la religion, c’est une insinuation assez claire de son ennemi le plus implacable, ce faux Avellaneda, qui mit une préface à son absurde et graveleuse continuation de don Quichotte, à seule fin de prodiguer à Cervantes l’injure et l’insulte. Avellaneda reproche aigrement à Cervantes, d’avoir offensé cet auteur dramatique, célèbre dans tous les pays, qui depuis tant d’années charme l’Espagne par ses innombrables et étonnantes comédies, conformes à la rigueur des règles qu’impose le public, et au respect de la foi et des mœurs que l’on doit attendre d’un ministre du Saint-Office[4].

Le Saint-Office est rejeté à la fin de la phrase, comme une menace. Oser attaquer, même à mots couverts, indirectement et d’une manière générale, un prêtre, un membre de la Sainte Inquisition ! Quelle hardiesse ! ou plutôt, quelle audace ! Et quels droits avait la critique sur les œuvres d’un auteur dont l’inépuisable fécondité alimentait tous les théâtres de la nation ! Évidemment ce pauvre Cervantes radotait ou cédait à un irrésistible mouvement d’envie. C’était l’opinion du faux Avellaneda. Après avoir indignement plaisanté sur la pauvreté de Cervantes, il lui reproche sa vieillesse, son humeur chagrine, et tout en faisant de misérables jeux de mots, il l’accable des autorités des théologiens, des pères de l’Église et des apôtres : saint Thomas, saint Jean de Damas, saint Grégoire, saint Paul, en l’accusant de jalousie et d’envie.

Toutes ces citations mettent le cachet aux invectives du pseudonyme et trahissent le scolastique, le moine implacable dans ses rancunes, le dominicain fanatique et intolérant qui, suivant l’usage autorisé par la procédure de l’inquisition, prend un masque et un nom d’emprunt pour calomnier à l’aise son ennemi et donner sans péril satisfaction à sa haine. Tout cela sous le vain prétexte de défendre Lope de Vega. Et plaise à Dieu, ajoute ce furibond, qu’il cesse de le harceler, maintenant qu’il a cherché un refuge dans l’Église, y ¡plegue á Dios aun deje, ahora que se ha acogido á la Iglesia y Sagrado! La phrase, vicieusement construite, présente un double sens ; elle est amphibologique, et l’on ne sait au juste si c’est Lope de Vega qui s’est réfugié sous l’aile tutélaire de l’Église, ou bien Cervantes.

Pour moi, je crois que c’est bien ce dernier que le pseudonyme a voulu désigner. D’abord, il a déjà parlé de Lope de Vega comme d’un membre du Saint-Office ; de sorte que rappeler son caractère d’inquisiteur était tout au moins une répétition inutile. Ensuite il a fait de Cervantes un portrait très-peu flatté, le représentant comme un vieillard chagrin et morose, mécontent de soi-même et des autres, dépourvu d’amis et de protecteurs. Sans doute, pour achever le tableau, ce médisant ajoute un trait final, qui nous montre Cervantes refrénant sa verve satirique, sous l’influence de la religion, à laquelle sur ses vieux jours il a demandé protection et refuge.

Quant au mérite littéraire de cet ennemi qu’il n’ose attaquer en face, ne pouvant le nier, il cherche à l’atténuer, à le réduire dans cette phrase dédaigneuse où perce le dépit : « Qu’il nous laisse tranquilles ! N’a-t-il pas dans son bagage sa Galatée et ses Nouvelles qui sont pour la plupart des comédies en prose ? » De la part d’un ennemi ce jugement est précieux, et je ne pense pas que les admirateurs les plus éclairés de Cervantes puissent trouver une meilleure formule pour caractériser ces agréables et curieuses narrations, où domine le génie comique, au même degré que dans Don Quichotte. Il avait dit plus haut de ces mêmes nouvelles, en jouant sur le titre (Novelas ejemplares), qu’elles sont moins morales que satiriques, tout en reconnaissant que l’esprit n’y manque pas : « Mas satiricas que ejemplares, si bien no poco ingeniosas. » En répondant à son antagoniste, dans la préface de la seconde partie du Don Quichotte, Cervantes lui a su gré de cet aveu et l’a remercié d’avoir reconnu la valeur de son recueil de contes.

