Le Voyage au Parnasse/Chapitre III

Traduction par Joseph-Michel Guardia.
Jules Gay (p. 35-49).
Chapitre III

CHAPITRE III.

Les rames de la galère royale étaient un assemblage de dactyles ; sous leur impulsion, le vaisseau glissait légèrement sur la mer. La voile, tendue jusqu’au chouquet, était un tissu de pensées très-déliées, ouvrage de l’amour. Des zéphirs amoureusement soufflaient contre la poupe, et ils se montraient uniquement attentifs au succès du grand voyage. Tout autour voguaient les sirènes, poussant le superbe navire, et le faisant voler sur les flots. Les ondes de la blanche mer simulaient un tapis onduleux, et sur la verdoyante plaine jetaient des reflets azurés. Tous ceux qui étaient dans le vaisseau prenaient plaisir, les uns à chercher une rime rebelle, les autres à chanter, les autres à composer. Ceux qui passaient pour être instruits des nouveautés récitaient des sonnets, consacrés la plupart à des histoires d’amour. Quelques-uns, tout confits en douceur, d’une voix suave et très-satisfaits de leurs vers melliflus, sur un ton calme, grave et tendre, disaient des églogue pastorales, genre où se déploie le brillant de l’esprit. D’autres, en vers d’une douceur ineffable, chantaient les matières que rejetait la bouche bien-aimée de leur belle. Tel d’entre eux, si fort était son amour, alla jusqu’à chanter les reins de sa maîtresse avec infiniment de goût, et non sans élégance. Un autre prétendait que la flamme amoureuse l’incendiait au milieu des flots, et beuglait comme un taureau blessé par le crochet. Ainsi passait la poésie, de l’un à l’autre, sous toutes les formes, celui-ci parlant latin et l’autre charabia.

La galère cependant, fendant la mer d’une grande vitesse, allait si légèrement que le vent avait peine à la suivre. Bientôt apparut dans sa grandeur désolée, la côte de Valence, belle naturellement et par un effet de l’art ; et incontinent se montra aux yeux ravis de le voir le grand Don Luis Ferrer, la poitrine couverte des insignes de l’honneur, et l’âme imbue d’une science divine. Le dieu débarqua, et marchant droit à lui, le serra quatre mille fois et plus dans ses bras, satisfait de sa présence et de son aide. Il tourna les yeux d’un autre côté, et prodigua de nouveaux embrassements à Don Guillen de Castro, désireux de se voir dans ses bras. À la suite venait Christoval de Virués, avec Pedro de Aguilar, couple renommé des bords du Turia. Certes, Mercure ne pouvait souhaiter des auxiliaires plus honorables que ces hommes vaillants.

Un moment après, parurent le long du rivage des Valenciens au noble aspect, qui accouraient en foule pour voir la galère sans pareille. Ils avaient tous les mains pleines de poinçons et de livrets ; très-fiers de leur génie et de leur prestance ; avides de participer à la victoire, qu’ils tenaient pour certaine, et de balayer les ordures et les scories du monde (poétique). Mais Mercure leur ferma la porte, c’est-à-dire refusa de les embarquer, sans dire pourquoi ; et il n’est pas difficile de le deviner. Il craignait, à cause de leur nombre et de leur valeur, qu’ils ne se rendissent maîtres du Parnasse, où ils eussent fondé un nouvel empire et un nouveau régime.

Sur ces entrefaites on vit arriver, d’un pas résolu, le grand Andres Rey de Artieda, ferme et droit, malgré son âge. On fit un large cercle autour de lui, et il fut embarqué au centre de l’assemblée, plus riche de courage que de monnaie.

L’ancre fut aussitôt levée, et les mousses diligents détachèrent les voiles attachées à l’antenne. Le bruit des clairons retentit de nouveau dans les airs, et chaque sirène revient à son poste. Phœbus contempla le navire à travers les nuages, et d’une voix qui pouvait être entendue, il dit : « C’est l’asile de mes plus chères espérances. »

Poussée par les rames et par les sirènes, la galère devance le vent, et poursuit heureusement sa course miraculeuse. Sur les visages des illustres voyageurs éclatait une joie durable, à cause qu’elle n’avait rien de forcé. Comme il faisait très-chaud, les uns étaient tout nus ; les autres, faute de nobles haillons gothiques, avaient revêtu la souquenille du pèlerin. Cependant la galère fendait le domaine de Neptune, de même que la grue fend les airs de ses ailes déployées. Enfin nous arrivâmes à cette vaste étendue de mer qui forme le golfe de Narbonne, exposé à toutes les injures du vent. La superbe personne du grand Mercure était assise sur une pile de six rames de papier, le sceptre en main et couronne en tête. Tout à coup un nuage, qu’on aurait dit enceinte, accoucha de quatre poëtes au milieu des bancs des rameurs ; pour mieux dire, ils tombèrent comme la pluie.

