P.-V. Stock (p. 187-214).

XIII

RENCONTRES HEUREUSES ET MALHEUREUSES


Alors c’est cela, le spectre rouge ; c’est cela, le monstre qui doit dévorer la Société capitaliste !

Ce socialisme, qui change le travailleur, étroitement mais profondément conscient de son rôle et de ses intérêts, en un idéaliste politique follement glorieux de sa science de pacotille ; qui lui inculque la vanité et la patience ; qui l’aveugle des splendeurs futures du Quart-État, existant par lui-même et transportable, d’un seul coup, au pouvoir.

Cette anarchie, qui codifie des truismes agonisant dans les rues, qui passionne des lieux-communs plus usés que les vieilles lunes, qui spécule sur l’avenir comme si l’immédiat ne suffisait pas, comme si la notion du futur était nécessaire à l’acte — comme si Hercule, qui combattit Cacus dans les ténèbres, avait eu besoin d’y voir clair pour terrasser le brigand.

Pépinières d’exploiteurs, séminaires de dupes, magasins d’accessoires de la maison Vidocq…

Des gouvernements aussi, entreprises anonymes de captation, comme l’autre, despotismes tempérés par le chantage ; des gouvernements auxquels le gouverné reproche sans trêve, comme à l’autre, leur immoralité ; mais jamais sa propre misère morale. La Révolution prend l’aspect d’une Némésis assagie et bavarde, établie et vaguement patentée, qui ne songe plus à régler des comptes, mais qui fait des calculs et qui a troqué le flambeau de la liberté contre une lanterne à réclame. En haut, des papes, trônant devant le fantôme de Karl Marx ou le spectre de Bakounine, qui pontifient, jugent et radotent ! des conclaves de théoriciens, de doctrinaires ! d’échafaudeurs de systèmes, pisse-froids de la casuistique révolutionnaire, qui préconisent l’enrégimentation — car tous les groupements humains sont à base d’avilissement et de servitude ; — en bas, les foules, imbues d’idées de l’autre monde, toujours disposées à prêter leurs épaules aux ambitieux les plus grotesques pour les aider à se hisser dans ce char de l’État qui n’est plus qu’une roulotte de saltimbanques funèbres ; les foules, bêtes, serviles, pudibondes, cyniques, envieuses, lâches, cruelles — et vertueuses, éternellement vertueuses !

Ah ! comme on comprend le beau rire de la toute-puissante armée bureaucratique devant l’Individualité, comme on comprend la victoire définitive de la formule administrative, et le triomphe du rond-de-cuir ! Et l’on songe, aussi, aux enseignements des philosophes du XVIIIe siècle, à ce respect de la Loi qu’ils prêchèrent, à leur culte du pouvoir absolu de l’État, à leur glorification du citoyen… Le citoyen — cette chose publique — a remplacé l’homme. La souveraineté illimitée de l’État peut passer des mains de la royauté aux mains de la bourgeoisie, de celles de la bourgeoisie à celles du socialisme ; elle continuera à exister. Elle deviendra plus atroce, même ; car elle augmente en se dégradant. Quel dogme !… Mais quelle chose terrible que de concevoir, un instant, la possibilité de son abolition, et de s’imaginer obligé de penser, d’agir et de vivre par soi-même !

Par le fait de la soumission à l’autorité infinie de l’État, l’activité morale ayant cessé avec l’existence de l’Individu, tous les progrès accomplis par le cerveau humain se retournent contre l’homme et deviennent des fléaux ; tous les pas de l’humanité vers le bonheur sont des pas vers l’esclavage et le suicide. Les outils forgés autrefois deviennent des buts, de moyens qu’ils étaient. Ce ne sont plus des instruments de libération, mais des primes à toutes les spoliations, à toutes les corruptions. Et il arrive que la machine administrative, qui a tué l’Individu, devient plus intelligente, moins égoïste et plus libérale que les troupeaux de serfs énervés qu’elle régit !

On a tellement écrasé le sentiment de la personnalité qu’on est parvenu à forcer l’être même qui se révolte contre une injustice à s’en prendre à la Société, chose vague, intangible, invulnérable, inexistante par elle-même, au lieu de s’attaquer au coquin qui a causé ses griefs. On a réussi à faire de la haine virile la haine déclamatoire… Ah ! si les détroussés des entreprises financières, les victimes de l’arbitraire gouvernemental avaient pris le parti d’agir contre les auteurs, en chair et en os, de leurs misères, il n’y aurait pas eu, après ce désastre cette iniquité, et cette infamie après cette ruine. La vendetta n’est pas toujours une mauvaise chose, après tout, ni même une chose immorale ; et devant l’approbation universelle qui aurait salué, par exemple, l’exécution d’un forban de l’agio, le maquis serait devenu inutile… Mais ce sont les institutions, aujourd’hui, qui sont coupables de tout ; on a oublié qu’elles n’existent que par les hommes. Et plus personne n’est responsable, nulle part, ni en politique ni ailleurs… Ah ! elle est tentante, certes, la conquête des pouvoirs publics !

Ces socialistes, ces anarchistes !… Aucun qui agisse en socialiste ; pas un qui vive en anarchiste… Tout ça finira dans le purin bourgeois. Que Prudhomme montre les dents, et ces sans-patrie feront des saluts au drapeau ; ces sans-respect prendront leur conscience à pleines mains pour jurer leur innocence ; ces sans-Dieu décrocheront et raccrocheront, avec des gestes de revendeurs louches, tous les jésus-christs de Bonnat.

Allons, la Bourgeoisie peut dormir tranquille ; elle aura encore de beaux jours…

Je n’irai pas faire part de mes désillusions à l’abbé, pour sûr ; il se moquerait de moi, sans aucun doute. De quoi ai-je été me mêler là ? Est-ce que cela me regarde, moi, ce que peuvent dire et penser les futurs rénovateurs de la Société ? « Toutes les affaires qui ne sont pas nos affaires personnelles sont les affaires de l’État. » C’est Royer-Collard qui a dit ça ; et il avait bien raison.

Mais j’irai à Paris tout de même, pour me distraire ; il me semble que j’ai des lois d’airain qui me compriment le cerveau, et l’air de Londres est malsain pour ces maladies-là. C’est entendu ; je prends le train ce soir. « L’idée marche », disent les anarchistes. Moi aussi.


— Comment ! c’est toi ! s’écrie Ida que j’ai été voir, presque en arrivant. En voilà, une surprise ! Figure-toi que j’avais l’intention d’aller te faire une visite à Londres, dans deux ou trois jours.

— Vraiment ? Et en quel honneur ?

— Es-tu modeste ! Fais au moins semblant de croire que j’avais rêvé de toi, et embrasse-moi.

Je m’exécute, et Ida continue :

— La vérité, c’est que j’avais quelque chose à te dire, quelque chose de très important.