Ce n’est pas sans dessein que nous avons insisté sur les invectives d’Avellaneda. Non-seulement elles nous montrent par un exemple quelles étaient les mœurs littéraires du temps ; mais elles nous renseignent excellemment sur la situation vraie de Cervantes dans cette mêlée d’intrigants et de charlatans qui trafiquaient sans pudeur de la littérature. On le voit isolé, mécontent, sans appui, privé de ces relations et de ses sympathies qui ne sont pas d’un petit secours, même aux plus forts, car il n’est si ferme volonté qui ne se sente défaillir, ni si grand courage qui ne faiblisse, lorsque dans la lutte qu’on engage pour la bonne cause, on n’a pour se soutenir que ses bonnes intentions et le témoignage de sa conscience. Nous sommes tous ainsi faits, et s’il nous arrive de rompre en visière aux us et coutumes de notre temps, à la mode, aux préjugés, il nous faut encore l’approbation et la sympathie qui soutiennent et encouragent. Autrement, les forces manquent pour résister au courant, et à moins d’être trempés à la romaine, le doute nous gagne et nous finissons par nous abandonner, de guerre lasse, au désespoir ou à l’indifférence.

Cervantes désespéra peut-être, et il douta certainement de l’utilité de sa mission, et probablement de son génie, dont la flamme, loin de faiblir, s’avivait avec les années. Y hase de advertir, remarque-t-il, avec la conscience de sa valeur, que no se escribe con las canas, sino con el entendimiento, el cual suele mejorarse con los años. Grâce à ce feu qui dévorait son âme, il ne glissa pas de l’indifférence dans le doute, et loin de suivre le conseil de cet ennemi qui lui reprochait une excessive activité intellectuelle, il marqua chacune de ses dernières années par un nouveau chef-d’œuvre[5]. Le Voyage au Parnasse est de la fin de 1614 ; il parut peu de temps après l’insipide rapsodie d’Avellaneda : les Comédies et intermèdes sont de 1615, les Nouvelles de 1613 ; la seconde partie de Don Quichotte fut sa dernière publication. Cervantes travaillait à trois ouvrages d’imagination, lorsque la mort l’enleva : la seconde partie de Galatée, las Semanas del Jardin et le roman de Persilès. On sait, par la préface de ce roman, qui est une scène du plus haut comique, que la maladie l’avait frappé mortellement, lorsqu’il la composa ; et quiconque a quelque connaissance de la littérature espagnole, a lu cette admirable dédicace, écrite au lendemain du jour où il avait reçu l’extrême onction. Ainsi, les plus belles productions de ce rare esprit appartiennent à la dernière période de sa vie et sont le fruit de ses dernières méditations.

III

Le Voyage au Parnasse peut être considéré comme un intermède dans la carrière littéraire de Cervantes. C’est le seul poëme de longue haleine qu’il ait produit, malgré l’inclination irrésistible qui l’entraîna de bonne heure à rimer. On sait qu’il a parsemé de vers la plupart de ses écrits : la Galatée, Don Quichotte, les Nouvelles, Persilès. Il en a fait de mauvais, beaucoup de médiocres. Mais dans la masse il y en a de bons et même d’excellents. Il ne s’agit que de choisir, car Cervantes, en proie à une véritable métromanie, a eu ses jours de bonne veine, et Sedano a fait dans ses écrits un choix de poésies de tous genres qui tiennent très-bien leur rang à côté des meilleures de son recueil.

Il ne faut donc pas se hâter de condamner en bloc les vers de Cervantes, comme on s’accorde à condamner ceux de Cicéron. Il suffit de se rappeler que Cervantes était un grand poëte en prose, et que c’est la supériorité de sa prose qui a nui au succès de ses essais poétiques. Ajoutons que dans ces essais il a su garder une juste mesure, et que son bon sens incomparable l’a préservé de ces tentatives qui auraient pu compromettre sa réputation. Avec sa manie de versifier, n’est-il pas incroyable qu’il ait résisté à la tentation de composer un de ces poëmes épiques ou héroïques, qui se comptaient par centaines lorsqu’il entra dans la carrière ? N’est-il pas étonnant que son imagination en travail, et si féconde en inventions merveilleuses, ne lui ait pas promis la gloire de l’Arioste ou la renommée du Tasse, et qu’il n’ait cédé à l’illusion ? Ces réflexions ne sont donc pas venues à l’esprit des critiques qui ont été si sévères pour les productions poétiques de Cervantes ? Et ne faut-il pas lui tenir compte, lui savoir gré de s’être tenu, sauf quelques écarts sans conséquence, dans les limites de son domaine ? Et jusque dans ses écarts, ne retrouve-t-on pas quelques traces de son talent ?