Le premier était Juan Luis de Casanate, poëte renommé et considérable, auquel Apollon confie son honneur. Qu’Apollon lui-même parle de son génie, qu’il le loue et le récompense de son mérite ; pour moi, je n’oserai jamais m’acquitter d’une tâche trop au-dessus de mes forces. Caton d’Utique n’égale pas le second, le plus fidèle et le plus dévoué serviteur d’Apollon. En vain mon pauvre génie voudrait-il louer dignement la haute intelligence du trésorier Gaspar de Barrionuevo. Aussitôt qu’il fut sorti du nuage, le grand Francisco de Rioja remplit le vide immense du grand vaisseau. J’aperçus aussi aux pieds de Mercure, Christoval de Mesa, qui a tant fait pour la renommée d’Apollon, dont il est l’image vivante.

Un mousse grimpe à la cage, et se met à crier : « Voici la ville de Gênes qui emprunte son nom du dieu Janus. — Laissons cette ville sur notre côté gauche, dit Mercure, et que le vaisseau poursuive sa course du côté droit. » Nous aperçûmes le Tibre, traçant son blanc sillon dans la mer, après avoir franchi déjà la large et dangereuse plage romaine, et au loin apparut l’épaisse fumée que vomit le Stromboli, mélange de soufre, de flammes et d’horreur. On évite l’île infâme (Capri) et le vent d’ouest, de son souffle léger, abrège le trajet et rend la route plus facile. Nous fûmes en un moment à l’endroit où la nourrice du pieux Énée franchit le dernier et inévitable pas ; et de là nous découvrîmes la montagne la plus renommée de notre hémisphère, la plus belle et la plus superbe qu’on puisse voir. Dans son sein reposent les cendres de Tityre et de Sincère, et c’est pourquoi elle peut être citée comme la première des montagnes. Puis nous découvrîmes l’endroit où la nature, féconde en métamorphoses, épuisa ce qui lui restait de pouvoir. On vit le chagrin supporté sans fatigue de la belle Parthénope, assise au rivage de la mer, qui enchaîne ses pieds. Couronnée de tours et de citadelles, elle est reconnue, estimée et réputée aussi forte que belle (Naples).

Le dieu à la chaussure ailée m’ordonna de me tenir prêt à débarquer pour aller porter un message aux Lupercios[1]. Il s’agissait de les instruire de la guerre imminente, et de les engager à prendre part à la terrible mêlée. « Seigneur, lui répondis-je, si pour un pareil message, il se trouvait un messager qui fût plus agréable que je ne le suis aux deux frères, je m’assure que la négociation y gagnerait. » Et Mercure : « Je ne te comprends pas, dit-il, et il faut que tu partes sans retard. — Je doute fort qu’ils veuillent m’écouter, répliquai-je ; aussi mon ambassade me paraît d’une utilité contestable, quoique je sois d’ailleurs prompt à l’obéissance en toutes choses. Je ne sais trop que croire de ce que j’entends dire ; mais je suppose qu’ils ont pour moi la bienveillance et la vue également courtes. S’il n’en était pas ainsi, je ne ferais point cette excursion en aussi mince équipage, et je me serais bien gardé d’entrer dans cette folle équipée. Je l’assure que pour rien au monde je ne serais entré dans ta galère, si des nombreuses promesses qu’ils me firent à leur départ quelques-unes seulement eussent été remplies. Mes grandes espérances étaient proportionnées à leurs promesses ; mais il est probable que de nouvelles occupations leur ont fait perdre la mémoire. Seigneur, tu as bien des personnes dans ta galère qui pourraient te donner satisfaction à ce sujet. — Pars, dit-il, et fais-moi grâce d’autres excuses. Que nul ne s’avise de me parler ainsi. Si je débarque vive Dieu ! je les entraînerai de force et le comte avec eux. Je me brouillerai avec ces deux célébrités qui, ayant porté la poésie à ce degré d’élévation, prétendent, par leur tyrannique paresse, se rendre maîtres absolus de la science que les hommes suivent pour se rendre divins. Par le trône du souverain Apollon, je jure… et n’en dis pas davantage. » Et, bouillant de colère, il porta ses deux mains au menton. Puis il continua : « Je gage que le docteur Mira se tiendra coi aussi, pour peu que le comte l’ordonne. Voyons, beau cavalier, montrez-vous. Pourquoi vous cacher ? En vérité, s’il ne veut pas venir, je ne chercherai point à l’emmener par surprise. Cette entreprise est-elle injuste, par hasard, au point d’éloigner tous ceux qui ont une conscience circonscrite par la justice ? Le ciel manque-t-il de poëtes irréprochables ? Et la terre ne produit-elle pas des poëtes à foison ? On n’en sait plus le nombre. Le ciel ne résonne-t-il point du bruit des hymnes sacrées ? N’y entend-on pas les accords de la harpe de David, instrument de consolation ? Point de cérémonies, et que l’antenne soit amarrée sans retard. » Et tout aussitôt l’équipage, excellent parmi les meilleurs, se hâta d’exécuter ses ordres.

