Le Vote des femmes/Le vote des femmes célibataires

V. Giard & E. Brière (p. 40-47).


LE VOTE DES FEMMES CÉLIBATAIRES


Toutes les restrictions apportées à l’exercice des droits politiques de la femme étant préférables à l’exclusion du sexe féminin de la politique, nous admettrions, au pis aller, que pendant qu’elle est dans le mariage, la femme soit comme l’homme pendant qu’il est sous les drapeaux, privée du droit de voter.

Mais la femme affranchie de la tutelle maritale, la femme apte à gérer toutes les affaires civiles et privées, n’est-elle pas apte aussi à gérer les affaires politiques et publiques ?

Si nous proposons de demander le suffrage d’abord pour les femmes instruites et pour les célibataires, c’est afin d’esquiver en même temps que la demande d’autorisation maritale, l’objection que la femme est une ignorante.

En réclamant, dans l’intérêt du sexe entier, le pouvoir immédiat pour les plus libres d’affranchir celles qui sont opprimées, on ne favorise personne, attendu que les femmes mariées ne sont, pas plus que les célibataires, dans un état immuable et permanent.

Tous les jours, des épouses deviennent veuves, donc célibataires ; tous les jours, des filles majeures, des veuves, des divorcées deviennent des femmes mariées. Alternativement, les Françaises se remplacent dans leurs successives conditions ; aussi, la tactique consistant à revendiquer d’abord le suffrage pour les momentanément majeures, c’est-à-dire pour les femmes ayant l’aptitude exigée des hommes pour être électeur, ne peut être qualifiée de transaction. C’est un moyen employé pour réussir.

Il ne peut point être question de décider à quelle catégorie de femmes on va donner le vote. Toutes les Françaises sont dans une situation trop instable pour être classées par catégories, et toutes ont droit au vote.

Il s’agit de faire obtenir adroitement le suffrage au sexe féminin. Si on le réclame pour la généralité des femmes, on jette sans profit l’alarme au camp des maris. Si, au contraire, on introduit dans la citadelle politique, afin qu’elles en ouvrent la porte à toutes ; celles qui parmi les femmes n’ont pas leurs mouvements paralysés par la puissance maritale, on aplanit les difficultés, on prévient les objections et très promptement on triomphe.

La revendication du suffrage pour les Françaises qui n’ont pas de mari est un démenti donné à ceux qui affirment que les femmes sont représentées à la Chambre pur leur mari.

M. Aulard, dans un de ses cours, a rappelé que les hommes ont commencé à user de cette échappatoire pour s’abstenir de conférer le vote aux femmes lors de la discussion de la Constitution de l’an III.

À propos de l’abolition du suffrage universel, Rouzet, député de la Haute-Garenne, prit la parole pour dire que le suffrage universel n’avait pas existé puisque les femmes n’étaient pas admises au droit politique.

Lanjuinais, lui répondit que les femmes étaient représentées par leurs maris.

Depuis, les députés chargés de faire des rapports sur les pétitions réclamant le suffrage des femmes se sont toujours tirés d’embarras en répétant après Lanjuinais que les femmes étaient représentées par leurs maris.

Il était nécessaire d’arrêter sur les lèvres des législateurs cette version erronée en demandant les droits électoraux pour les millions de Françaises qui n’ont pas de mari.

Quand on révise la loi électorale, des députés demandent quelquefois d’assurer la représentation des épouses en accordant aux électeurs mariés deux suffrages.

Mais, jamais il n’a été question de charger quiconque de déposer un bulletin pour les Françaises célibataires.




C’est que ces femmes-là sont des majeures devant le devoir public et que l’on ne peut contester leur droit.

Ce droit des célibataires, les hommes l’appellent même parfois au secours de leurs privilèges ; seulement, après qu’ils ont proclamé qu’il est indispensable que les veuves et les filles majeures aient des mandataires, ils leur disent qu’elles auraient l’esprit bien étroit si elles croyaient qu’elles ont besoin de voter pour être représentées à la Chambre.

Demander de concéder d’abord le suffrage aux femmes qui ont les qualités requises pour le posséder, ce n’est pas transiger, c’est adapter le droit à l’aptitude.

Quand on a donné l’électorat consulaire aux commerçantes, quand on a accordé l’électorat et l’éligibilité aux conseils départementaux d’enseignement et au conseil supérieur de l’instruction publique, aux institutrices, on a adapté le droit à l’aptitude.

Les épouses sous la tutelle de leur mari, qui ne seront pas provisoirement comme les femmes majeures aptes à exercer leurs droits politiques, ne se croiront pas plus déchues que les dames qui, n’étant ni commerçantes, ni institutrices, ne peuvent de celles-ci partager les privilèges.

Les hommes sont-ils devenus tous à la fois electeurs ? – Non. Avant que le suffrage soit pour eux universalisé, étaient exclus du vote les domestiques, les illettrés, les exemptés du service militaire, enfin ceux qui ne payaient pas deux cents francs d’impôts.

Les femmes n’obtiendront peut-être pas non plus toutes en même temps le suffrage ; il est possible que ce ne soit que quand les veuves et les filles majeures voteront déjà que les épouses acquerront la capacité électorale.