Certes, il n’était pas né poëte lyrique ni élégiaque, bien qu’il eût remporté des prix et des couronnes dans ces concours et joutes poétiques, qui dans toutes les villes d’Espagne avaient remplacé les tournois et passes d’armes. Nous connaissons ces pièces couronnées et récompensées, qui sont tout au plus passables. Mais quand Cervantes se servait des vers comme de la prose, pour donner carrière à sa verve comique, sa poésie était vive, originale et forte. Ses deux sonnets sur le catafalque de Philippe II et sur l’expédition ridicule du duc de Medina, allant, hors de temps, secourir Cadix, sont deux chefs-d’œuvre. L’auteur de Don Quichotte pouvait donc aborder sans crainte le petit poëme satirique et burlesque.

Il s’était en quelque sorte préparé à ce genre de composition poétique, et par ses comédies en vers et par une lecture assidue des poëtes italiens. Cervantes — et Voltaire eut cela de commun avec lui — lisait et relisait sans cesse l’Arioste, ce grand maître de la versification facile. Mais il se garda bien d’employer l’octave, c’est-à-dire la forme épique. Il prit le tercet, excellent pour le récit aussi bien que pour la satire, et qui donne au conteur la facilité de faire, pour ainsi dire, de la prose rimée, sans prétention, sans emphase, sans s’exposer à détonner.

Cervantes manie avec aisance le tercet, et durant tout le cours de son Voyage, il poursuit la narration des événements, sans effort, sans embarras, nullement préoccupé d’éviter cette négligence non affectée, que lui ont reprochée des Aristarques empesés et qui est, à notre goût, l’attrait le plus séduisant de ses écrits. Sa muse, qu’on nous permette la comparaison, marche à pied, « légère et court vêtue, en cotillon simple et souliers plats, » comme la Perrette de la fable. Dans ce costume simple et modeste, elle est à la fois agile, leste et familière, sans façons, sans prétentions, accorte et rieuse, franchement gaie, employant toujours le mot propre, parlant quand il le faut comme une princesse, prenant au besoin le ton de la conversation ordinaire, et répandant à profusion, mais non sans discernement, ces maximes devenues proverbes, qui ont consacré à jamais la sagesse de Sancho Panza.

Les difficultés du poëme ne sont point dans la versification, qui est facile ; mais dans les nombreuses allusions qu’on y trouve et dont la plupart échappent à l’interprétation. Mais, de même que dans le Don Quichotte, ces allusions ne troublent pas le courant du récit ; et on peut les négliger sans inconvénient.

Le Voyage au Parnasse est en huit chapitres, de trois à quatre cents vers chacun. L’appendice est en prose, et de la meilleure ; il résume excellemment l’esprit et les tendances de cette ingénieuse satire littéraire.

Le dessein de l’auteur est visible tout d’abord dans le sonnet qui précède le voyage. On y tourne en ridicule la manie des faiseurs de livres qui vont mendier des éloges en vers et en prose pour recommander leurs ouvrages au public. On sait avec quelle verve il s’était moqué dans la préface de la première partie de Don Quichotte de cette maladie des gens de lettres, toujours en quête de censeurs complaisants ou de protecteurs en crédit.

L’intention du poëte est encore plus nettement indiquée dans cet avis au lecteur, si substantiel dans sa brièveté. Le lecteur est averti et très-finement, de ne pas prendre trop au sérieux les louanges prodiguées aux prosateurs et poëtes nommés dans le Voyage. Si vous êtes du nombre des élus, dit-on aux auteurs, tant mieux pour vous ; et, si vous n’en êtes pas, tant mieux aussi. Que le lecteur averti prenne donc garde de confondre les éloges sincères avec ceux qui ne sont qu’ironiques.

Cervantes affectionnait particulièrement cette manière de critique, et il y excellait. Ses éloges ont tué plus d’un auteur dont la réputation s’épanouissait en plein soleil, avant que le curé, aidé de son compère le barbier et de la gouvernante, eût passé en revue la collection de romans, de pastorales et de poëmes qui avaient brouillé la cervelle de don Quichotte. Il ne faudrait pas imiter ce maître d’espagnol, nommé Pedro Pineda, un sot qui, prenant au pied de la lettre l’éloge que fait en riant le curé d’un ouvrage remarquable par le ridicule, s’avisa d’en donner à Londres, en 1740, une magnifique édition, en invoquant le témoignage de Cervantes en faveur d’un méchant auteur que Cervantes a exécuté sans pitié. Car il l’a repris à partie dans le Voyage du Parnasse : c’est ce même Lofraso, poëte espagnol, né en Sardaigne, que Mercure sauve de la fureur de Scylla et Carybde, en le nommant son garde-chiourme.