Quelque temps s’étant écoulé, on entendit un grand fracas qui assourdissait les oreilles ; c’était l’aboiement strident d’une meute de chiens. Mercure se troubla ; tout le monde écoutait avec surprise les cris bruyants et le cœur tremblait aux plus vaillants. En ce moment apparut le court détroit que Caribde et Scylla ont rendu redoutable par leur furie terrible. « Ces flots, dit Mercure, dont la présomption veut sans cesse atteindre jusqu’aux cieux et frapper les nuages, furent domptés autrefois par l’astucieux amant de Calypso, lorsque ses voyages le conduisirent ici. Imitateurs de sa prudence, nous lancerons à la mer de quoi les occuper, pendant que le navire franchira le passage avec la vitesse de l’oiseau. Pendant qu’elles broieront, rongeront et suceront le malheureux qu’il faut livrer à la mer, nous aurons le temps de passer. Qu’on voie donc s’il est possible de trouver dans cette galère quelque misérable poëte, qui puisse être jeté dans ces gueules féroces. »

On chercha et l’on découvrit Lofraso, poëte soldat, de l’île de Sardaigne, qui gisait pâle et défait, évanoui dans un coin. Il était en train d’ajouter dix autres livres à ses dix livres de la Fortune, prenant pour cela le temps où il avait le moins d’occupation. Tout l’équipage cria : « Qu’on le jette à la mer ; à la mer Lofraso, et point de résistance. » — « Pardieu, dit Mercure, je vais me fâcher. Comment ? Ne serait-ce pas un cas de conscience et très-grave, que de lancer tant de poésie à la mer ? dût-elle nous engloutir dans son inclémence. Vive Lofraso aussi longtemps qu’Apollon donnera de l’éclat au jour, et tant que les hommes goûteront les joies délicates de la fantaisie. Pour toi, Lofraso, je veux te donner les épithètes de spirituel et sincère, et il me plaît de te nommer mon garde-chiourme. »

Ainsi parla Mercure au personnage, qui se dressa de toute sa hauteur entre les rangs des rameurs, armé d’un fouet redoutable et menaçant. Je crois qu’il l’avait fabriqué avec des vers de sa composition. Quoi qu’il en fût, je ne sais comment il advint qu’en un moment, soit par la volonté du ciel, soit par l’entremise de Lofraso, nous franchîmes le détroit sans encombre, sans jeter à la mer aucun poëte, grâce au mérite éclatant du Sarde.

Mais voilà qu’un autre danger provoque aussitôt de nouvelles craintes, dont nous fûmes quittes, grâce à Mercure, qui cria d’une voix retentissante : « À orse, arrête, amarre. » Et le tout fut fait si vite, que le danger disparut.