— Ah ! je devine : tu as revu la petite femme du monde…

— Renée ? Non. Je l’ai bien vue deux ou trois fois, en passant ; mais il n’y a rien à faire avec elle pour le moment. Comme elle a payé toutes ses dettes, elle peut avoir du crédit pendant un bon bout de temps ; et puis son mari a fait un héritage, je crois… Non, ce n’est pas d’elle que je voulais te parler. J’avais l’intention de te demander un conseil.

— Ida, ne fais pas cela ; tu t’en repentirais.

— Naturellement ; et ça ne m’empêcherait pas de continuer. Es-tu sérieux ? Oui ? Eh ! bien, écoute, j’ai reçu hier une lettre de Canonnier. Il est aux États-Unis…

— Après s’être échappé de Cayenne ; je sais ça. Mais en dehors de ce détail, j’ignore tout sur Canonnier. Pourquoi a-il été condamné aux travaux forcés, d’abord ?

— Condamné ! s’écrie Ida ; il n’a jamais été condamné aux travaux forcés.

— Et il était au bagne ?

— Oui. Mais pas comme condamné ; en qualité de relégué. Tu ne connais donc pas la loi de relégation ?

— Si, dis-je. C’est un des chefs-d’œuvre de la République ; si elle n’avait pas créé le Pari Mutuel, ce serait le seul.

— Alors, tu sais que, lorsqu’un homme a encouru deux condamnations, le tribunal a le droit de prononcer la relégation, sans autre forme de procès, et de l’envoyer finir ses jours à Cayenne ou à la Nouvelle-Calédonie.

— Certainement. La chose est charmante. Une pareille mesure, en si parfait désaccord avec les règles les plus élémentaires de l’équité, ne pouvait être votée qu’à une époque de haute moralité, et par des hommes dont l’intégrité est au-dessus de tout soupçon. Vois-tu Ida, la Société bourgeoise me fait l’effet de traiter le voleur, clair de lune de l’honnête homme actuel, comme le précepteur du Dauphin traitait autrefois le compagnon d’études de son royal élève ; elle lui donne la fessée quand l’autre n’est pas sage.

— Il n’y a rien de tel que l’exemple… À dire vrai, cette loi est immonde. Je ne cherche pas à disculper Canonnier ; c’est un voleur de premier ordre ; Dieu seul, s’il existe, connaît le nombre de ses larcins. Pourtant, il n’avait subi qu’une condamnation pas sérieuse et il y avait déjà fort longtemps, lorsqu’il fut soupçonné d’avoir commis un vol perpétré au Havre, dans une villa appartenant à un des gros seigneurs de la République. Ce n’était pas de l’argent qui avait été enlevé, ni des valeurs, mais des papiers politiques de la plus haute importance, paraît-il. Canonnier était bien l’auteur du vol ; il avait dérobé les documents et les avait expédiés à un de ses amis, attorney à New-York. Mais on n’avait aucune preuve de sa culpabilité et l’on n’osa point l’arrêter. On se contenta de le filer sérieusement.

— Il n’avait qu’à quitter la France.

— C’est ce qu’il voulut faire. Il partit pour Bordeaux et s’y logea dans un hôtel quelconque, en attendant le départ du bateau qu’il voulait prendre. Le soir même de son arrivée, comme il rentrait après avoir passé la soirée au théâtre, il fut mis en état d’arrestation ; on l’accusa d’avoir dérobé l’argenterie de l’hôtel ; on fouilla ses bagages ; et l’on y trouva, en effet, quelques douzaines de couverts…

— Que les argousins y avaient déposés pendant son absence. L’invention n’est pas neuve.

— Ce qui ne l’est pas non plus, ce sont les propositions insidieuses et les menaces qui lui furent faites. Il ferma l’oreille aux propositions, et les menaces furent exécutées. Il fut condamné, pour le vol, à je ne sais plus combien de mois de prison, et la relégation s’ensuivit. Voici bientôt quatre ans de cela…

— Et tu dis que tu as reçu hier une lettre de lui ?

— Oui ; il m’apprend qu’il sera en France d’ici deux mois environ, et me charge d’une commission bien délicate et bien ennuyeuse. Tu sais qu’il a une fille ?

— Je l’ai entendu dire, à toi ou à Roger-la-Honte.

— Elle a dix-neuf ans, à peu près ; elle s’appelle Hélène…

— N’a-t-elle pas été adoptée par la femme d’un magistrat ?

— Pas tout à fait. Voici les choses : il y a une vingtaine d’années, Canonnier, qui n’en avait guère que vingt-cinq, rencontra par hasard, dans un jardin public, une jeune fille qui venait d’entrer, comme gouvernante, au service de M. de Bois-Créault, le fameux procureur-général du commencement de la République. C’était une petite provinciale, bébête mais très jolie. Canonnier s’amusa à lui faire la cour, en obtint des rendez-vous dont il ne pût gâter l’innocence, et finit par en devenir sérieusement amoureux. La petite, qui se sentait vivement désirée, parlait mariage et restait sourde à toute autre chose. Canonnier, qui faisait alors ses premières armes dans l’armée du crime, bien qu’il se fût qualifié voyageur de commerce, trouvait sans doute dans cette intrigue banale une dérivation à l’énervement qui accompagne les débuts dans votre profession. Et puis, vraiment, il était amoureux. Au fond, il ne nourrissait aucun parti pris contre les unions légitimes ; il en aurait conclu trois aussi facilement qu’une seule, le même jour. Le mariage se fit donc, avec l’assentiment de la famille de Bois-Créault, qui garda la jeune femme à son service, même après qu’elle eut mis au monde une petite fille.

— Et Canonnier, que faisait-il pendant ce temps-là ?

— Il était censé voyager beaucoup, surtout à l’étranger. Il voyait sa femme de temps à autre, assez souvent durant les premières années, assez rarement depuis. Quant à l’enfant, qui avait été mise en nourrice d’abord, puis en pension, il a toujours subvenu largement à tous les frais.

— Mais, depuis son arrestation ?

— Deux jours avant qu’on le mît en prison, sa femme mourut subitement de la rupture d’un anévrisme. Hélène, que Mme  de Bois-Créault avait invitée à passer ses vacances chez elle, se trouvait auprès de sa mère quand ce malheur survint et put assister à ses derniers moments. Mme  de Bois-Créault, émue de compassion, se résolut à garder la jeune fille auprès d’elle. Ah ! l’on dira ce qu’on voudra, continue Ida avec un grand geste, mais il y a encore de braves gens ! C’est magnifique, ce qu’ils ont fait-là, les Bois-Créault. Grâce à leur intervention, aucune publicité ne fut donnée au procès de Canonnier ; il fut jugé, condamné et relégué à huis clos, pour ainsi dire. Hélène ignore donc le sort de son père, le croit mort ou disparu. Elle ne sait rien de lui, l’a vu seulement de loin en loin. L’aime-t-elle ? Canonnier l’affirme et prétend, de son côté, que sa fille est son adoration et qu’il veut, un jour, en faire une reine ; moi, je ne sais pas…

— J’ai entendu dire que Canonnier était riche.