Lofraso n’est cependant pas le plus maltraité des mauvais poëtes nommés dans le Voyage. Arbolanches, le chef de la bande ennemie, le généralissime des ennemis d’Apollon, est accommodé de main de maître, et conformément à ses mérites. D’autres encore reçoivent un châtiment exemplaire ; mais l’impitoyable critique se contente de les désigner par leurs ouvrages : tels, par exemple, Andrés Perez de Léon, auteur d’un roman détestable et graveleux, la Picara Justina, Bernardo de la Vega et Bernardo Gonzalès de Bovadilla, auteurs de deux pastorales très-médiocres, el Pastor de Ibéria et Ninfas y pastores de Henáres.

Cervantes avait déjà suivi cette méthode, dans le fameux examen des livres de don Quichotte : citer les ouvrages, c’était désigner assez nettement les auteurs. Il goûtait peu la satire personnelle, mais il fallait faire quelques exemples ; et il faut reconnaître que le nombre des victimes est bien petit, eu égard à la multitude de plats rimeurs qui encombraient les avenues du Parnasse. Il est vrai que Cervantes a fait des exécutions en masse ; il y en a trois dans son Voyage. Mercure, voyant sa galère trop chargée et en danger de couler bas, passe au crible les poëtes qui se sont embarqués à son bord pour aller au secours d’Apollon, et il jette impitoyablement à la mer tous ceux qui sont de mauvais aloi. Au chant quatrième, un autre vaisseau, tout chargé de rimeurs, aborde au Parnasse ; mais Apollon, effrayé du concours imprévu de ces volontaires, invoque Neptune, et alors recommence une seconde noyade, qui forme un des plus agréables épisodes du poëme. Enfin la bataille est livrée entre les deux armées ennemies, et les mauvais poëtes vaincus, le dieu des vers est obligé de semer de sel l’endroit où s’est livré le combat, pour prévenir une épidémie de poëtereaux, qui naissaient et multipliaient comme des sauterelles sur le champ du combat.

Notons que Cervantes n’a nommé que cent-cinquante poëtes environ dans son poëme. Encore faut-il soustraire de ce nombre les mauvais et les auteurs qui sont introduits par pure complaisance, théologiens, historiens, jurisconsultes ; de telle sorte que les vrais serviteurs d’Apollon se réduisent à une poignée. Lorsque le maître du Parnasse distribue des couronnes aux vainqueurs, Cervantes ne compte que neuf lauréats, qu’il ne nomme pas, se bornant à en désigner trois seulement : les deux frères Argensola et Quevedo, c’est-à-dire les deux hommes qui avaient le plus respecté les droits de la raison dans leurs vers, et ce redoutable satirique qu’il appelle énergiquement « le fléau des sots poëtes. » Et, dans l’appendice, il remarque malicieusement que les quatre grands poëtes espagnols qui ont mérité le surnom de divins, sont arrivés à la postérité avec un très-léger bagage, de même que ces deux frères aragonais, dont les poésies réunies forment un tout petit volume. N’est-ce pas un dernier trait lancé contre Lope de Vega dont les écrits, incomplètement recueillis, forment une bibliothèque ? Et n’est-ce pas ce prodige de fécondité que Cervantes a eu en vue en faisant le portrait de la vaine gloire, qui est une de ses plus heureuses allégories et le digne pendant du portrait de la vraie poésie ?

Pour lui, la poésie était une vierge, qui avait à son service toutes les sciences, et qui n’admettait auprès d’elle que des adorateurs capables de l’admirer et de la comprendre. Aussi voulait-il écarter de l’autel de cette divinité tous les profanes qui prétendaient la servir malgré elle, et le nombre en était infini. Combien pense-t-on qu’il y eût de versificateurs en Espagne à l’époque où Cervantes écrivait son Voyage ? Sedano, dans un essai de catalogue, en a compté six cents environ, en reconnaissant que ce nombre représentait à peine le tiers de la totalité. Mais Sedano restait bien loin du compte exact.