Ces montagnes groupées ensemble, sont les cimes Acraucéroniennes, nom de mauvais augure, à ce que je crois. Aux rames volèrent les honorables, les tendres, les melliflus, les gothiques et ceux qui sont accoutumés à ne boire que de l’eau, et les froids et les tièdes, et les plus chauds, et ceux qui portaient longues chausses ou chausses courtes. Leurs bras puissants ou faibles, animés par la crainte du danger présent, poussent d’ensemble la galère. Sous le vaisseau se glissent les fidèles sirènes, et dans leurs efforts se surpassent. En un moment, elles le mettent en vue de Corfou, laissant à droite l’île inexpugnable. Prenant à gauche, la galère se glissait le long des rives de la Grèce, où le ciel étale sa beauté. Les flots complaisants poussaient doucement le navire, comme en se jouant de la réalité.

Dès que le blond soleil parut à l’orient, rayant notre horizon de lignes rouges, boucles de son front, un mousse cria : « La montagne, la montagne, la montagne ! Voici la montagne où paît le bon roussin du grand Bellérophon. Apollon se précipite des hauteurs et vient à pied au devant de nous. — C’est vrai, dit Lofraso, le voilà qui arrive à Hippocrène. Et j’entrevois d’ici, j’aperçois derrière ces massifs, les muses qui folâtrent joyeusement. Vieilles et jeunes, elles vont toutes d’un pas lent ou pressé, quatre marchant debout et cinq à quatre pattes. — Si tu vois cela, dit Mercure, ô poëte sarde, je veux qu’on me coupe les oreilles, ou que les hommes me tiennent pour bâtard. Dis-moi, pauvre hère, pourquoi ne t’éloignes-tu pas, tant soit peu, de l’ignorance, et n’es-tu pas attentif à ce que chantent tes rimes dans tes plaintes (élégies) ? Pourquoi nous détournes-tu, par tes mensonges de recevoir, comme nous le devons, Apollon, qui a amélioré votre sort ? »

En ce moment, plus léger que le vent, Apollon descendit vers la plage, à pied, car il n’ose monter sur son char. Il ôta les rayons de sa tête divine, et parut en haut-de-chausses et en pourpoint, vêtu de façon à plaire à tous. Derrière lui venait une troupe nombreuse de jeunes danseuses, petites, mais d’une ravissante tournure. Je ne fus pas longtemps à savoir que ces dames, saines pour la plupart, et dont quelques-unes mal en point, étaient les heures qui marquent le cours du soleil et le temps. Ces diverses apparences représentent l’heur et le malheur. Toutes d’ailleurs, rapides et promptes.

Apollon s’empressa de serrer joyeusement dans ses bras les soldats qu’il attendait pour l’exécution de son grand dessein. Ses caresses n’étaient pas également distribuées ; ceux qu’il avait plus de plaisir à voir, recevaient un accueil plus distingué. Il réitéra ses embrassements à ceux qui avaient des titres de seigneur et d’excellence, et il leur adressa des paroles d’une distinction flatteuse. Il embrassa entre autres Don Juan de Arguijo, qui avait, je ne sais quand ni comment, ni en quel équipage, fait cette excursion si longue et si rude. Avec lui, Apollon donna satisfaction à son désir et s’affermissant dans son projet, il ordonna, défendit, retrancha, modifia.

À cette réception sans pareille assistait Don Luis de Barahona, amené là par son mérite. Apollon lui offre comme souvenir, une couronne de laurier toujours vert, et un vase de l’eau de Castalie et de l’Hélicon. Puis, reprenant sa marche majestueuse, il est suivi par l’escadron poétique qui gravit avec lui le Parnasse.

On arriva enfin à la fontaine Castalie, et à l’instant, un grand nombre se précipitèrent altérés vers le courant de ses eaux de cristal. Les uns s’en donnèrent à cœur joie, et s’y lavèrent en outre les pieds et les mains, et bien autre chose encore, qu’on ne peut nommer décemment. D’autres, plus avisés, savouraient à petites gorgées l’eau délectable, prenant le temps d’en goûter la douceur. On ne porta point de santés, la plupart s’étant couchés à plat ventre, pour avaler à longs traits la suave liqueur. Des deux mains quelques-uns se faisaient des vases creux, et d’autres craignaient les obstacles qui pouvaient surgir entre l’eau et leur bouche. Petit à petit la fontaine décroît, se tarit, passe dans l’estomac des buveurs, sans que la fournaise de leur soif soit éteinte.