— Très riche. Sa fortune est en Amérique. Mais il ne possède pas que de l’argent ; il a aussi beaucoup de papiers politiques, dans le genre de ceux qu’il a dérobés au Havre ; il n’a pas volé autre chose pendant toute une année. Il m’a dit que ces documents vaudraient avant peu, en France, beaucoup plus que leur pesant de billets de banque.

— Il n’avait pas tort ; et il voyait loin… Mais tu disais qu’Hélène vit avec la famille de Bois-Créault…

— Certainement. Mme  de Bois-Créault la traite comme sa propre fille ; une mère ne serait pas plus dévouée, plus pleine d’attentions pour son enfant. Je les ai vues maintes fois ensemble, à la messe de Saint-Philippe du Roule ou aux premières. Mon cher, moi qui connais les choses, j’étais émue plus que je ne saurais dire ; les larmes m’en venaient aux yeux. Hélène est si jolie, et Mme  de Bois-Créault a l’air d’une femme si supérieure ! Une figure qui respire la franchise, la dignité et la bonté. Ah ! oui, c’est une vraie femme ! Je suis sûre qu’elle aurait adopté Hélène si la chose était possible, si Canonnier était mort.

— Elle n’a pas d’enfants, probablement ?

— Si. Un fils, M. Armand de Bois-Créault. Un jeune homme de vingt-cinq ans, environ.

— Que fait-il ?

— Rien. Il est officier de réserve. Je crois qu’il ne songe guère qu’à s’amuser ; on voit souvent son nom dans les journaux mondains.

— Ils sont riches, ces Bois-Créault ?

— Oh ! oui ; surtout depuis trois ans. Ils ont fait un gros héritage, je crois. On prétend que le fils jette l’argent à pleines mains…

— Et le père ne met pas le holà ? J’aurais pensé qu’un ancien magistrat…

— Tu ne connais pas ces gens-là, répond Ida en souriant. M. de Bois-Créault est un homme d’étude qui passe son temps dans la retraite la plus austère. Il ne sait que ce qu’on veut bien lui apprendre, et ce n’est pas la mère qui irait l’instruire des fredaines de son fils. On le voit rarement dans le monde et, même chez lui, il n’apparaît aux réceptions données par sa femme que pour de courts instants. Il ne se plaît que dans son cabinet.

— Cherche-t-il la pierre philosophale ?

— Non ; il n’en a pas besoin. Il achève un gros ouvrage de jurisprudence, ou quelque chose dans ce genre-là ; une œuvre qui fera sensation, paraît-il. Ça s’appelle : « Du réquisitoire à travers les âges. » Les journaux ont déjà dit plusieurs fois qu’on en attendait la publication avec impatience. Mais, des travaux pareils, ça ne s’improvise pas, tu comprends.

— Heureusement… Et quelle est la commission dont te charge Canonnier ?

— Tu ne l’imaginerais jamais. Il me demande de faire parvenir à sa fille une lettre dans laquelle il lui annonce son prochain retour et la prie de se tenir prête à quitter ses bienfaiteurs et à venir le rejoindre, dès qu’il lui en donnera avis.

— Et tu ne sais pas comment faire tenir la lettre à Hélène ?

— Ah ! ma foi, si ; ce n’est pas là ce qui m’embarrasse ; un domestique, une ouvreuse au théâtre, un bedeau à l’église, pourvu que je leur graisse la patte, lui remettront tout ce que je voudrai. Mais tu ne vois pas ce qu’il y a d’abominable dans ce que fait Canonnier ? Engager sa fille à payer de la plus noire ingratitude les bienfaits d’une famille qui l’a accueillie d’une façon si cordiale ! Lui conseiller de quitter cette maison qu’on lui a ouverte si généreusement comme on s’échapperait d’une geôle ! L’inviter à briser son propre avenir et aussi, sans doute, le cœur de sa mère adoptive !… Et pourquoi ? Pour la lancer dans une carrière d’aventures, pour lui préparer une existence faite de tous les hasards… Ah ! c’est indigne !… Je sais bien que, pour Canonnier, tous les sentiments ordinaires, sont nuls et non avenus ; mais, c’est égal, s’il était ici je lui dirais ce que je pense… Voyons ; tu as du bon sens, tu sais juger les choses ; que me conseilles-tu de faire ?

— Il faut faire, dis-je, ce que te demande Canonnier.

— Mais…

— Il faut le faire sans hésitation. J’ignore les motifs qui le font agir ; mais il a des raisons sérieuses, sois-en sûre. Du reste, Hélène prendra le parti qui lui conviendra ; rien ne la force à obéir à son père.

— C’est bon, dit Ida. Elle aura la lettre avant demain soir. Mais si cela tourne mal, je saurai à qui m’en prendre… Allons déjeuner ; je t’en veux à mort, car tu n’as pas de cœur, et si quelques douzaines d’huîtres ne nous séparent pas l’un de l’autre, je ne réponds pas de moi…


— Qu’est-ce que tu vas faire à présent ? me demande Ida après déjeuner.

— Un petit tour sur le boulevard ; et si tu n’as rien de mieux à faire…

— Si. J’attends quelqu’un tantôt. L’obstétrique avant tout. Je te souhaite beaucoup d’amusement. D’ailleurs, je vais te dire…

Elle va chercher des cartes, les bat et me les fait couper plusieurs fois.

— Eh ! bien, non, mon petit, tu ne t’amuseras pas beaucoup cette après-midi. Tu rencontreras un jeune homme triste et un homme de robe, et tu causeras d’affaires avec eux… ils te proposeront un travail d’écriture…

— Ah ! les misérables ! Ne m’en dis pas plus long !… Je me sauve. Je viendrai t’enlever ce soir à sept heures.


Allez donc vous moquer des prédictions et rire des cartomanciennes ! Il n’y a pas cinq minutes que je me promène sur le boulevard, quand j’aperçois le jeune homme triste. En croirai-je mes yeux ? Il est accompagné de l’homme de robe. Philosophe, juge ou professeur, je ne sais pas ; mais homme de robe, c’est certain, bien que la robe s’écourte en redingote noire, en redingote à la papa. Ah ! homme de robe, tu as une bien vilaine figure, mon ami, avec ton nez camus, tes yeux couleur d’eau de Seine et ta grande barbe noire !

Quant au jeune homme triste, il n’y a pas à s’y tromper, c’est Édouard Montareuil en personne. Il vient à moi la main tendue, se dit très heureux de me rencontrer, me demande de mes nouvelles et, après que je lui ai rendu la pareille, me présente l’homme de robe.

— Monsieur le professeur Machin, criminaliste.

Saluts, poignées de mains, petite conversation météorologique ; après quoi nous disparaissons tous les trois, fort dignement, dans les profondeurs d’un café.