Suarez de Figueroa, dans un passage très-curieux de son Pasagero, a pris la peine de noter, détail précieux et instructif, que dans une joute poétique, en l’honneur de saint Antoine de Padoue, plus de cinq mille pièces de vers furent envoyées au concours, de sorte, ajoute-t-il, qu’avec les papiers mis au rebut, il y aurait eu de quoi recouvrir les cloîtres de cent couvents. C’était alors l’usage de placarder sur les murs des cloîtres et des églises les pièces de vers qui avaient fixé l’attention des juges du concours ; et c’était du haut de la chaire, en pleine église et au beau milieu de la solennité, qu’étaient proclamés les noms des lauréats[6].

Le même auteur nous apprend que la poésie était tombée si bas, qu’on voyait souvent des artisans illettrés, des gens sans aveu, composer hardiment des comédies, des farces que l’on représentait, et des vers de toute mesure ou plutôt sans mesure, ni rime, ni raison, tels que pouvaient en produire des esprits incultes et bornés incapaces y menguados, pour emprunter ses propres expressions. Cervantes s’est souvenu de ces poëtes et rimailleurs de bas étage, et il les a placés dans le cortége de cette poésie ignoble et vagabonde qui hante la taverne et les maisons de débauche.

Il n’a rien oublié ; il n’a rien exagéré ; et ici comme ailleurs, il a suivi à la lettre le principe qu’il a posé lui-même en maints passages de ses écrits, et d’après lequel la vraisemblance ne doit jamais manquer aux fictions. Il a répété le même précepte dans ce même poëme, où l’on trouvera un résumé de son Credo littéraire, qu’il est inutile de reproduire ici, notre but n’étant pas de résumer ni d’analyser le Voyage au Parnasse, mais uniquement de préparer le lecteur à l’intelligence d’une œuvre qui renferme de grandes vérités sous sa forme plaisante, et qui est au fond un tableau très-ressemblant et très-animé de la littérature contemporaine de Cervantes. La table des auteurs cités dans le Voyage, aussi complète et étendue que nous avons pu la faire, dans les limites qu’il fallait garder, fournira des éclaircissements qui nous dispensent d’allonger encore cette introduction.

Le lecteur verra, en s’aidant de ses recherches, quels étaient les personnages dont Cervantes a si bien pris la mesure ; et il remarquera qu’en accordant des louanges méritées à des esprits supérieurs et sensés, tels que Luis Barahona de Soto, Andres Rey de Artieda et quelques autres qui défendaient sans succès les droits compromis de la raison et du goût, il rend finement justice aux chefs d’école qui lançaient la poésie espagnole sur une pente fatale ou qui la précipitaient, pour mieux dire, vers la décadence.

Trente ans avant la publication du Voyage au Parnasse, dans le sixième livre de sa Galatée (1584), Cervantes avait chanté en octaves pompeuses les gloires poétiques de l’Espagne, sans ménager les louanges aux poëtes de tout rang et de tout genre. Les louanges ne manquent pas non plus dans le Voyage au Parnasse ; mais l’éloge des poëtes les plus renommés va rarement jusqu’à l’apothéose, et tempéré par une douce et fine ironie, il est toujours plus près de la satire que du panégyrique. Nul ne se méprendra, par exemple, sur le vrai sens des louanges prodiguées à don Luis de Gongora, ce corrupteur systématique du bon goût et de la langue. Le poëte a même imité et très-heureusement en quelques endroits, le jargon de cette école du cultisme et de l’érudition pédantesque, qui avait plus d’une analogie avec celle de Ronsard.

Il n’était guère possible de se moquer plus finement qu’il l’a fait de Ledesma, cet autre corrupteur de la poésie, qui faisait du divin à sa manière ; car le mot et la chose existaient dès ce temps-là dans la littérature espagnole, et les poésies á lo divino, comme on disait, sont peut-être le plus triste témoignage des excès où s’emporta le génie espagnol, sous prétexte de religion et de mysticisme.

On remarquera aussi que l’ironie s’est glissée jusque dans l’éloge de Fernando de Herrera, ce grand poëte lyrique, que Cervantes admirait sincèrement, mais dont il goûtait peu les tendances vers un idéal impossible.