Apollon leur dit : « Il reste encore deux sources, Aganippe et Hippocrène, toutes les deux d’une excellente saveur ; l’une et l’autre aux eaux douces et intarissables, qui ont la propriété d’augmenter le génie de ceux qui viennent les goûter. » Ils boivent donc, et continuent à gravir la montagne, parmi des palmes, de hauts cèdres et des oliviers au pacifique feuillage. Remplis de joie et vides d’ennui, l’escadron chemine à la suite d’Apollon ; les uns vont à cloche-pied, les autres par bonds. J’aperçus, assis à l’ombre d’un vieux chêne, Alonso de Ledesma, en train de composer une cancion angélique et divine. Je le reconnus et je fus en courant l’embrasser, comme un ami. Mais il ne bougea point, malgré le bruit. « Ne vois-tu pas, me dit Apollon, que Ledesma n’est pas chez lui maintenant ; ne vois-tu pas qu’il est hors de lui-même et tout en moi ? »

À l’abri d’un myrte verdoyant était étendu Geronimo de Castro, rare et sublime génie. J’imagine qu’il chantait un motet, de sa voix suave. Et moi je demeurai surpris de le voir là, l’ayant laissé à Madrid. Apollon me comprit et dit : « Il n’était pas bon qu’un soldat tel que lui restât enseveli entre le sommeil et l’oisiveté. C’est moi-même qui l’ai transporté ici, je sais comment ; il n’y a point de puissance qui puisse prévaloir sur la mienne, je ne connais point d’obstacles. »

Cependant l’heure approchait, selon moi, de donner un aliment au pauvre estomac, surtout quand il est à jeun. Mais le dieu de Délos, qui conduit notre armée, n’eut pas même l’idée de satisfaire aux exigences de la faim. Il nous introduit d’abord dans un riche jardin, où brillent à l’envi toutes les séductions de la nature et de l’art. Celui des Hespérides n’était pas aussi beau, et les jardins suspendus de Babylone ne l’égalaient pas en beauté ni en étendue. À côté de ce jardin, ceux d’Alcinoüs, dont les louanges ont exercé des esprits bien subtils, ne sont rien. Non assujetti aux changements des saisons, il offre toute l’année un printemps invariable, et des fruits en réalité et non en espérance. Là rivalisent la nature et l’art, et l’on ne sait lequel des deux l’emporte sur l’autre. La langue la plus exercée, étrangère à l’adulation et au mensonge, bégaye et reste comme muette, en célébrant ses louanges. C’était un jardin à la fois et un verger, une prairie, un bois, une riante vallée ; tous ces noms lui conviennent. Dans son ensemble, ce terrain délicieux, tout rempli de charme et de beauté, ressemblait à un coin du ciel. Ce fut là qu’Apollon joyeux fit halte ; et il ordonna à tous de s’asseoir. Il était alors trois heures après midi.

Pour éviter des confusions, il voulut que chacun fût assis selon son génie et sa valeur personnelle. Et en dépit de l’importunité de quelque ambitieux désir, il les fit asseoir en lieu et en rang convenables. Il y avait environ cent lauriers, à l’ombre desquels s’assirent très-satisfaits quelques-uns de la bande. Les autres prirent place sous les palmes, les myrtes, les lierres, et quelques poëtes trouvèrent aussi un abri sous des rouvres. Tout humbles qu’ils étaient, les siéges des plus nobles ressemblaient à des trônes élevés ; ô envie, redouble ici ta rage. Enfin, les troncs qui formaient la large enceinte furent occupés par des poëtes à dédicace. Et moi cependant, je ne trouvais point de place dans la foule. Je me tenais donc debout, dépité et pâle de colère. Je disais en moi-même : « Est-il possible que la fortune s’acharne ainsi à ma poursuite, elle qui offense tant de monde et ne craint personne ? »

Puis, me tournant vers Apollon, je lui dis, non sans balbutier[2], ce qu’entendra le lecteur désireux de connaître la quatrième partie de cet ouvrage, car la troisième est finie.

  1. Les deux frères Argensola, célèbres poètes Aragonais. Cervantes n’eut jamais lieu de s’applaudir de leurs procédés à son égard.
  2. Cervantes était bègue.