Et comment se porte Mme  Montareuil ? Pas trop mal, bien qu’elle soit toujours en proie, depuis ce malheureux événement — vous savez — à une profonde tristesse. Son fils la partage-t-il cette mélancolie ? Mon Dieu ! oui ; il ne s’en défend pas. Le coup l’a profondément touché ; il ne s’est pas marié ; il porte sa virilité en écharpe. N’a-t-il point essayé de réagir ? Si ; il a fait des tentatives héroïques, mais sans grand succès. Cependant, comme le chagrin, même le mieux fondé, ne doit pas condamner l’homme à l’inertie ; comme il faut payer à ses semblables le tribut de son activité, Édouard Montareuil s’est décidé à agir vigoureusement, à se lancer à corps perdu dans le tourbillon des entreprises modernes. Il a fondé une Revue.

— La « Revue Pénitentiaire. » N’en avez-vous pas vu le premier numéro, qui a paru le mois dernier ? Il a été fort bien accueilli.

Je suis obligé d’avouer que j’étais à l’étranger, vivant en barbare, très en dehors, hélas ! du mouvement intellectuel français.

— Ah ! Monsieur, déclare le criminaliste, vous avez beaucoup perdu. L’apparition de la « Revue Pénitentiaire » a été l’événement du mois. C’est un gros succès.

J’en doute un peu, car enfin… Mais Montareuil me démontre que j’ai le plus grand tort. Même au point de vue pécuniaire, sa Revue est un succès ; grâce à certaines influences qu’il a su mettre en jeu, tous les employés et gardiens des prisons de France et de Navarre ont été obligés de s’y abonner et, le mois prochain, tous les gardes-chiourmes des bagnes seront contraints de les imiter. N’est-ce pas une excellente manière de fournir à ces dévoués serviteurs de l’État le passe-temps intellectuel qu’ils méritent ?

J’en frémis. Et quel moyen de répression, aussi, contre les pauvres diables qui gémissent sous leur trique ! Si les prisonniers ou les forçats font mine de se mal conduire, on ne les menacera plus de les fourrer au cachot. On leur dira : « Si vous n’êtes pas sages, nous vous condamnerons à lire la Revue que lisent vos gardiens. » Ah ! les malheureux ! Leur sort n’est déjà pas gai, mais…

Le criminaliste interrompt mes réflexions.

— Nous nous sommes aussi préoccupés, dit-il, de la condition des détenus. Nous sommes convaincus qu’une lecture saine et agréable aiderait beaucoup à leur relèvement. C’est pourquoi nous demandons qu’on les autorise à prélever sur leur masse, pendant leur incarcération, la somme nécessaire à un abonnement annuel à la Revue.

— C’est presque une affaire faite, dit Montareuil ; de hauts fonctionnaires du ministère nous ont promis leur concours, en principe ; ce n’est plus qu’une question de commission à débattre.

— N’allez pas croire, surtout, dit le criminaliste, que la Revue n’est point lue à l’air libre. Au contraire. On la discute partout, et elle est fort goûtée dans les milieux les plus divers. On admire surtout notre façon paternelle, bien que sévère, d’envisager le malfaiteur. Que voulez-vous, Monsieur ? Un criminel est un invalide moral ; c’est un pauvre hère à l’intellect chétif, assez aveugle pour ne point voir la sublime beauté de la civilisation moderne. Il fait partie, pour ainsi dire, d’une race spéciale et tout à fait inférieure. Eh ! bien, je suis certain qu’à l’aide d’un mélange savamment combiné de bienveillance et de rigueur, on arriverait en très peu de temps à transformer cette race.

Alors, quoi ? Je serais obligé de m’établir banquier — de fabriquer des serrures à secret, de vendre des chaînes de sûreté ?

— Je viens de vous dire, continue le criminaliste, que le malfaiteur est un invalide moral ; c’est aussi un invalide physique. N’en doutez pas, Monsieur ; tout criminel présente des caractères anatomiques particuliers. Il y a un « type criminel. » Certaines gens ont dit que chacun porte en soi tous les éléments du crime ; autant vaudrait répéter la fameuse phrase sur « le pourceau qui sommeille. » Rien de plus insultant pour le haut degré de culture auquel est parvenue l’humanité. C’est affirmer que les actes répréhensibles sont commandés par le milieu extérieur, ce qui ne soutient pas l’examen. Car enfin, Monsieur, où sont, dans l’admirable société actuelle, les causes qui pourraient provoquer des agissements délictueux ? Où sont-elles, s’il vous plaît ? Vous ne répondez pas, et vous avez raison. Ces causes n’existent point ; je ne dis pas que tout soit pour le mieux, mais, tout est aussi bien que possible ; et la marche du progrès est incessante… Non, les actes sont dus à la conformation anatomique…

— Je vois, dis-je, que vous êtes un disciple de Lombroso, et je vous en fais mon compliment. Mais ce grand homme n’a-t-il pas dit qu’une certaine partie des malfaiteurs, celle qui peut se dire l’aristocratie du crime, offre une large capacité cérébrale, et souvent même ces lignes harmoniques et fines qui sont particulières aux hommes distingués ?

— Certes, il l’a dit ; mais je ne sais point s’il n’a pas été un peu loin. Quoiqu’il en soit, restez persuadé que, malgré tout, il y a des signes qui ne trompent pas et qu’un œil exercé peut toujours facilement reconnaître. Ainsi, vous. Monsieur — permettez-moi de faire une supposition invraisemblable — vous voudriez commettre des actes répréhensibles que vous ne le pourriez point. Savez-vous pourquoi ? demande le criminaliste en reculant sa chaise et en regardant sous la table. Parce que vous n’avez pas le pied préhensile… Non, ne vous déchaussez pas ; je suis sûr de ce que j’avance. Pas de criminel sans pied préhensile. Et si vous aviez le pied préhensile, vous ne pourriez point porter des bottines aussi pointues. Voilà, Monsieur. Ah ! la science est une belle chose et notre époque est une fière époque ! Le XIXe siècle a donné la solution de tous les problèmes…

C’est presque juste. La seule question qui reste à résoudre, aujourd’hui, c’est celle du Voleur ; il est vrai qu’elle les contient toutes, les questions.

— Nous vous parlons là, me dit Montareuil, de choses qui ne doivent pas vous être très familières. En votre qualité d’ingénieur — car j’ai appris avec plaisir que vous êtes ingénieur…

— Oui, dis-je, je suis ingénieur. Ingénieur civil. Mais ne croyez pas que mes occupations professionnelles me ferment les yeux à ce qui se passe dans d’autres sphères. Et, d’ailleurs, puisque M. le professeur Machin parlait tout à l’heure de la grandeur de la science, ne pensez-vous pas que toutes ses branches, si différentes que paraissent leurs directions, convergent en somme vers un même but ? J’en suis profondément convaincu, quant à moi. Combien de fois ne m’est-il pas arrivé, en surveillant l’établissement des écluses qui règlent le cours des rivières, de comparer les flots impétueux et désordonnés du fleuve à l’esprit humain sans guide et sans frein, et l’écluse elle-même aux lois sages, aux bienfaisantes mesures qui en renferment l’activité dans de justes bornes et en réfrènent les emportements. Oui, j’ai souvent songé aux rapports étroits…

— Vraiment ! s’écrie le criminaliste. Ah ! c’est merveilleux ! La façon dont vous concevez et dont vous exprimez les choses est aussi grandiose que neuve. Cette comparaison entre les flots tumultueux et les dérèglements de l’esprit humain… Ah ! c’est superbe… Permettez-moi Monsieur, de vous féliciter… Mais, j’y pense, continue-t-il en se tournant vers Montareuil, ne pourriez-vous pas engager monsieur votre ami à nous donner un article, si court soit-il, pour le prochain numéro de la Revue ? Un article dans lequel il développerait les belles idées dont il vient de nous offrir un aperçu si captivant ?