La bonne humeur, la gaieté spirituelle, l’invention ingénieuse et originale, la facilité de la narration, le charme du récit et la variété des épisodes abondent dans ce poëme que certains critiques ont traité, sans le connaître, avec trop de légèreté, ou même avec un dédain insolent. L’ouvrage se recommande assez par le nom de l’auteur. La lecture en est divertissante, et de plus très-instructive, car il s’agit d’une revue des poëtes contemporains faite par un homme qui les connaissait bien et qui s’affligeait à bon droit de la décadence imminente et de l’invasion croissante du mauvais goût.

On trouvera peut-être, si l’on ne prend pas la peine d’entrer dans l’esprit de ce poëme satirique, on trouvera peut-être que le critique a été bien indulgent et parfois plus qu’indulgent. Mais Cervantes a été lui-même au-devant du reproche qu’on pourrait lui faire, d’avoir montré trop de complaisance à l’égard de certains rimeurs dont la postérité a oublié le nom. Il répond, comme s’il avait prévu l’objection, que le rang et la fortune sont de puissants auxiliaires de la médiocrité, et qu’il faut en conséquence ne pas se montrer trop sévère pour les prétentions littéraires des riches et des grands ; y pues es rico, dit-il plaisamment de ce poëte maniaque qui vient à lui comme un messager d’Apollon, no se le dé nada que sea mal poeta.

Quant à lui-même, qui était gueux comme la plupart de ses confrères en poésie, il se plaint en riant de sa misère, et il se résigne sans beaucoup de peine à souffrir la pauvreté, la faim et l’injustice des hommes, en échange de la gloire immortelle qu’il convoitait par-dessus tout.

Ce n’est point à la vanité blessée ni à l’orgueil révolté qu’il faudrait attribuer les éloges qu’il fait volontiers de son propre mérite.

Cervantes nous paraît sans doute un peu glorieux ; mais rappelons-nous qu’il n’eut jamais un sourire de la fortune. Ses contemporains ne l’apprécièrent pas à sa juste valeur. En se rendant naïvement justice, sans fausse honte comme sans fausse modestie, il se dédommageait et de la rigueur du sort et des erreurs de jugement du public à son égard.

C’est d’ailleurs par ce côté confidentiel et personnel en quelque sorte, que le Voyage au Parnasse captive surtout la curiosité du lecteur. Cervantes a consigné dans ce petit poëme une partie de ses confessions, avec des détails très-précis que les biographes ont eu le tort de négliger. Ii s’est peint au moral tel qu’il était en réalité, en realidad de verdad, pour emprunter une de ses façons de dire ; et cette peinture véridique de son esprit et de son caractère n’est pas moins remarquable que la courte et vive description qu’il a faite de sa personne dans la préface de ses Nouvelles.

Quoi qu’en dise Cervantes au début du premier chant, il n’a guère emprunté à Cesare Caporale, poëte de Pérouse, de l’école burlesque du Berni, que le titre de son poëme. Son invention a tout fait, et son génie créateur a su féconder les quelques réminiscences qu’on peut noter çà et là. La composition du vaisseau allégorique qui transporte les poëtes au Parnasse, sous la conduite de Mercure, remonte, par la tradition, aux fictions poétiques du moyen âge. La métamorphose des méchants rimeurs en outres et en citrouilles, rappelle l’Apokolokyntose de Sénèque ou l’apothéose ridicule de l’empereur Claude. La rencontre de Neptune et de Vénus a pu être inspirée par quelques passages de l’Iliade ou de l’Énéide. Mais, invention ou réminiscence, tout porte le cachet de ce génie sans pareil ; et partout circule cette verve comique qui se distingue de celle de Molière par la causticité, c’est-à-dire par ce mordant qui caractérise l’esprit espagnol.

Le supplément en prose, faisant suite au poëme, soutient la comparaison avec les pages les plus brillantes des Nouvelles et de Don Quichotte. C’est tout ce que l’on peut dire pour louer dignement ce morceau.

Il est à peine nécessaire de remarquer que Boileau, lecteur assidu de Cervantes, s’est souvenu en composant son Lutrin de cette bataille entre poëtes, qui échangent des livres en guise de projectiles. Nous nous dispensons aussi de comparer le Voyage au Parnasse de Cervantes avec d’autres ouvrages du même genre. Il suffit de savoir que l’histoire littéraire n’était pas tout à fait oubliée dans la poésie dans le beau siècle de la littérature espagnole.