La tactique consistant à réclamer d’abord l’électorat des célibataires, a pour but d’obtenir plus vite les droits politiques aux femmes mariées.

Est-il besoin de rappeler qu’en Angleterre le vote des célibataires a précédé de vingt-cinq ans le vote des femmes mariées ? C’est en 1869 que l’électorat municipal a été octroyé aux Anglaises non mariées, et ce n’est qu’en 1894 que ce même électorat municipal a été accordé aux Anglaises mariées.

L’éligibilité aux borough councils n’a encore été conférée qu’aux Anglaises célibataires, veuves ou filles inscrites sur les listes électorales de leur résidence.

La ruse de guerre dont nous usons en demandant que la catégorie de femmes qui n’est pas sous la puissance maritale, qui administre déjà ses affaires particulières, puisse gérer ses affaires publiques, nous a été suggérée par les législateurs, qui ont rejeté nos pétitions réclamant les droits politiques pour toutes les Françaises, en alléguant que les femmes étaient représentées par leurs maris.

Nous avons voulu savoir ce que les députés pourraient bien objecter à la revendication du vote pour les nombreuses femmes n’ayant pas de mari, donc n’étant pas représentées.

Tel est le motif de la pétition suivante.


« Messieurs les députés,

« Nous vous prions de bien vouloir conférer le droit électoral aux millions de Françaises célibataires — les filles majeures, les veuves, les divorcées — qui sont maîtresses de leur personne, de leur fortune, de leurs gains, afin qu’elles puissent, en votant, sauvegarder, dans la commune et dans l’État, leurs intérêts qui sont actuellement laissés à l’abandon. »


Cette pétition déposée en 1901 sur le bureau de la chambre, fut transformée en projet de loi par M. Gautret député.

Notre proposition d’attribuer d’abord l’électorat aux célibataires excita l’indignation de quelques femmes mariées ; l’une d’elles nous écrivit :

« Alors vous pensez que le mariage est une déchéance morale ? »

Le mariage n’est pas une déchéance morale, mais il est une déchéance légale bien caractérisée, puisqu’il dépouille, annihile l’épouse, fait redevenir mineure la femme, fût-elle depuis dix ans majeure quand elle se maria.

La participation du plus petit nombre de femmes à la politique aurait de suite un résultat heureux pour tout le sexe, attendu que les intérêts féminins étant identiques, les dames électeurs sauvegarderaient avec les leurs, les intérêts des autres femmes.

Il est bien entendu, que nous voulons le suffrage pour les épouses comme pour les demoiselles, les veuves, les divorcées. Pendant que toutes les femmes de la nation ne voteront point avec les hommes, le suffrage ne sera pas en France universel, mais plus ou moins restreint, réduit, émasculé.

Ce principe posé, on reconnaîtra que c’est une tactique habile d’employer les célibataires à faire une brèche en la forteresse des privilèges masculins par où l’armée entière des femmes passera. Nul ne peut nous blâmer de pousser vers les urnes les plus libres pour hâter l’affranchissement de celles qui le sont le moins ; car, en politique comme à la guerre et au jeu, il faut savoir user de stratagème pour être victorieux.

Ne vaudrait-il pas mieux que les moins assujetties parmi les femmes aient avec le bulletin le pouvoir d’arracher aux fers les triplement enchaînées, que de les regarder souffrir sans avoir la possibilité de leur porter secours ?

Les législateurs n’osent appeler à exercer leurs droits politiques, les filles majeures, les veuves et les divorcées, parce qu’ils savent bien que le sexe féminin, entier, aussitôt les suivrait dans la salle de vote.

Cependant, la très nette déclaration ci-dessous fut un jour faite à la chambre par un orateur : « Il y a des personnes qui ne votent pas dans la nation, mais qui ont des intérêts et des droits à être représentées. Ces personnes ce sont les femmes célibataires et les veuves disposant de leur fortune, ayant réellement des intérêts manifestes, ayant droit à avoir des représentants de ces intérêts. » Les députés applaudirent.

Quelle objection pourrait-on faire au droit des Françaises célibataires de se nommer des représentants ? Il est impossible de prétexter pour elles d’empêchements naturels temporaires, ou de les dédaigner, car leur nombre est considérable. Cette catégorie de femmes formerait un État dans l’État.

On compte en France près de six millions de demoiselles qui, avec les légions de veuves et les divorcées, représentent un total imposant d’individualités dont les intérêts ne sont pas même représentés indirectement par un mari au Parlement, aux conseils généraux et municipaux.

Comme l’homme, la célibataire est maîtresse absolue de sa personne et de sa fortune. Elle garde avec son nom sa personnalité, fait ce qu’elle veut, vit comme elle l’entend. Pourquoi cette femme ne voterait-elle pas ?

Il est de l’intérêt général que le droit électoral soit rendu accessible aux célibataires dont l’activité et les facultés affectives demeurent inutilisées, sont perdues pour la société, pendant qu’elles ne peuvent se dépenser au profit du bien public.