— En effet, répond Montareuil. Pourquoi, mon cher Randal, n’écririez-vous pas un article pour nous ? Vous y resteriez ingénieur tout en devenant moraliste ; et ce serait si intéressant !

Je manque d’éclater de rire — ou de tomber à la renverse. — Moi, rédacteur à la « Revue Pénitentiaire » ! Non, c’est trop drôle ! Il ne manquerait plus que Roger-la-Honte pour faire le Courrier de Londres et Canonnier pour envoyer des Correspondances d’Amérique… Mais le criminaliste et Montareuil ont les yeux fixés sur moi ; ils attendent ma décision avec anxiété. Si j’acceptais ? Oui, je vais accepter. Il y aura dans ma collaboration à la Revue une belle dose d’ironie, qui ne me déplaît pas du tout ; et si je suis jamais poissé sur le tas — ce qu’on rigolera !

— Eh ! bien, dis-je, puisque vous semblez le désirer…

— Ah ! merci ! merci ! s’écrient en chœur Montareuil et le criminaliste.

Ils me serrent chacun une main, avec effusion ; et le criminaliste me demande en souriant :

— N’aurais-je pas tort de supposer que vous prendrez pour texte de votre article la belle similitude dont vous vous êtes servi tout à l’heure ? « L’écluse et la morale », quel titre ! Ou bien encore : « De l’écluse, envisagée comme œuvre d’art, comme symbole, et comme obstacle opposé par la science… » Je crois que ce serait un peu long…

— Peut-être. Du reste, je ne demanderai pas l’inspiration de mon travail aux voix fluviales ; je préfère la trouver dans les voies ferrées.

— Ah ! dit le criminaliste, les chemins de fer !… Voilà quelque chose d’inattendu ! Je suis sûr, Monsieur, que vous ferez un chef-d’œuvre. Le prochain numéro de la Revue sera d’un intérêt supérieur. J’y publie, pour mon compte, une étude qui attirera l’attention ; c’est l’Esquisse d’un Code rationnel et obligatoire de Moralité pour développer l’Idéal public. Je n’ai plus qu’à en tracer les dernières lignes.

Alors, pourquoi ne va-t-il pas les écrire tout de suite ?

Il y va. Il se retire après de nombreux compliments et de grandes protestations d’amitié. Montareuil m’apprend qu’il voudrait avoir ma copie dans cinq ou six jours. Il l’aura. Sur cette assurance, nous sortons tous deux du café et, trois minutes après, il me quitte. Il sait que Paris est menacé d’une épidémie de coqueluche, et il va se faire inoculer. Je lui souhaite un bon coup de seringue.


La « Revue Pénitentiaire » a paru ; et mon article a fait sensation. Je l’avais intitulé : « De l’influence des tunnels sur la moralité publique. » J’y étudiais l’action heureuse exercée sur l’esprit de l’homme par le passage soudain de la lumière aux ténèbres ; j’y montrais comme cette brusque transition force l’être à rentrer en soi, à se replier sur lui-même, à réfléchir ; et quels bienfaisants résultats peuvent souvent être provoqués par ces méditations aussi subites que forcées. J’y citais quelques anecdotes ; l’une, entre autres, d’un criminel invétéré qui, à ma connaissance, avait pris le parti de revenir au bien en passant sous le tunnel du Père-Lachaise. Je sautais sans embarras du plus petit au plus grand, et je présentais un exposé comparatif de la moralité des différents peuples, que je plaçais en regard d’un tableau indiquant la fréquence ou la rareté des œuvres d’art souterraines sur leurs réseaux ferrés. J’attribuais la criminalité relativement restreinte de Londres à l’usage constant fait par les Anglais du Metropolitan Railway. Je démontrais que le manque de conscience qu’on peut si souvent, hélas ! reprocher aux Belges, ne saurait être imputé qu’à la disposition plate du pays qu’ils habitent et qui ne permet guère les tunnels. Je prouvais que la haute moralité de la Suisse, contrée accidentée, provient simplement de ce que les trains, à des intervalles rapprochés, s’y enfoncent sous terre, reparaissent au jour et s’engouffrent de nouveau dans les excavations béantes à la base des majestueuses montagnes. J’exposais ainsi un des mille moyens par lesquels la science, même dans ses applications les moins idéales, arrive à améliorer la moralité des nations. Je préconisais la création immédiate d’un métropolitain souterrain à Paris. Je disais beaucoup de mal des passages à niveau, qui n’inspirent aux voyageurs que des pensées frivoles. Et, pour faire voir que je ne manque de logique que lorsqu’il me plaît, je finissais par un éloge pompeux du maître Lombroso, où je mettais en pleine lumière son plus grand titre de gloire : sa tranquille audace à donner doctoralement l’explication du crime sans prendre la peine de le définir. « Imitons-le, disais-je en terminant. Le crime est le crime, quoi qu’en puissent dire des sophistes peut-être intéressés ; et, comme Lombroso, il faut en laisser la définition à la mûre expérience des gendarmes, ces anges-gardiens de la civilisation. »

En vérité, cette étude, qui est mon début littéraire, a fait beaucoup de bruit. Elle m’a valu de nombreuses lettres, toutes flatteuses. Une seule est blessante pour mon amour-propre d’auteur. Elle est d’une petite dame qui m’apprend qu’elle éprouve généralement des sensations plus agréables que morales sous les tunnels, lorsqu’elle voyage sans son mari et qu’un Monsieur sympathique s’est installé dans son wagon. Quelque hystérique…

Mon article m’a procuré aussi le plaisir d’une visite ; celle de Jules Mouratet, un de mes camarades de collège, que j’avais perdu de vue depuis longtemps déjà, et que je croyais employé au ministère des Finances. Mais il a fait du chemin, depuis ; il me l’apprend lui-même. Il n’est plus employé, mais fonctionnaire — haut fonctionnaire. — Il est à la tête de la Direction des Douzièmes Provisoires, une nouvelle Direction que le gouvernement s’est récemment décidé à créer au ministère des Finances, en raison de l’habitude prise par les Chambres de ne voter les budgets annuels qu’avec un retard de quatre ou cinq mois. Ah ! il a de la chance, Mouratet ! Le voilà, à son âge, Directeur des Douzièmes Provisoires ; et, même, il sera bientôt député, car toute l’administration française, me dit-il à l’oreille, n’est qu’une immense agence électorale, et l’expérience qu’il a acquise dans ses fonctions rend sa présence indispensable au Parlement, lors de la discussion du budget. Lui seul pourra dire avec certitude, chaque année, s’il convient d’en reculer le vote jusqu’à la Trinité, ou simplement jusqu’à Pâques. Heureux gaillard !