Juan Boscan, dans des stances imitées de Bembo, Gregorio Hernandez de Velasco, dans sa traduction de l’Enfantement de la Vierge, poëme de Sannazar, Christoval de Mesa, à la fin de son poëme sur la Restauration de l’Espagne, Luis Zapata, dans son Carlos famoso, Montemayor, dans le chant d’Orphée de sa Diane, Gil Polo, dans le chant du Turia de la Diane amoureuse, Cervantes lui-même, dans le chant de Calliope de sa Galatèe, Lope de Vega, dans sa Jérusalem et dans le récit des fêtes poétiques, en l’honneur de saint Isidore (justa poética), d’autres encore, dont le nom m’échappe, avaient célébré les gloires littéraires de leur siècle. Vicente Espinel n’a pas oublié les plus remarquables écrivains de son temps dans les deux chants de son Temple de mémoire (Casa de la memoria). Nombre de prosateurs et de poëtes sont aussi censurés ou cités avec éloge dans les trois remarquables épîtres du sévillan Juan de la Cueva sur l’art poétique (Éjemplar poético).

Mais aucun de ces ouvrages n’a rien de commun avec celui de Cervantes, sauf le dernier, où la satire trouve place à côté de la louange. Mais le poëme de Juan de la Cueva est essentiellement didactique ; tandis que le Voyage au Parnasse est une véritable satire littéraire où la critique domine, tempérée par la plaisanterie.

Le Voyage au Parnasse ne peut être comparé non plus aux poëmes burlesques les plus célèbres dans la littérature espagnole : l’Orlando, de Quevedo ; la Mosquea, de José de Villaviciosa ; la Burromaquía, de Gabriel Alvarez de Toledo ; la Gatomaquia, de Lope de Vega ; la Proserpina, de Pedro Silvestre del Campo. Il y a bien quelques pièces de vers satiriques qui ont quelque parenté avec ce poëme, par exemple quelques boutades spirituelles de Quevedo et quelques épîtres de Hurtado de Mendoza. Mais c’est tout.

En réalité, je ne trouve guère parmi les contemporains de Cervantes que deux auteurs qui, sans avoir adopté la même forme, aient poursuivi le même but ; ce sont précisément les deux poëtes dont il a parlé peut-être avec le plus d’estime : Andrés Rey de Artieda et Luis Barahona de Soto. Le premier a fait une critique excellente et très-vive de l’école dramatique qui florissait en Espagne sous le règne théâtral de Lope de Vega, dans son épître au marquis de Cuellar sur la comédie (1605). Le second nous a laissé un tableau peu flatté et très-ressemblant de la poésie de son temps, et une satire virulente contre les méchants poëtes (contra los malos poetos). L’épître de Rey de Artieda et les deux épîtres de Soto Barahona peuvent servir de commentaire à la satire littéraire de Cervantes, et elles éclaircissent bien des passages obscurs du Voyage au Parnasse.

Pour terminer cette courte revue, ajoutons que Lope de Vega, émule de Cervantes, et rival malheureux toutes les fois qu’il a voulu lutter avec cet incomparable maître, a fait à son tour une espèce de Voyage au Parnasse sous ce titre non moins mythologique et un peu moins clair : « Le Laurier d’Apollon, » El Laurel de Apolo. C’est un poëme qui ne manque point d’agrément, malgré sa longueur démesurée, et d’une versification harmonieuse et facile ; mais il est, malgré ses bons côtés, ennuyeux comme tous les panégyriques. Lope de Vega, très-jaloux de sa popularité, ne reculait devant aucun sacrifice pour la maintenir, son habitude était de louer tout le monde : en lui rendait ses éloges avec usure, et il était satisfait de cet échange. Dans son Laurier d’Apollon, il n’est si mince rimeur qui ne reçoive une couronne : poëtes et poétereaux, rimeurs et versificateurs de tout ordre sont également couronnés des feuilles de l’arbre que n’atteint point la foudre. Aussi l’auteur a-t-il raison de déclarer dans sa préface qu’on ne saurait se méprendre sur ses intentions : « El ánimo dirá su discurso : alabanzas son de todos. »