Nous dînons ensemble au cabaret, en garçons, bien qu’il soit marié.

— Oui, mon cher, depuis plus de trois ans. Avec une petite femme charmante, jolie, instruite, spirituelle, et dévouée, dévouée ! Un caniche, mon cher ! Et adroite, avec ça… on dirait une fée… Elle sait tirer parti de tout ; elle ferait rendre vingt francs à une pièce de cent sous… On me le dit quelquefois : « Votre intérieur est ravissant, et Mme  Mouratet est une des femmes les mieux habillées de Paris. » C’est vrai, mais je ne sais pas comment elle peut s’y prendre… Cela tient du prodige, absolument.

— Vois-tu, dis-je — car nous avons repris tout de suite le bon tutoiement du collège — vois-tu, les femmes ont des secrets à elles. Il y a des grâces d’état, et de sexe.

— Tout ce que je sais, répond Mouratet, c’est que le mariage m’a porté bonheur ; tout me réussit, depuis que j’ai convolé en justes noces. Certes, il y a trois ans, je n’aurais jamais espéré avoir à l’heure qu’il est la situation que j’occupe.

— Le fait est que tu es déjà, et que tu vas devenir sous peu encore davantage, un des piliers de la République.

— Ah ! dit Mouratet, on lui reproche bien des choses, à cette pauvre République ! Mais n’est-ce pas encore le meilleur régime ? N’est-ce pas le gouvernement par tous et pour tous ? On va même jusqu’à l’accuser d’austérité. Calomnie pure ! Il n’y a pas d’homme occupant une position dans le gouvernement qui ne fasse tous ses efforts pour grouper autour de lui l’élite intellectuelle de la nation. La République française est la République athénienne… Mais, à propos, ne m’a-t-on pas dit que tu vivais beaucoup à l’étranger ?

— On a eu raison. De grands travaux dont j’ai fourni les plans ou auxquels je m’intéresse… Je ne viens en France que de loin en loin.

— C’est cela. Ma foi, sans ton article dans cette Revue de Montareuil, je n’aurais pas su où aller te chercher. C’est très beau, ton idée d’allier la littérature à la science ; tu dis bien justement dans ton étude qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre elles. C’est une de ces pensées qui redeviennent neuves, tellement on les a oubliées. Car, vois les grands artistes de la Renaissance. Léonard de Vinci, par exemple… Ah ! la peinture ! Ma femme en est folle. Elle passe des après-midi entières dans les galeries, chez Durand-Ruel et ailleurs. Quand elle revient, elle est moulue, brisée, comme si elle avait éprouvé les plus grandes fatigues physiques. Les nerfs, tu comprends… Ah ! ces natures sensitives…

— La névrose est la maladie de l’époque. Mais j’espère que la santé de ta femme ne t’inquiète pas ?

— Pas du tout. Elle se porte à merveille. D’ailleurs, il faut que tu en juges, car je ne veux point te laisser vivre en ermite pendant les quelques semaines que tu consens à passer à Paris. Ma femme reçoit quelques amis tous les mercredis soir ; elle sera enchantée de faire ta connaissance. Viens donc après-demain.

J’ai bien envie de refuser, sous des prétextes quelconques ; j’aime mieux aller au Cirque qu’en soirée. Mais Mouratet insiste ; il revient même à la charge quand il me quitte.

— Alors, c’est entendu ; à après-demain ?

— Oui, à après-demain.


Je tiens parole. Et me voilà montant, vers les dix heures du soir, l’escalier d’une somptueuse maison du boulevard Malesherbes.

Je ne suis pas plutôt annoncé que Mouratet vient m’accueillir et me présente à sa femme. Je m’incline devant la maîtresse de la maison en prononçant la phrase de circonstance, et j’ai à peine eu le temps de relever le front qu’un éclat de rire me répond.

— Mon Dieu, Monsieur, que votre étude dans la « Revue Pénitentiaire » m’a donc amusée ! C’est bien vilain de ma part, car, le sujet était grave, mais vos idées sont tellement originales ! Je suis ravie de vous connaître, Monsieur, et mon mari ne pouvait me faire un plus grand plaisir que de vous engager à nous venir voir… Les amitiés de collège sont les meilleures… Je serai si heureuse de pouvoir discuter avec vous certains sujets… Vous ne m’en voudrez pas de n’avoir pu prendre votre article tout à fait au sérieux ? Mon mari m’en a déjà grondée, mais… Nous en parlerons tout à l’heure, si vous voulez bien…

Je m’incline, sans pouvoir trouver une parole, tandis que Renée — car c’est elle — va recevoir une dame, parée comme une châsse, qui vient de faire son entrée.

Eh ! bien, elle peut se vanter d’avoir de l’aplomb, la petite poupée ! Ce n’est ni le sang-froid ni la présence d’esprit qui lui manque, et j’aurais laissé percer mon embarras plus visiblement qu’elle, à sa place. Son rire, peut-être nerveux et involontaire après tout, a sauvé la situation ; me permet d’expliquer mon trouble et mon mutisme, si l’on s’en est aperçu. Mais Mouratet n’a rien remarqué.

— Comment trouves-tu ma femme ? me demande-t-il en me conduisant dans son cabinet transformé en fumoir. Un peu enfant, hein ?

— Absolument charmante ; très spirituelle et très gaie. Je n’aime rien tant que la gaîté.

— Alors, vous vous entendrez facilement. C’est un vrai pinson. Parfois légèrement capricieuse et bizarre, mais très franche, et le cœur sur la main…

Et la main dans la poche de tout le monde. Ah ! mon pauvre Mouratet, je comprends que tout t’ait réussi depuis ton mariage, et que tu occupes aujourd’hui une aussi belle situation. « La faveur l’a pu faire autant que le mérite. » Et puis, de quoi te plaindrais-tu, au bout du compte, prébendé de la démocratie imbécile, acolyte de la bande qui taille dans la galette populaire avec le couteau du père Coupe-toujours ? Tu ne mérites même pas qu’on s’occupe de toi. C’est elle qui est intéressante, cette petite Renée qui tire si joliment sa révérence aux conventions dont elle se moque, qui fait la nique à la morale derrière le dos vert des moralistes, et qui passe à travers le parchemin jauni des lois les plus sacrées avec la grâce et la légèreté d’une écuyère lancée au galop, quittant la selle d’un élan facile, et retombant avec souplesse sur la croupe de sa monture, après avoir crevé le cerceau de papier.

Est-ce amusant, une soirée chez Mouratet ? Comme ci, comme ça. C’est assez panaché. Les personnalités les plus diverses se coudoient dans les deux salons. Leur énumération serait fastidieuse ; cependant, je regretterais de ne pas citer un vieux général et son jeune aide de camp, des diplomates exotiques, une femme de lettres, un pianiste croate, un quart d’agent de change, la moitié d’un couple titré en Portugal et une princesse russe tout entière, un journaliste méridional et un poète belge, des députés et des fonctionnaires flanqués de leurs épouses légitimes, un agitateur irlandais, une veuve et trois divorcées, un partisan du bimétallisme, et un nombre respectable d’Israélites. Un peu le genre de société qu’on sera forcé de fréquenter, le jour de Jugement dernier, dans la vallée de Josaphat… Elle n’est pas mal, décidément, l’élite intellectuelle de la nation ; elle est fort grecque, la République athénienne.

Ah ! cette République, qui n’est même pas une monarchie ! Ah ! cette Athènes, qui n’est même pas une Corinthe !… Quelle dèche, mon Empereur !

Je voudrais bien parler à Renée. Justement, elle vient de se débarrasser de la troisième divorcée, et je l’aperçois qui me fait signe.

— Mettez-vous là, dit-elle en me laissant une place à côté d’elle ; le pianiste croate va faire un peu de musique, et nous ferons semblant de l’écouter tout en causant. On croira que nous discutons son génie ; il faudra lever les yeux au plafond, de temps en temps. Comme ça, tenez… N’est-ce pas qu’elle est bien, ma pose d’extase ?… Oh ! je me demande comment je ne suis pas morte de rire, tout à l’heure. Si j’avais connu votre nom, au moins !… Mais, prise à l’improviste, comme ça… C’est tellement drôle !… On payerait cher pour avoir tous les jours une surprise pareille ; ça vous remue de fond en comble… Et si vous aviez pu voir la tête que vous faisiez !… C’est impayable. Si vous saviez ce que ça m’amuse, de connaître votre genre réel d’occupations et de vous voir ici !… Et mon mari qui vous croit ingénieur ! Quelle farce ! Non, l’on ne voit pas ça au Palais-Royal…

— Moi non plus, dis-je, je ne pensais guère avoir le plaisir de vous retrouver ce soir en madame Mouratet. Je m’y attendais si peu que je m’étais préparé pour une occasion possible et que j’avais glissé un rossignol dans la poche de mon habit.

— Vrai ? demande Renée en éclatant de rire. On n’imagine pas des choses pareilles. À qui se fier, je vous le demande ?… Ah ! le pianiste croate a fini ; attendez-moi un instant ; il faut que j’aille le remercier et lui demander un autre morceau ; la « Marche des Monts Carpathes. »

Elle revient une minute après, légère et jolie dans la ravissante toilette mauve qui fait valoir son charme de Parisienne.

— Ça y est. Je lui ai dit qu’il était le Strauss de demain. Pourquoi pas l’Offenbach d’hier ?… Écoutez, j’ai beaucoup de choses à vous dire, mais ce n’est guère possible à présent. Il faudra revenir me voir. Mais venez à mes five o’clock ; je suis beaucoup plus libre et nous pourrons causer à notre aise. Tenez, venez après-demain, et arrivez à quatre heures ; nous aurons une heure entière à nous. Et si vous voulez me faire un grand plaisir, ajoute-t-elle plus bas, apportez une pince-monseigneur. J’en entends parler depuis si longtemps, et je n’en ai jamais vu. Je voudrais tant en voir une !… Pour la peine, je vous ferai une surprise. J’inviterai les trois personnes que vous avez dévalisées sur mes indications, et je vous présenterai à elles. Croyez-vous qu’il y aura de quoi rire !… Non, vraiment, il n’y a plus moyen de s’embêter une minute, à présent… Ah ! si : voici le poète belge qui se prépare à déclamer l’« Ode au Béguinage. » Regardez-le là-bas, devant la cheminée. Ah ! ces poètes pare-étincelles !… Je me demande pourquoi on ne le décore pas tout de suite, celui-là. Peut-être qu’il nous laisserait tranquilles, après. Bon, voici la femme de lettres qui veut me parler. Abandonnez-moi au bourreau… Et à après-demain ; surtout, n’oubliez pas la pince…

Pourquoi l’oublierais-je ? A-t-elle fait plus de mal, à tout prendre, que le cachet du Directeur des Douzièmes Provisoires ? C’est peu probable. Mais les larrons à décrets se réservent le monopole de l’extorsion ; ils le tiennent des mains souveraines du Peuple. Le Peuple, citoyens ! Et nous oserions, nous, les voleurs à fausses clefs, sans investiture et sans mandat, exister à côté d’eux, leur faire concurrence… manger l’herbe d’autrui !… quelle audace ! — et quel tollé, si tous les honnêtes gens qui m’entourent pouvaient, tout d’un coup, apprendre ce que je suis ! — Je me figure surtout la vertueuse indignation de Mouratet, ce Mouratet qui vit au milieu du luxe payé par sa femme, avec de l’argent auquel Vespasien aurait trouvé une odeur. Mais Mouratet ignore tout ! Ce n’est pas une raison, car la bêtise seule est sans excuse ; pourtant…

Pourtant, Mouratet se donne du mal, lui aussi, pour subvenir aux dépenses du ménage ; il fraye avec les coquins mis en carte par le suffrage universel, coquette avec les agioteurs véreux qui font les affaires de la France. Le bénéfice qu’il a retiré, jusqu’ici, de ces tristes pantalonnades, n’est pas énorme, je le veux bien. Mais l’en blâmerai-je ? Dieu m’en garde. Il ne faut point juger de la valeur d’un procédé sur la mesquinerie de ses résultats. Il arrive à tout le monde d’obtenir moins qu’on n’espérait. J’ai volé cent sous.


J’ai apporté la pince ; et Renée m’a présenté aux trois personnes auxquelles son amitié a été si funeste. Nous avons bien ri, tous les deux. Elle m’a présenté, aussi, à d’autres personnes, femmes de représentants du peuple et de fonctionnaires, généralement, avec lesquelles j’ai bien ri, tout seul — sans jamais pouvoir parvenir à causer, après. — Ces dames ne sont point farouches ; il n’est pas fort difficile de leur passer la main sous le menton. Mais on aurait tort d’attribuer la fragilité de leurs mœurs à la légèreté de leur nature, à leur vénalité foncière, au désir de vengeance qu’excite en elles l’inconstance de leurs conjoints. C’est plutôt le poids de l’existence qui pèse sur elles qui les entraîne à des actes qui, à vrai dire, répugnent de moins en moins à la majorité des consciences féminines. C’est assez difficile à expliquer ; mais on dirait qu’elles sont lasses, physiquement, des infamies continuelles auxquelles elles doivent leur bien-être, et leurs maris leur fortune ; qu’elles ont besoin de se révolter, sexuellement, contre la servitude de l’ignominie morale que leur impose leur condition sociale. On dirait que leurs hanches se gonflent d’indignation sous les robes que leur offrirent des époux dont elles ont sondé l’âme ; que leurs seins crèvent de honte l’étoffe des corsages payés par l’argent des misérables ; que leurs flancs tressaillent de dégoût au contact des êtres qui les vendraient elles-mêmes, s’ils l’osaient, comme ils vendent tout le reste ; et qu’elles ont soif d’oublier, fût-ce pour une heure, dans les bras de gens qui n’appartiennent point à leur sinistre monde, les caresses de ces prostitués.