Rien de plus juste. Le Laurier d’Apollon, en dix chants (Silvas) est un panégyrique universel. Malheureusement, quand on s’impose l’obligation de louer tout le monde, on est forcé de n’exclure personne et d’ouvrir la porte toute grande à l’élite et à la cohue. Ainsi a fait naturellement Lope de Vega, et c’est dans cette absence de toute espèce de choix et de discernement, qu’il cherche avec naïveté une excuse, « porque me guiaba lo que se me ofrecia. » En d’autres termes, il prenait au hasard et ne se donnait même pas la peine de mettre un peu d’ordre dans cette foule bigarrée. Le poëme est sans plan, les épisodes très-impertinents (el Baño de Diana, el Narciso), y tiennent une place énorme, et la fin est une flatterie un peu grossière à Philippe IV, ce roi imbécile et bel esprit, qui ressemblait beaucoup à l’empereur Claude. Au moment où Apollon, pressé par tant d’aspirants à la couronne poétique, hésite à choisir un lauréat, Iris descend du ciel sur son rayon multicolore, et de la part de Jupiter, l’agile messagère annonce que le laurier sera remis à Philippe IV, et que ce prince sera chargé de le donner au plus digne. Cette solution équivoque est bien digne d’un courtisan.

Cervantes ne comprenait point ce système de complaisance générale ; il distinguait entre le bon et le médiocre, entre le mauvais et l’excellent. Les lecteurs français qui voudront faire avec lui le Voyage du Parnasse trouveront, nous n’hésitons pas à le dire, non-seulement un guide sans pareil qui ne les laissera pas s’endormir en chemin, mais encore un critique de la grande école, d’une sagacité rare, d’un goût exquis, incomparable dans l’art si difficile d’enseigner la vérité en riant, et de rendre la sagesse aimable.

FIN DE L’INTRODUCTION.
  1. Porque la escritura desatada destos libros dá lugar á que el autor pueda mostrarse épico, lirico, trágico, cómico, con todas aquellas partes que encierran en si las dulcísimas y agradables ciéncias de la poesia y de la oratoria, que la épica también puede escrebirse en prosa como en verso. « Par vers heureux et par douce éloquence. » Don Quijote, primera parte, cap. xlvii, vers la fin.
  2. Voir une note fort savante de don Cayetano Rosell, concernant le P. Luis de Aliaga, dans le
    tome XVIIIe de la « Biblioteca de autores españoles » de Manuel Rivadeneyra. Novelistas posteriores á Cervantes,
    p. 7–8 ; Madrid, 1857.
  3. La Estafeta de Urganda, o aviso de Cid Asam-Ouzad Benenjeli sobre el desencanto del Quijote, escrito por Nicolas Diaz Benjumea. Londres : Imprenta de J. Wertheimer y Ca, Circus Place, Finsbury. 1861. Brochure in-8o de 64 pages, fort bien écrite et très-intéressante.

    El Quijote y la Estafeta de Urganda. Ensayo critico por don Francisco Maria Tubino. Sévilla, 1862, in-8o, 196 p. C’est un écrit sensé, mais froid, un peu long et rempli de digressions et de dissertations, suivant la méthode scolastique.

  4. Ofender á mi, y parlicularmente á quien tan justamente celebran las naciones mas extranjeras, y la nuestra debe tanto, por haber entretenido honestísima y fecundamente tantos años los teatros de España con estupendas é inumerables comédias, con el rigor del arte que pide el mundo, y con la seguridad y limpieza que de un ministro del Santo Ofîcio se debe esperar.
  5. Nous reproduisons le passage de la préface d’Avellaneda qui nous paraît résumer la situation morale de Cervantes sur son déclin : « Y pues Miguel de Cervantes es va de viejo como el Castillo de San Cervantes, y por los años tan mal contentadizo, que todo y todos le enfadan, y por ello está tan falto de amigos, que quando quisiera adornar sus libros con sonetos campanudos, habia de ahijarlos, cómo él dice, al preste Juan de las Indias ó al emperador de Trapizonda, por no hallar titulo quizas en España que no se ofendiera de que tomara su nombre en la boca, con permitir tantos vayan los suy os en los principios de los libros del autor de quien murmura, y ¡plegne á Dios aun deje, ahora que se ha acogido á la Iglesia y sagrado! Conténtese con su Galatea y comedias en prosa; que eso son las mas de sus novelas: no nos canse » p. 2 (édit. Rivadeneyra).
  6. « En unaque los dias pasados se publicó en loor de san Antonio de Pádua, concurrieron cinco mil papeles de varia poesia: de suerte que habiendose adornado dos claustros y el cuerpo de la Iglésia con los mas cultos al parecer, sobráron con que llenar los de otros cien monasterios. » Pasagero, Alivio 3.