— Vous pourriez bien avoir raison, me dit Renée à qui j’expose un jour mes idées à ce sujet. Il est certain, par exemple, que Mme  Courbassol qui, je crois, vous a laissé voir la couleur de son corset, pourrait se servir de vos explications pour donner la clef de ses défaillances… Mais croyez-vous que ce soit charitable, de venir me parler de choses pareilles ? Si vous alliez me faire rêver à quelqu’un… à quelqu’un de très opposé, par son caractère et ses actes, aux gens auxquels je sois liée…

Halte-là ! Renée est charmante ; c’est une bonne petite camarade, mais je crois qu’il serait dangereux, avec elle, de dépasser la camaraderie. Il ne faut pas me laisser tenter par des pensées qui commencent à m’assaillir ; et le seul remède est la fuite, comme le dit l’axiome si vrai de Bussy-Rabutin, volé par Napoléon. Il ne faut pas oublier trop longtemps, non plus, que je suis un voleur.

Voici bientôt deux mois que je me suis endormi dans les délices de Capoue — délices peu enviables, au fond, et qui m’ont coûté assez cher — et j’ai fort négligé mes affaires. On ne peut pas être en même temps à la foire — la foire d’empoigne — et au moulin. Et, maintenant, si j’allais avoir à lutter contre des sentiments plus sérieux que ceux qui conviennent à des amourettes de hasard…

Non, pas d’idéal ; d’aucune sorte. Je ne veux pas avoir ma vie obscurcie par mon ombre.

Cela m’épouvante un peu, pourtant, de retourner à Londres. C’est si laid et si noir, à côté de Paris ! On pourrait le chercher à Hyde Park, l’équivalent de cette allée des Acacias où je me promène en ce moment, l’idée m’étant venue, après déjeuner, d’aller prendre l’air au bois. Les femmes aussi, on pourrait les y chercher, ces femmes qui passent en des parures de courtisanes et des poses d’impératrices, au petit trot de chevaux très fiers, femmes du monde qui ont la désinvolture des cocottes, horizontales qui ont le port altier des grandes dames.

En voici une, là-bas, qui semble une reine, et qui a laissé échapper un geste d’étonnement en jetant les yeux sur moi. Un truc. Il y a tant de façons de faire son persil !… Tiens ! elle me salue. Je rends le salut… Qui est-ce ?

Obéissant à un ordre, le cocher fait tourner la voiture dans une allée transversale. Je m’engage dans cette allée ; nous verrons bien. La voiture s’arrête, la femme saute lestement à terre ; et, tout à coup, je la reconnais. C’est Margot, Marguerite, l’ancienne femme de chambre de Mme  Montareuil.

— Enfin, te voilà ! s’écrie-t-elle en se précipitant au-devant de moi. Mais d’où sors-tu ? où étais-tu ? J’ai si souvent pensé à toi ! Je suis bien contente de te voir…

Moi aussi, je suis fort heureux de voir Margot. Je lui explique que mes occupations d’ingénieur me retiennent beaucoup à l’étranger.

— Ah ! oui, tu es ingénieur. C’est un beau métier. Est-ce que c’est vrai qu’on a fait une nouvelle invention pour onduler les cheveux en cinq minutes ? Une machine, une mécanique… ? J’en achèterais bien une ; on perd tant de temps avec les coiffeurs !… Enfin, tu me diras ça une autre fois. Mais il faut que je te raconte ce qui m’est arrivé.

Nous marchons côte à côte dans l’allée et Marguerite me fait le récit de ses aventures. Comme elle avait été renvoyée sans certificat par Mme  Montareuil, à la suite de ce vol dont on n’a jamais pu découvrir les auteurs, elle n’a pu arriver à trouver une nouvelle place. Elle a eu beaucoup de mal, la pauvre Margot. Elle a été obligée de poser chez les sculpteurs pour « poitrines de femmes du monde. » En fin de compte, un artiste en a fait sa maîtresse, et elle s’est trouvée, graduellement, lancée dans le monde de la galanterie. Depuis elle n’a pas eu à se plaindre ; ah ! mon Dieu, non. Elle a une chance infernale.

— Mais tu as certainement entendu parler de moi ? Tu lis les journaux, je pense ? Il ne se passe point de jour que tu ne puisses voir dans leurs Échos le nom de Marguerite de Vaucouleurs. Eh ! bien, mon cher, Marguerite de Vaucouleurs, c’est moi.

C’est elle !… Et nunc erudimini, puellæ

— Pour le moment, continue-t-elle, je suis entretenue principalement par Courbassol, le député de Malenvers. Tu connais ? C’est lui qui m’a payé ce matin cette paire de solitaires. Jolis, hein ? Tu sais, Courbassol sera ministre lundi ou mardi. On va fiche le ministère par terre après-demain ; il y a assez longtemps qu’il nous rase… Demain, Courbassol va à Malenvers, avec sa bande, pour prononcer un grand discours ; il m’en a déclamé des morceaux ; c’est épatant. Après ça, tu comprends, il sera sûr de son portefeuille. Je vais à Malenvers avec lui, naturellement… Tu ne sais pas ? Tu devrais y venir aussi. Oui, c’est ça, viens ; ils doivent repartir par le train de onze heures du soir ; je m’arrangerai pour avoir une migraine atroce qui me forcera à rester à Malenvers, et tu y demeureras, toi aussi. J’irai envahir ta chambre… Ah ! au fait, c’est à l’hôtel du Sabot d’Or que nous allons tous ; c’est le patron qui est l’agent électoral de Courbassol. Alors, c’est convenu ? Tu prendras le train demain matin à huit heures ? Bon. Excuse-moi de te quitter, mais ici je suis sous les armes ; je ne peux pas abandonner mon poste…

Margot remonte dans sa voiture qui part au grand trot prendre son rang dans la file des équipages qui descendent l’allée des Acacias ; et elle se retourne pour m’envoyer un dernier salut, très gentil, qui fait scintiller ses brillants.

Ah ! Marguerite de Vaucouleurs !… Tu prends ta revanche ; et Mme  Montareuil aurait sans doute mieux fait, dans l’intérêt de son ignoble classe, de ne point te refuser un certificat. Tes pareilles, à qui on ne reproche encore que de ruiner des imbéciles, finiront peut-être, à force de démoraliser la Société, par l’amener au bord de l’abîme ; et alors…

Elles étincelaient aussi du feu des pierres précieuses, ces perforatrices à couronnes de diamants qui tuèrent tant d’hommes lors des travaux du Saint-Gothard, mais grâce auxquelles on parvint à percer la montagne !